Texte intégral
J.-P. Elkabbach : Ces derniers temps, vous étiez plutôt discret. Répondant à une invitation du chancelier Kohl, vous visitiez la partie orientale de l’Allemagne réunifiée. Vous voyiez la France de loin. La France s’agite aujourd’hui autour de deux lois sur les 35 heures pour l’an 2000. Perspective souple et négociée, soutenue par l’État. La décision de L. Jospin est-elle comprise par l’ancien Premier ministre Balladur ?
E. Balladur : Je voudrais dire tout d’abord que ce qui me frappe, c’est qu’après une période de quelques mois durant laquelle chacun, à l’envie, a fait l’éloge du réalisme des socialistes qui s’adaptaient à la société moderne, on constate le retour en force de la politique et de la conviction socialiste, ce qui n’est pas pour me surprendre : c’est parfaitement normal. Les socialistes sont restés socialistes. Quelques exemples : on prend des décisions autoritaires, 35 heures, au lieu de négocier.
J.-P. Elkabbach : Il y a eu une négociation, une discussion, une préparation…
E. Balladur : Oui, oui, on va parler de la négociation. On augmente les impôts ; on développe l’emploi public, 350 000 payés par l’État ; enfin, on fait une nouvelle loi sur l’immigration dont le moins qu’on puisse dire – c’est le moins – est qu’elle n’était pas nécessaire.
J.-P. Elkabbach : Vous dites que c’est le retour de la politique…
E. Balladur : … de la politique socialiste.
J.-P. Elkabbach : C’est aussi le retour de deux idéologies qui vont s’affronter : la droite et la gauche reviennent.
E. Balladur : Oui, et pour ma part, je m’en réjouis. Comme vous le savez, je suis quelqu’un de tolérant ; mais, à l’inverse, j’aime bien que chacun dise clairement ce qu’il est, ce qu’il veut et où il va. C’est le cas. Je déplore simplement la direction qu’ont prise le Gouvernement et la majorité socialiste.
J.-P. Elkabbach : En quoi la loi sur les 35 heures vous paraît-elle dangereuse, si elle l’est ?
E. Balladur : En tout cas, pour moi, elle l’est. D’abord, c’est une décision politique, elle n’est ni économique, ni sociale – j’y reviendrai. On nous a dit il y a quelque temps qu’il était antiéconomique de réduire à 35 heures et voilà qu’on le fait pour des raisons, pour le coup, d’idéologie et, j’allais dire, de clientélisme électoral. Premier point. Deuxième point : la méthode a été mauvaise. On ne réunit pas un certain nombre de gens un matin, soi-disant pour négocier, pour leur annoncer le soir qu’on a décidé. C’est une mauvaise méthode. Il valait bien mieux soit ne pas réunir cette vaste convention sur le travail et l’emploi, ce colloque, cette table ronde, ou alors, il valait mieux organiser de vraies discussions et de vraies négociations. La méthode utilisée risque de mettre à mal le dialogue social dans notre pays. Troisième point, le plus important : je ne suis pas de ceux qui disent, bien que ce soit très important : « cela va mettre l’économie à mal ». Oui, ça va mettre l’économie à mal mais, surtout, ça va aggraver le chômage. Or, quel est le problème de la France d’aujourd’hui ? Le problème de la France d’aujourd’hui, c’est de réduire le chômage. Or cette loi sur les 35 heures, telle qu’elle est, va l’aggraver et va détériorer l’emploi. C’est la critique principale que je fais.
J.-P. Elkabbach : Quand la droite reviendra au pouvoir, est-ce que vous supprimerez cette loi ?
E. Balladur : Le problème ne se pose pas comme ça. Je constate une chose : quand on dit « on a tout expérimenté depuis 20 ans, et personne n’a réussi à faire reculer le chômage », non, je suis désolé : on a fait deux expériences libérales dans notre pays…
J.-P. Elkabbach : Des expériences Balladur !
E. Balladur : Non, en 1986 et en 1993, et les deux fois, le chômage a reculé, a commencé à reculer. Alors, ne disons pas « on a tout essayé ». Actuellement, on alourdit les charges sociales pesant sur le travail à temps partiel ; actuellement, on alourdit les charges pesant sur le travail peu qualifié en remettant en cause ce que nous avons fait. Tout cela conduira à rendre très difficile l’emploi des travailleurs peu qualifiés dans notre pays et à aggraver le chômage.
J.-P. Elkabbach : On en verra le résultat quand ? Un an, deux ans, trois ans ?
E. Balladur : Je ne sais pas, Je crains qu’on ne le voie plus vite qu’on ne le croit.
J.-P. Elkabbach : Le CNPF est en crise et parle de guerre, de rupture du dialogue social, de dissidence. Faut-il tout faire pour empêcher les 35 heures ? Comprenez-vous que le patronat utilise, pour succéder à M. Gandois, la formule du « tueur », comme s’il cherchait un tueur pour présider le CNPF ?
E. Balladur : Je ne sais qui le patronat cherche. Si je peux me risquer à une prévision –je ne connais aucun tueur au sein du patronat : je serais très surpris que ce soit un tueur qui succède à M. Gandois. Ce que je souhaite, c’est que la politique de dialogue social, qui est essentielle dans notre pays, pour le pays et pour l’emploi, puisse reprendre dans des conditions convenables. Pour le reste, je n’ai pas à me prononcer sur la succession du président du CNPF.
J.-P. Elkabbach : L’immigration : J.P. Chevènement a reproché, cohabitation oblige, au Président de la République, de se conduire en chef de parti puisqu’il a émis des réserves sur le projet de loi. Est-ce que J. Chirac va trop loin ? Est-ce qu’il cherche à ferrailler et que ce n’est pas son rôle ?
E. Balladur : Nous sommes un pays de liberté. Tout le monde a le droit à la parole dans notre pays. Il serait surprenant que le seul qui n’y ait pas droit, ce soit le chef de l’État. J. Chirac a le droit de dire ce qu’il pense.
J.-P. Elkabbach : Et vous pensez qu’il doit, dans une phase de cohabitation – vous avez été Premier ministre sous F. Mitterrand – s’exprimer ou qu’il doit le faire peu ?
E. Balladur : S’il le juge bon, il doit s’exprimer sur tous les sujets importants. L’affaire de l’immigration est un sujet important. Je déplore cette loi, pour ce qui me concerne. Par parenthèse, je ne crois pas du tout, comme je viens de l’entendre, que l’on remette en vigueur le droit du sol que nous avions supprimé. En 1993, j’avais veillé à ce que le droit du sol ne soit pas supprimé mais qu’en revanche, il y ait une déclaration de volonté de la part des jeunes qui sont nés en France. Je regrette l’assouplissement du droit d’asile qui risque de constituer un appel d’air vers notre pays. Dans ces conditions, je trouve cette loi, dans la meilleure des hypothèses, inutile et dans la plus vraisemblable, tout à fait regrettable.
J.-P. Elkabbach : Mais au passage, le Gouvernement ne régularise pas tous les sans-papiers ; il ne va pas garder en France tous les irréguliers.
E. Balladur : Nous verrons bien.
J.-P. Elkabbach : Les lois Debré-Pasqua seront modifiées mais elles ne sont pas abrogées.
E. Balladur : Tout cela, ce sont des mots, n’est-ce pas. Abrogées ou modifiées, ce sont des mots.
J.-P. Elkabbach : On ne peut trouver un compromis ?
E. Balladur : Il n’y avait qu’à laisser les lois actuelles en vigueur, sans les changer. Tout simplement. Et, je crois qu’il faudrait perdre l’habitude que chaque nouvelle majorité ou nouveau gouvernement qui arrive au pouvoir se croie obligé de faire une loi en la matière.
J.-P. Elkabbach : P. Séguin vous a demandé de prendre, en mars, pour les régionales prochaines dans la capitale, la tête de la bataille de Paris. Alors, à quand votre réponse ?
E. Balladur : Je pense dans le courant de la semaine prochaine.
J.-P. Elkabbach : Mais vous hésitez ? C’est si grave que cela ?
E. Balladur : Je réfléchis. C’est une affaire difficile et c’est une affaire importante. Ce sera un combat très difficile.
J.-P. Elkabbach : Avec un risque de défaite ?
E. Balladur : Bien entendu. Ce sera un combat très difficile et en même temps, c’est parce que c’est difficile que c’est stimulant et motivant. Il faut absolument qu’à l’occasion des élections régionales, l’opposition commence à redresser la tête, qu’elle soit capable de bâtir un projet régional pour commencer, correspondant à chacune des régions de France et qu’elle soit capable de s’unir pour les défendre et en même temps de se rassembler dans la tolérance. Voilà quel est l’enjeu. Dans ces conditions, je pense que si nous voulons gagner les élections régionales, notamment en Île-de-France, nous n’avons pas de temps à perdre pour nous mettre en ordre, si je puis dire.
J.-P. Elkabbach : Et vous avez des conditions pour y aller ?
E. Balladur : Je n’aime pas le mot de condition. Il ne s’agit pas de conditions mais il est bien évident qu’il faudra que les habitants de l’Île-de-France aient le sentiment qu’ils ont face à eux des hommes et des femmes, décidés à changer les choses et à prendre une direction nouvelle en matière de rassemblement, de rajeunissement, de féminisation, de tolérance et d’élargissement.
J.-P. Elkabbach : Pour vous, ce sera une vraie bataille politique ?
E. Balladur : Bien entendu. Cela ne pourra pas être autrement. Ce sera la première d’ailleurs, après les élections législatives et, je le répète, elle devra marquer le réveil de l’opposition.