Interview de MM. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale et de Georges Lavaudant, directeur du théâtre national de l'Odéon, dans "Le Nouvel Observateur" du 16 octobre 1997, sur la pièce "Histoires de France" mettant en scène les grandes figures de la seconde moitié du vingtième siécle.

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Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Le Nouvel Observateur : Que faisiez-vous, l’un et l’autre, en Mai-68 ?

Laurent Fabius : J’étais en deuxième année à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et je commençais Sciences-Po. C’était aussi mes débuts en politique, ma première grande manifestation et mon baptême du feu sur les barricades ! À Sciences-Po, j’avais pris la tête d’une liste qui à l’origine se voulait de gauche, mais qui s’est trouvée être plutôt centriste : je courais donc les couloirs en demandant qu’on ne vote pas pour la liste que je conduisais ! Je me souviens avoir été le témoin, au Théâtre de l’Odéon, d’un dialogue extraordinaire entre un commerçant et le frère de M. Giscard d’Estaing, qui, de loge en loge, s’interpellaient sur la conception que chacun d’entre eux avait du monde. 1968 a été finalement un des plus grands moments de liberté, d’épanouissement, de fraternité que j’aie connus dans ma vie.

Georges Lavaudant : En Mai-68, j’étais au lycée de Grenoble. J’étais terriblement en retard : je passais mon bac ! J’ai participé aux manifestations, mais je n’appartenais à aucune organisation, ni de gauche ni d’extrême gauche. J’étais un peu dans la position de Fabrice à Waterloo, à la fois amusé et curieux de la chose qui se passait. Ce n’est que dans les deux ou trois années qui ont suivi que je me suis engagé.

Le Nouvel Observateur : Est-ce que cette lecture insolente, ironique et critique de Georges Lavaudant et Michel Deutsch font de notre demi-siècle n’est pas radicalement opposée à la vôtre, Laurent Fabius ?

Laurent Fabius : Le texte de la pièce est décapant, mais il a provoqué en moi une série d’émotions fortes. Après l’avoir lu, je me suis dit que, finalement, la politique telle que je la pensais à l’époque ne ressemble pas à la politique telle qu’on est amené à la faire aujourd’hui. Il y a trente ans, la politique, pour moi, c’étaient des grands mouvements, de grandes idées, de grandes aventures, des grands hommes, des grands idéaux… Aujourd’hui, la politique est plus décevante, moins ambitieuse, dans un pays qui lui-même est devenu plus petit.

Georges Lavaudant : Au départ, même si on a lu et relu les livres de Braudel et les « Lieux de mémoire » de Nora, notre projet n’était pas de proposer le point de vue objectif de l’historien, mais celui, partial, du rêveur, du poète, de l’écrivain. On voulait en outre pouvoir croiser la grande histoire et la petite histoire, celle des « Je me souviens » de Perec, toutes les petites choses de la vie qui, longtemps après, paraissent diablement plus importantes que les grands événements.

Le Nouvel Observateur : Pour ce qui est de la grande histoire, deux figures tutélaires dominent le demi-siècle et la pièce : de Gaulle et Mitterrand. Comment les jugez-vous ?

Georges Lavaudant : Avant de répondre, je tiens à préciser que nous n’attribuons jamais aux personnages historiques leurs vraies paroles. On s’est plutôt amusé à pervertir les textes. Ainsi, on met dans la bouche de Staline le discours le plus radicalement gauchiste et le plus heideggérien qui soit. « Vous avez oublié ce qu’est l’essence de l’humanité ? », [illisible]dit par Staline, dont on sait le souci qu’il avait de l’humanité ! J’aime l’idée que les grands personnages historiques ne soient pas analysés en fonction de leurs propres paroles historiques…

Laurent Fabius : À travers la rencontre que vous imaginez entre de Gaulle et Mitterrand, on voit bien, en effet, que ces deux hommes qui se sont tant combattus avaient finalement beaucoup pour s’entendre. Mitterrand, qui ne possédait évidemment pas la légitimité historique de De Gaulle, a recherché une légitimité aussi forte et il l’a trouvée sur le plan politique.

Georges Lavaudant : Je rappelle que nous parlons ici du texte de la pièce et non de la pièce montée, si j’ose dire. Ainsi, Mitterrand est représenté par un mannequin qui s’exprime avec une voix de femme. Il s’agit, en somme, d’un Mitterrand-momie, un Mitterrand de 150 ans qui est accompagné par une vieille dame en deuil : il est dans un espace d’une solitude absolue, et ça devrait être absolument bouleversant. Le tableau le montre à la fois en prince machiavélique, mais en même temps il est accompagné à la manière du Christ porté par une pietà. En fait, dans le spectacle, on fait le travail à l’inverse des Guignols. Au lieu d’abaisser la pensée des hommes politiques, on la rehausse, on glorifie même leur cynisme.

Le Nouvel Observateur : « Après 68, toutes les pièces sont devenues fades, insipides, ennuyeuses, dénuées de grandeur et de tragique. On est passé brutalement de Corneille à Sacha Guitry. » Que pensez-vous, Laurent Fabius, de cette formule que Lavaudant et Deustch prêtent à de Gaulle ?

Laurent Fabius : Je vais peut-être vous surprendre, mais ni cette phrase ni la pièce en général ne me choquent. On est tellement habitués à l’injure, à l’insulte, que soudain le ton critique de la pièce paraît juste. En l’occurrence, je pourrais même être plus sévère et dire que la vie politique est devenue souvent du Sacha Guitry moins le talent.

Georges Lavaudant : Je m’en suis pris violemment à François Mitterrand le jour où, pour la télévision, un journaliste (Yves Mourousi) s’est assis sur le bureau du président. Il faut que la politique se fasse à nouveau respecter et je suis prêt à l’y aider…

Laurent Fabius : Les hommes et les femmes politiques ne peuvent pas être respectées s’ils ne sont pas respectables. Je m’inquiète notamment de cette propension qu’ont les politiques à exhiber leur vie privée alors qu’ils ne doivent travailler qu’à être jugés sur leur fonction, qui est une très belle fonction.

Le Nouvel Observateur : Dans la pièce, on est frappé par la présence d’un grand absent, Guy Debord [lire l’article de Philippe Sollers, en page 134]. Pourquoi avez-vous, Georges Lavaudant, ce souci de vous référer à lui ?

Georges Lavaudant : La pensée radicale de Debord fait de cet écrivain, qui ne s’est jamais prêté au jeu de la représentation, l’antifigure primordiale de ce siècle. Il en est le soleil noir. Ses livres ont traversé toute la pensée de ce demi-siècle. Genet s’est servi du scandale comme d’une arme et Cioran a été, dans ses rapports avec les médias, un homme suprêmement habile. Au contraire, Debord n’a jamais transigé.

Laurent Fabius : Je ne partage pas l’admiration de Lavaudant. Oh, la posture est belle, sans aucun doute, mais c’est trop facile de se mettre à l’écart, d’être hors de son siècle. Je ne pense pas qu’on puisse résister en rompant avec le genre humain, sans regarder la télévision, sans y apparaître. Il s’agit, pour chacun d’entre nous, de faire bouger les choses dans le domaine qui est le sien, avec les outils du siècle qui, j’en conviens, sont parfois compromettants, parfois simplificateurs, mais enfin, ce sont des outils indispensables. On ne peut pas échapper totalement à la société du spectacle.

Georges Lavaudant : Je ne suis pas d’accord. Je pense qu’on peut très bien être dans le siècle sans du tout apparaître à la télévision, sans accorder d’interviews dans les journaux et en écrivant dans la langue parfaite du XVIIIe siècle. C’est justement la leçon que Debord nous a donnée. Je crois que l’art doit toujours être une force de contradiction à l’intérieur de la société politique.

Le Nouvel Observateur : Est-ce que Laurent Fabius aurait pu être représenté dans cette pièce ?

Georges Lavaudant : Non, pas plus que beaucoup d’autres, d’ailleurs. Puisque vous me posez la question, il y a une figure qui manque et autour de laquelle, pendant longtemps, on a tourné, c’est Pierre Mendès France. On ne l’a pas mis dans la pièce alors que l’on se sent moralement proche de lui. À l’inverse, on a mis de Gaulle, alors que je n’ai jamais été gaulliste, contrairement à beaucoup d’intellectuels comme Glucksmann qui découvrent aujourd’hui les vertus du gaullisme. Je l’ai toujours combattu et toujours considéré comme un vieillard cacochyme. Et puis, chacun sait que le cynisme, la méchanceté de Richard III sont beaucoup plus intéressants à mettre en scène qu’un personnage aimable et gentillet.

Le Nouvel Observateur : Votre pièce est très française. N’y figurent ni la mort du Che, ni la révolte des Palestiniens, ni d’autres événements mondiaux qui ont marqué les consciences.

Georges Lavaudant : C’est vrai. D’ordinaire mes spectacles parlent du monde. « Les Cannibales », de Berlin, New York, « Terra incognita », du Mexique. Nous avons décidé, avec Michel Deutsch, de nous mettre des œillères, de nous fixer sur la France. Évidemment, il y a mille autres événements, telles la chute du Mur ou la place Tiananmen, peut-être beaucoup plus importants, et qui ne figurent pas ici, sinon sous forme de très légers échos.

Laurent Fabius : Ce parti pris ne m’a pas gêné, même si, dans ma vie personnelle, des événements mondiaux, tels que la lutte contre l’apartheid, m’ont beaucoup marqué. Simplement je trouve frappante cette difficulté qu’a la France à assumer son passé, ses ruptures, ses moments sombres. Ce n’est pas le propos de la pièce de Lavaudant et Deutsch, mais sans faire de raccourcis simplistes, cela explique peut-être certaines résurgences extrémistes sur le plan politique et la confusion actuelle entre l’histoire, le droit, la responsabilité individuelle.

Georges Lavaudant : Le projet du spectacle, je le répète, n’est pas d’être exhaustif. De plus il y a une différence entre ce qu’on lit et ce qu’on va voir sur le plateau. La ratonnade du 17 octobre 1961, que tout le monde ignore, ou du moins que quasiment personne ne commémore, est un événement central du spectacle. Ici plus de dérision, d’humour, mais du pur tragique ! Ce 17 octobre est vraiment un trou noir. Il est très dur de trouver des images de cet événement, puisque tous les documents ont disparu. Nous en avons fait un point d’orgue de notre spectacle. L’histoire des liens de la France avec l’Algérie commence à Sétif, avec les bombardements de 1945, elle est faite de tensions terribles, d’éloignement, de ruses. Elle continue encore aujourd’hui.

Le Nouvel Observateur : Pensez-vous, Georges Lavaudant, qu’on puisse être un grand créateur sans avoir une conscience politique ? Et vous, Laurent Fabius, un politique sans avoir une vraie conscience culturelle ?

Georges Lavaudant : Oui, je pense qu’on peut être un grand artiste sans avoir de conscience politique. Je pense même qu’il faut parfois être dans l’oubli de la conscience politique pour être un grand artiste. La vertu de l’art est de se faufiler partout, de n’être redevable de rien. Si vous posez des cadres à l’art, même si ce sont des cadres civiques et moraux, alors l’art n’est plus libre. J’ai un peu maltraité Sartre dans la pièce, et Michel Deutsch me l’a reproché. Pourtant, je persiste à penser qu’il fut une grande conscience politique, mais un très petit écrivain de théâtre.

Laurent Fabius : Pour ma part, je n’imagine pas un instant un immense artiste qui n’aurait aucune idée sur le monde, aucune conscience politique. Et pour répondre à votre question, je dirai que je ne crois pas qu’il puisse y avoir de grandes actions politiques qui ne soient portées par une ambitieuse vision culturelle, comme l’avaient de Gaulle, Mitterrand ou Mendès France.

Georges Lavaudant : Nous, les hommes de théâtre, nous avons la nostalgie d’un Malraux, qui a réussi à articuler les maisons de la culture, à gérer en somme l’aménagement du territoire tout en défendant les « Paravents » de Jean Genet. Pour l’instant, je vois l’aménagement du territoire, je ne vois pas la défense des « Paravents ». Je vois bien comment on panse les plaies sociales et on combat le lepénisme sur le terrain en ouvrant des centres culturels, mais je ne vois pas où il y aurait une vraie défense et illustration de l’art comme étant l’élément constitutif et contestataire de la démocratie. J’entends un discours sur la culture, je n’entends pas de discours sur l’art.