Déclaration de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, sur les qualités et la politique économique de M. Pierre Mendès-France, à Grenoble le 18 octobre 1997.

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Circonstance : Colloque "Ethique et démocratie : l'exemple de Pierre Mendès-France", à Grenoble les 17 et 18 octobre 1997

Texte intégral

Pierre Mendès France a, pendant longtemps, déchaîné les passions, l’engouement et l’admiration des uns le disputant au rejet et à la haine des autres. Il semble, aujourd’hui, susciter un consensus.

Tous ceux qui l’ont admiré doivent s’en réjouir : tel est bien évidemment mon cas. Mais, parce que je regretterai que ce consensus se construise autour d’une vision si simplificatrice qu’elle en devient caricaturale et, au bout du compte, erronée, je voudrais contribuer, à ma manière et autour du thème qui es le mien – l’économie – à rendre à Pierre Mendès France sa complexité et sa diversité.

Quelle définition peut-on donner de Pierre Mendès France ?

Un esprit descriptif se contentera d’égrener ses mandats et fonctions – maire, député, ministre, président du Conseil-, de rappeler qu’il fut un résistant, de souligner qu’il fut un homme d’Etat dont l’action déterminée permet de mettre un terme au conflit indochinois.

Un esprit analogique dira que Pierre Mendès France fut un symbole : Cassandre ; une vertu ; l’honnêteté ; une image : le lait aux enfants des écoles ; une passion : convaincre ; un média : la radio ; une spécialité : l’économie ; un camp : la gauche.

Un esprit partisan le qualifiera, s’il est socialiste, de cousin germain, voire de frère ; s’il est communiste, de petit cousin, voire de faux-frère ; s’il est gaulliste, tout à la fois d’allié fidèle et d’adversaire féroce.

Un esprit paradoxal enfin, mettra en exergue l’écart, sur le plan politique, entre la fugacité de l’exercice du pouvoir de Pierre Mendès France et la longévité du mendésisme et, sur le plan économique, le fossé entre la profondeur de sa compétence et la minceur – au moins relative – de ses réalisations, y compris pendant l’exercice du pouvoir.

Aucun de ces portraits, trop rapidement brossés, n’est foncièrement faux. Pris séparément, ils retracent chacun une facette de Pierre Mendès France. Mais pris ensemble, et même s’ils étaient exhaustifs, ils ne parviendraient pas à saisir ce que fut réellement Pierre Mendès France. Et ce, je le crois, parce qu’il ne s’agit pas de reconstituer, pièce après pièce, un puzzle mais d’examiner, globalement, une œuvre.

Ainsi, s’agissant du thème qu’il me revient de traiter, deux images paraissent s’imposer d’emblée. Pierre Mendès France fut un économiste. Pierre Mendès France fut un rigoriste. Ni l’une et l’autre de ces deux images ne peut, bien évidemment, être contestée. Pierre Mendès France fut l’un et l’autre. Mais ne fut-il que cela ? Et fut-il même d’abord cela ? L’homme de rigueur fut aussi un précurseur. L’économiste fut d’abord un politique. C’est sur ces dimensions diverses, qui se complètent davantage qu’elles ne s’opposent, que je voudrais m’arrêter maintenant.

Première partie : un rigoureux précurseur

1) Un rigoureux

Tout commence ou, plutôt, tout se révèle autour d’un débat, d’un conflit même, sur la politique économique à suivre à la Libération, dans ces derniers mois de l’année 1944 et ces premières semaines de l’année 1945.

Ce conflit se nouait autour de deux hommes, de deux mots, de deux choix.

Les deux hommes ? En apparence, Pierre Mendès France, ministre de l’économie et René Pleven, ministre des finances. En réalité, Pierre Mendès France et Charles de Gaulle.

Ce conflit se nouait autour de deux hommes, de deux mots, de deux choix.

Les deux hommes ? En apparence, Pierre Mendès France, ministre de l’économie et René Pleven, ministre des finances. En réalité, Pierre Mendès France et Charles de Gaulle.

Les deux mots ? Pour Mendès : la rigueur d’un côté, la facilité de l’autre. Pour Pleven : le dogmatisme d’un côté, le réalisme de l’autre.

Les deux choix ? Pour Mendès, la nécessité, pour bien préparer la reconstruction, de restreindre la consommation, de freiner les augmentations des salaires et des prix, de bloquer les comptes bancaires et, surtout, pour ce faire de procéder à un échange des billets en circulation pour contracter la masse monétaire. Pour Pleven, la conviction que l’épreuve économique ne pouvait pas succéder à l’épreuve de la guerre.

Un compromis impossible ; un arbitrage, par de Gaulle, en faveur de Pleven ; un caractère affirmé ; tout cela aboutit, rapidement, pour Pierre Mendès France, à une démission du Gouvernement et, pour longtemps, à une image de rigueur.

Cette image, cristallisée à la Libération, ne correspond pas à une posture éphémère mais à une série de convictions profondes, durables et continues. Les faits, les chiffres, le réel doivent être connus et respectés et non, sauf à se venger cruellement, négligés ou méprisés. Dans la France de la Troisième et de la Quatrième République, cette rigueur n’est pas commune. Elle est même, pour la gauche, à l’époque, exceptionnelle.

2) Un précurseur

Pierre Mendès France, pourtant, ne fut pas seulement un homme de rigueur. Il fut, aussi, un précurseur et c’est l’alliage, l’alliance de ces deux dimensions qui font sa marque.

Précurseur, pourquoi ? Pour trois exemples, qui constituent autant de raisons.

Le premier exemple, c’est qu’il accordait le primat à l’économie sur la finance et ce dès ses premières interventions. Nous sommes en 1932, à Toulouse, au congrès du parti radical. Quelques mois auparavant, Pierre Mendès France a été élu, à vingt-cinq ans, député et le parti radical a emporté les élections. Mais, au nom de ceux que l’on a appelé les Jeunes Turcs, Pierre Mendès France dresse un réquisitoire contre la politique économique du Gouvernement Herriot. Avec ténacité, il dénonce l’obstination du gouvernement à faire de l’équilibre budgétaire l’alpha et l’oméga de sa politique économique. Avec vigueur, il affirme qu’il ne faut pas prendre des mesures financières dont le seul effet est d’affaiblir le pays économiquement. L’idée selon laquelle il ou les périodes – comme aujourd’hui – où l’équilibre est une condition du développement et d’autres – comme en 1932 – où ce peut être un obstacle au développement est alors non-conformiste.

Le deuxième exemple, c’est qu’il portait une exigence de justice, dès sa première intervention à la Chambre des députés, sur l’agriculture, en 1932 et, surtout, à l’occasion de son premier grand discours, sur la réforme de la fiscalité, en 1934. Que fustige-t-il en effet ? Une réforme dont l’objet et l’effet seront d’alléger les impôts directs et d’alourdir les impôts indirects, notamment sur la consommation, alors même que l’impôt sur le revenu occupe alors – occupe déjà ! – une place plus modeste dans notre pays que chez nos voisins. Le ministre l’interrompt, la droite le conspue ; Léon Blum le soutient, la gauche l’applaudit. Il ne représente plus une minorité du parti radical. Il devient l’un des porte-parole de toute la gauche.

Le troisième exemple, c’est qu’il développait une conscience aiguë de la dimension internationale de l’économie. Ses fonctions à Bretton Woods et au FMI, son amitié avec Keynes, son ouverture naturelle aux autres, pays anglo-saxons comme pays sous-développés, tout le portrait à intégrer une vision du monde dans sa vision de la France. Cela était, une nouvelle fois, peu commun à l’époque.

En réalité, ce qui résume peut-être le mieux Pierre Mendès France, c’est un double non-conformisme : contrairement à la droite, il défendait une vision dynamique et non statique de l’économie, mettant l’accent sur le flux et le mouvement, davantage que sur la stabilité et l’équilibre ; contrairement à une certaine gauche traditionnaliste, il ne se souciait pas seulement de la répartition mais accordait toute son attention et toute son énergie à la production des richesses.

Deuxième partie : un politique économiste

1) Un économiste politique – un politique économiste

Economiste, Pierre Mendès France l’a été totalement, de son premier discours à la Chambre des députés – je l’ai déjà évoqué – jusqu’à son dernier écrit sur la planification – que la mort ne lui a pas permis d’achever.

Comme l’écrit Jean Lacouture : « à vingt et un ans, il publie une réfutation de la prestigieuse stratégie stabilisatrice de Poincaré. A vingt-trois ans, il consacre un livre aux échanges financiers internationaux. A vingt-sept ans, il malmène la réforme fiscale de son ancien professeur, Germain-Martin. A trente et un ans, il signe, avec Boris, le premier projet de planification française. A trente-huit ans enfin, il est chargé par Charles de Gaulle de réinventer l’économie française arrachée aux occupants ».

Quel responsable politique, dans l’histoire de ce siècle, s’est consacré aussi rapidement, aussi complètement, aussi définitivement à l’économie que Pierre Mendès France ?

Personne ! Et il est une anecdote qui vaut sans doute à elle seule démonstration. Nous sommes à Genève, le 18 juin 1954. Pierre Mendès France est président du conseil. Il négocie la paix en Indochine. Le délai, qu’il s’est lui-même fixé, pour signer un accord de paix, expire deux jours plus tard. Les difficultés sont bien évidemment immenses, les contradictions terribles, la tension extrême. Or, que fait ce jour précis Pierre Mendès France ? il rédige une note à l’un de ses ministres. Une note adressée à Edgar Faure, ministre de l’économie, sur la reconversion, avec l’aide de l’Etat, des dépenses passives vers les dépenses productives. Les réalisations se limiteront à une aide à la construction, et notamment aux HLM, du fait de la prudence d’Edgar Faure. Mais la rédaction de cette note ce jour-là n’en demeure pas moins éminemment révélatrice de la présence bien ancrée d’un chromosome économique chez Pierre Mendès France.

Et pourtant, là encore, qui peut défendre l’idée que Pierre Mendès France fut seulement, et même d’abord, un économiste ?

Il ne fut pas un économiste qui faisait de la politique. Il fut un politique qui connaissait l’économie et qui, au travers de l’économie, défendait une certaine conception de la politique.

D’ailleurs, ce n’est pas non plus un hasard si, parmi les raisons qui ont amené Léon Blum à le choisir pour occuper les fonctions de sous-secrétaire d’Etat au Trésor en 1938, avec la tutelle sur la direction des douanes, figurait l’engagement de Pierre Mendès France en faveur de l’Espagne républicaine, qui vit alors imperceptiblement mais significativement la doctrine de la non-intervention se relâcher.

2) Un politique

Une politique économiste, pourquoi ? Parce que, pour lui, l’économie s’inscrit dans un système théorique, dans un système démocratique, dans un système de valeurs.

D’abord, l’économie doit s’inscrire dans un système théorique. C’est parce que tel était le cas que les libéraux ont réussi à asseoir leur domination. C’est parce qu’il constate, comme il l’écrit dans l’introduction de son livre Science économique et lucidité politique, la « supériorité de ceux qui possèdent un système réfléchi sur ceux qui se contentent du vague sentiment que des réformes sont nécessaires, sans avoir une idée nette de la construction qui doit se substituer à l’édifice abandonné », qu’il veut que sa pensée ne soit pas une idéologie figée mais possède une cohérence globale.

Ensuite, l’économie doit être en résonance avec le système politique dans lequel elle évolue et c’est là sans doute un des apports les plus originaux de Pierre Mendès France et notamment de La République moderne. Au cœur de la République moderne, on trouve l’idée de la « planification démocratique », qui doit à la fois permettre l’élaboration collective des grands choix économiques et leur contrôle démocratique, au travers d’un Gouvernement de législature qui propose au peuple un contrat.

Enfin, l’économie, ou plutôt la conception de l’économie de Pierre Mendès France met en pleine lumière davantage encore : un système de valeurs. C’est ce que l’on a appelé « la méthode Mendès », une méthode fondée sur la concertation, sur la pédagogie, sur le courage, sur l’intérêt général, une méthode pas si éloignée de la « méthode Jospin ».

Au-delà de ces raisons cependant, on ne peut manquer d’être frappé par ceci : en 1953, Pierre Mendès France échoue de fort peu, à la surprise générale, lors d’un vote d’investiture. Il en conclut qu’il doit se préoccuper moins d’économie et davantage de politique. En 1954, devenu président du conseil, il laisse, selon la formule de Bloch-Lainé, « l’économie en sous-traitance ». Ainsi, de manière paradoxale, l’essor de Pierre Mendès France trouve son origine dans sa compétence économique et la naissance du mendésisme dans la mise en retrait de l’économie et la mise en avant d’un comportement politique.

Conclusions

Plusieurs questions méritent, je crois, d’être soulevées au moment de conclure.

1) La première question est la plus éternelle : quelle est la part respective, en politique, du souhaitable et du possible ?

A trois reprises, à trois moments importants, Pierre Mendès France a plaidé pour des thèses sur lesquelles il n’a pas été suivi. Il avait indiqué la bonne voie. Les choix n’ont pas été faits.

En 1936, il défend la dévaluation immédiate, considérant qu’elle est économiquement nécessaire. Le Front populaire s’est engagé sur le slogan « ni dévaluation, ni déflation ». Pierre Mendès France est battu. La dévaluation est non pas écartée mais retardée.

En 1944, on l’a vu, il défend la rigueur contre René Pleven. Mais de Gaulle considère que les Français ne peuvent plus supporter une nouvelle rigueur. Pierre Mendès France est à nouveau battu.

En 1954, alors qu’il est président du conseil, on l’a vu également, il défend la reconversion volontaire et rapide des dépenses improductives vers les dépenses productives. L’inertie d’Edgar Faure – considérant que la France a d’autres préoccupations avec l’Indochine, la CED, la Tunisie et l’Algérie – et la chute de son Gouvernement ne lui laissent pas la possibilité de mener à bien son projet.

Dans ces trois cas, les mêmes questions se posent : a-t-il eu tort ou raison ? A-t-il eu économiquement raison et politiquement tort ? Peut-on privilégier, toujours, ses convictions ? Doit-on, savoir, parfois, opérer un repli tactique ? A ces questions éternelles de la politique, Pierre Mendès France a continûment apporté une même réponse en privilégiant ce qu’il considérait être souhaitable pour notre pays. Cette raideur a été un des signes de sa grandeur et sans doute de sa faiblesse.

2) La deuxième question est la plus actuelle : que pouvons retirer aujourd’hui de l’exemple de Pierre Mendès France ?

Sur bien des points, la mutation accélérée de l’état des techniques et de la situation géopolitique a fait perdre à sa doctrine de son acuité. Je demeure pourtant convaincu que sa méthode et son éthique conservent toute leur force et toute leur pertinence.

Qu’est-ce qui pourrait mieux l’illustrer que les quelques mots-clés qui ont irrigué et structuré tout l’itinéraire de Pierre Mendès France ?

Le premier de ces mots-clés, c’est la vérité. « Le pays peut supporter la vérité » affirmait Pierre Mendès France. Et aucun domaine – ni économique, ni financier, ni international, ni politique, ni institutionnel -, aucun moment – ni les conflits, ni les épreuves, ni les tempêtes – ne l’ont empêché de dire sa vérité. On peut dire, en paraphrasant le titre de l’un de ses propres ouvrages, que « la vérité guidait ses pas ».

Nous avons, nous aussi, aujourd’hui, un devoir de vérité. La vérité, c’est d’accepter le débat, au Gouvernement, au Parlement, avec les partenaires sociaux, avec le pays. C’est discuter clairement des orientations. C’est justifier ses choix, pas en assénant une vérité révélée mais en expliquant les enjeux, les contraintes, les alternatives et les perspectives. C’est respecter les Français en les considérant comme des citoyens. Le pays peut supporter la vérité.

Le deuxième de ces mots-clés, c’est la démocratie. Pierre Mendès France, tout au long de sa vie là encore, a combattu pour la démocratie. Pour la stabilité sous la Quatrième République. Contre le pouvoir personnel sous la Cinquième République. Pour la réforme des institutions toujours.

Nous avons, nous aussi, aujourd’hui, une exigence de démocratie à satisfaire. Nous devons redonner confiance en la chose publique. Montrer que le pouvoir peut être ni vain ni sale. Prouver que la démocratie peut se revivifier, que le Parlement peut redevenir un lieu de confrontation et d’élaboration collectives, que l’indépendance de la justice peut être strictement garantie, que le cumul des mandats peut être drastiquement limité. La démocratie est quelque chose qui vit toujours et qui doit revivre.

Le troisième de ces mots-clés, c’est la jeunesse. La jeunesse dont Pierre Mendès France fit toute sa vie une priorité et, en novembre 1954, à Lille, le thème de l’un de ses plus mémorables discours, affirmant notamment : « Un régime n’existe, un régime ne mérite d’exister et de durer, que s’il est capable de construire l’avenir, que s’il sait s’orienter dans le sens du progrès, que s’il répond aux besoins des générations qui montent. La question des rapports entre la jeunesse et l’Etat n’est pas, pour l’homme qui a une responsabilité politique, une question parmi d’autres – j’oserai dire que c’est la question, presque la seule, en tout cas, la plus grave, la plus décisive, car elle comprend toutes les autres. »

Nous devons, nous aussi, aujourd’hui, accorder une priorité absolue à la jeunesse. C'est-à-dire accorder la priorité à l’éducation et à la recherche, à la culture et au logement. C'est-à-dire lancer les emplois pour les jeunes dans le secteur public et associatif. C'est-à-dire réduire les déficits et donc la charge qui pèsera sur les générations futures. C'est-à-dire permettre l’inscription automatique des jeunes sur les listes électorale. Vous vous souvenez sans doute du mot d’ordre du parti socialiste pendant la récente campagne électorale : « changeons d’avenir ». C’est pour la jeunesse que nous devons le faire entrer dans les faits.

Devoir de vérité, exigence de démocratie, priorité à la jeunesse, ce sont trois idées qui témoignent de l’actualité éclatante de l’œuvre de Pierre Mendès France.

Ce sont ces mêmes idées que nous devons aujourd’hui défendre.

Telle est sans doute la meilleure façon de lui demeurer fidèle.