Texte intégral
Q - Est-ce que vous vous sentez plus européenne aujourd'hui, qu'avant votre arrivée au ministère de la jeunesse et des sports ?
Marie-George Buffet. - Oui, parce qu'à travers les dossiers que j'ai à traiter, la dimension européenne des problèmes est incontournable. Et, surtout, c'est là que l'on mesure à quel point une autre Europe est nécessaire. Prenons le sport. Officiellement, ce domaine ne relevait pas de compétence européenne. En réalité, il n'était traité que sous l'angle commercial. Une marchandise, et rien d'autre. Cette approche s'est révélée désastreuse. Des signaux d'alarme ont été tirés. Et la semaine dernière, à Paderborn, tous les ministres des sports des quinze Etats membres ont reconnu la nécessité de prendre en compte la spécificité du sport. C'est une formidable avancée. Cette Europe-là, j'en redemande !
Q - Vous êtes confrontée à des dossiers concrets, comme le dopage. Quand on parle de « la construction d'une autre Europe ». comment s'y prend on ?
Marie-George Buffet. - Pas seulement sur le dopage. Je veux vous dire que l'argent investi dans l'achat de sportifs de douze à quinze ans est aussi une très grave préoccupation. Même chose sur les rapports entre le sport et la télévision. Sur ces sujets, j'ai très vite acquis la conviction qu'une action française était nécessaire mais qu'il lui fallait un prolongement européen. J'ai noué des contacts. J'ai appris beaucoup de mes collègues italiens; portugais, britanniques, espagnols. Le dialogue s'est élargi et enrichi. Chacun y a participé avec sa sensibilité; Bien sûr, le fait que la très grande majorité des ministres des sports de l'Europe soient actuellement issus de majorité de gauche a été un atout. Mais pas une gauche mono-colore. Nous nous sommes retrouvés sur des valeurs et une éthique. J'ajoute que l'Europe peut être aussi un lieu de construction politique. C'est vrai qu'avec ma collègue italienne, Giovanna Melandri, nous nous sommes retrouvées sur beaucoup de points. Cela nous a donné envie de prendre des initiatives communes et elles se sont avérées payantes.
Q - Est-ce que cette concertation permanente, cette imbrication des décisions fait qu'il n'y a plus de politiques nationales possibles ?
Marie-George Buffet. - Il faut une politique nationale ! Il faut des politiques nationales ! Reprenons l'exemple du dopage. J'étais très heureuse d'entendre six ministres annoncer soit des changements de loi, soit de nouvelles lois, parce qu'ils avaient besoin d'une législation nationale dans leurs pays respectifs. Il ne s'agit pas de créer une sorte de législation homogène de lutte contre le dopage au niveau de l'Union européenne. Les pays ont des histoires différentes, les rapports entre les Etats et les mouvements sportifs ne sont pas les mêmes partout. La démarche consiste à se mettre d'accord sur des objectifs communs, sur des coopérations communes, et ensuite à travailler dans chaque pays pour que les objectifs soient atteints. Pour tout dire, je ne pense pas qu'il faille régler les questions sportives à coups de directives le pense tout simplement qu'on a besoin d'harmoniser, de coopérer, au niveau européen.
Q - Quand on s'attaque à l'Europe, sur des dossiers aussi importants, on a l'impression qu'il s'agit de montagnes difficiles à grimper. Certains disent souvent que c'est même assez déraisonnable. Il y a quelques jours, vous avez évoqué l'idée d’« apporter un peu de déraison en politique »...
Marie-George Buffet. - Ce que je veux dire, c'est que l'Europe n'est pas si éloignée que cela. Ce qui donne cette impression d'éloignement, d'une machine énorme qui marcherait toute seule, c'est que, peut-être, on n'y fait pas suffisamment entrer les expériences de la vie quotidienne accompagnées de choix politiques. Je pense que nous sommes un certain nombre de ministres à avoir envie de discussions sur le fond. C'est un peu facile de dire qu'on ne peut pas agir : c'est une façon pour certains hommes politiques de se dédouaner: « J'aimerais bien pouvoir faire ça dans mon pays, mais, excusez-moi, la directive untel, numéro tant de l'Union européenne, nous empêche de le faire, nous oblige à... » Si aujourd'hui nous sommes une majorité de gouvernements qui nous réclamons de forces progressistes en Europe, nous devrions pouvoir changer le cours de la construction européenne.
Q - Est-ce qu'il n'y a pas un côté un peu désespérant dans ces réunions à quinze où tout le monde doit se mettre d'accord pour avancer dans une même direction ?
Marie-George Buffet. - C'est le choix de la construction européenne. A partir du moment où, personnellement, j'ai fait ce choix d'aller vers une réelle construction européenne, à tout moment il y aura débat. Oui. parfois, il y aura des blocages, des résistances. C'est normal. L'essentiel, c'est qu'il y ait réellement débat politique.
Q - A propos du pacte européen pour l'emploi, que pensez-vous des déclarations de Tony Blair et de Gerhard Schröder qui affirment que la « gauche traditionnelle » est morte ?
Marie-George Buffet. - Vous savez, on a annoncé tant de fois la mort soit de la gauche, soit du communisme... On a souvent utilisé la notion de modernisme contre l'archaïsme pour essayer de faire passer les thèses ultralibérales. Leurs partisans ont toujours essayé de faire passer pour comme archaïques les gens qui défendent des acquis ou des valeurs. Ce n'est pas nouveau. Cette démarche n'est pas très novatrice. Je pense qu'en Europe il y a une réelle sensibilité de gauche, progressiste, qui porte un certain nombre d'orientations, de valeurs, de défense des acquis sociaux. et qui place l'être humain directement au centre des préoccupations politiques. En France, en Italie ou au Portugal, en Allemagne et en Grande-Bretagne, des hommes et des femmes de progrès ne peuvent pas se retrouver dans ce discours. Je ne suis pas sûre qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne, il n'y ait pas des femmes et des hommes de gauche qui souhaitent un discours un peu plus progressiste.
Q - Dans votre esprit, cela signifie-t-il qu'il existe une spécificité française ?
Marie-George Buffet. - Il fout comprendre que les pays européens ont de multiples points de convergence. Mais leur histoire s'est construite de façon différente. Nous avons une tradition française qui remonte à très loin, qui fait que nous avons une gauche plurielle, avec différentes sensibilités. D'autres pays n'ont pas eu la même histoire et ont connu un bipartisme.
Q - On sent bien qu'entre une certaine social-démocratie et le libéralisme, ou même parfois l'ultralibéralisme, la différence est mince. Pour prendre un dossier très précis, comme la mise en Bourse des clubs, comment arrive-t-on à convaincre certains ministres, certains présidents de clubs européens, alors que l'inéluctable semble acquis ?
Marie-George Buffet. - Il y a des pays qui sont allés extrêmement loin dans la déréglementation du sport. Certains pensent maintenant, avec une grande partie du mouvement sportif, qu'ils sont allés trop loin. Ils souhaitent revenir en arrière et redonner des prérogatives aux fédérations. Le gouvernement anglais a pris la décision courageuse d'interdire l'achat de Manchester United par Rupert Murdoch. L'idée que j'ai présentée à l'UEFA, à la fin de la réunion des ministres, qui consisterait à mettre en place une commission de contrôle financier au niveau de l'UEFA, sur l'ensemble des clubs européens n’a pas été rejetée. Je rappelle qu'une telle commission existe déjà en France. Le discours qui a consisté pendant des années à dire que tout était permis a atteint ses limites. N'est-ce pas la déréglementation qui fait que Murdoch peut dire : « Je veux organiser une compétition sportive » ? Cette déréglementation a effectivement amené beaucoup d'argent dans le sport, mais elle comporte aussi des risques pour le sport. La prise de conscience gagne du terrain et je crois que ce n'est pas trop difficile de convaincre les uns et les autres, car ils partagent pour beaucoup les mêmes préoccupations.
Q - Pourtant chaque pays est confronté à des situations très différentes...
Marie-George Buffet. - Bien sûr, En France, avec la commission de contrôle de gestion des clubs, avec les conventions d'objectifs, avec les rapports entre l'Etat et le mouvement sportif, nous possédons toute une série de réglementations qui permettent que le sport soit en partie préservé. Cc n'est pas le cas dans d'autres pays, mais ça avance. Je crois que nous sommes plutôt dans une période de prise de conscience, où ceux qui étaient partisans de tout lâcher disent désormais : « Attention, on va trop loin, il y a trop de danger ! »
Q - La France, qui possède une plus grande tradition de règlements et de contrôles, peut-elle servir de point d’appui aux autres pays européens ?
Marie-George Buffet. - Il n'a pas besoin de points d'appui, mais d'initiatives communes. Sans lesquelles nous n'aurions rien pu développer en matière de lutte contre le dopage. La France a joué un rôle avec d'autres pour que l'Union européenne débatte enfin de ces questions.
Q - La liste Bouge l'Europe ! où vous figurez en dernière position, s'était fixé de grandes ambitions. Ont-elles été atteintes ?
Marie-George Buffet. - Je suis très fière d'être la dernière de cette liste. C'est une belle liste. C'est une nouvelle conception de la politique, autre chose qu'un champ réservé. C'est un espace où des acteurs, des actrices du mouvement social, du mouvement civique, des droits de l'homme, du féminisme, s'emparent de la politique pour continuer leur combat, pour défendre leurs idées, défendre des mouvements qui existent très profondément dans notre société et qui ne trouvaient pas jusqu'à présent leur place en politique. Je crois que l'initiative de Robert Hue et du parti communiste français est une réussite. D'ailleurs, les derniers débats le montrent : nous avons des candidats et des candidates qui, aujourd'hui, prennent la parole, chacun avec sa façon d'être, sa propre sensibilité, sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Cela réconcilie la politique et la vie. On voit bien que les gens sont heureux d'entendre des personnes dans la même soirée qui ne répètent pas le même discours, qui ont chacun une approche différente, mais aussi une grande cohérence, ils, elles veulent que cela bouge en France et en Europe. C'est quelque chose qui ne doit pas s'arrêter le 13 juin.
Q - Et si dimanche soir, le résultat de la liste Bouge l'Europe ! n'est pas à la hauteur de vos espérances, quelles conséquences en tirerez-vous ? ·
Marie-George Buffet. - D'abord, le score, j'en suis sûre, va montrer une progression. Je crois que nous sommes au début d'une expérience nouvelle, qui ne doit surtout pas s'arrêter. Quel que soit le pourcentage, et j'espère qu'il sera haut, il faut continuer. Je le constate : dans mes rencontres avec les jeunes, ils ont de nouveau fortement envie de s'en mêler, de s'investir. Mais pour cela il faut leur offrir une façon de faire de la politique qui ne soit pas celle qui existe dans ce pays depuis des décennies et des décennies.
Q - Avec cette démarche, avez-vous le sentiment de réinventer la pratique politique ?
Marie-George Buffet. - Il va falloir élargir cette démarche. Il faut multiplier les espaces pour que ces hommes et ces femmes, ceux qui sont sur la liste et les millions de personnes engagées dans ce pays, dans le mouvement associatif, dans le mouvement syndical, continuent à se rencontrer, à prendre la parole, à élaborer ensemble...
Q - Mais cette démarche n'est-elle pas un coup porté à la notion même de parti politique ?
Marie-George Buffet. - Non, car elle constitue un véritable enrichissement, on aura toujours besoin d'une d'organisation. On a besoin de s'organiser. La prise de parole des hommes et des femmes qui sont engagés, qui ont fait le pas de vouloir appartenir à un parti, l'ont fait, pour que leur engagement trouve sa pleine efficacité. Mais cette forme de parti peut s'enrichir, en complémentarité avec des espaces ou ces hommes et ces femmes peuvent s'exprimer. Il faut bien se le dire : ceux qui sont membres d'un parti ne sont pas les seuls à être engagés dans le pays. Il y a des millions d'hommes et de femmes qui sont sous des formes bénévoles, acteurs du monde associatif. Il faut que ces deux engagements se complètent. On a besoin des partis, et du monde associatif. On peut donc trouver des espaces où l'on fasse bouger les choses ensemble. Des initiatives ont déjà démarré dans les quartiers avec les Espaces citoyens, dans les villes, où des gens depuis un an se réunissent régulièrement, débattent, décident. Il y a des communistes, des citoyennes, des citoyens qui ont envie de s’engager. La politique, à l'origine, n'est-ce pas s'occuper de la chose publique ? Cela a été un peu volé par la notion de pouvoir, par les discours... Donnons à chacune et à chacun l'envie de se mêler de la chose publique.