Texte intégral
Le Monde : Dans son entretien au Monde, Lionel Jospin définit sa méthode de gouvernement en indiquant qu’il entend se fixer des objectifs « clairs » et mettre en œuvre des moyens « souples ». Êtes-vous sensible à ce pragmatisme ?
Nicolas Sarkozy : J’observe effectivement qu’il est de bon ton de louer M. Jospin pour son pragmatisme, mais, si on se donne la peine d’examiner ses premières décisions, chacun s’aperçoit qu’au-delà des discours il s’agit bien d’un socialisme particulièrement dogmatique ! Dogmatique est le choix qui consiste à créer trois cent cinquante mille emplois pour les jeunes dans le secteur public. Le coût pour les finances publiques sera de 35 milliards de francs par an pendant trente ans, et non pendant cinq ans. Cela induira une hausse des prélèvements et donc une diminution des emplois dans le secteur privé. A croire que les leçons du passé ne servent à rien !
La suppression partielle de la réduction d’impôt pour les emplois familiaux – développée par le gouvernement d’Edouard Balladur -, que l’on nous annonce pour 1998, est du même ordre : c’est une mesure qui découle d’un parti pris idéologique. Ses seuls effets seront de contribuer au développement du travail au noir, de fragiliser les recettes de la sécurité sociale et de placer en situation difficile de nombreuses familles. Cette menace se profile alors que le gouvernement s’apprête, par ailleurs, à instituer le contrat d’union civique. Je ne me prononce pas sur l’opportunité de cette mesure, mais je relève que le gouvernement souhaite retirer un avantage fiscal aux familles au moment même où il songe à en accorder un autre aux couples homosexuels. C’est une curieuse conception de la nécessaire priorité à donner aux familles.
Le Monde : Pourtant, dans le cas des entreprises publiques, vous ne pouvez pas nier que le pragmatisme commande. Il n’y a pas si longtemps, les socialistes étaient opposés aux ouvertures de capital…
Nicolas Sarkozy : Par la volonté de Lionel Jospin, Air France sera, en Europe, l’une des dernières grandes compagnies nationales à ne pas être privatisées, ce qui l’empêchera de contracter des alliances internationales indispensables et de s’appuyer sur des actionnaires privés qui lui donneraient les moyens de son développement. Et pourquoi les socialistes font-ils ce choix ? Pour ne pas contrarier le parti communiste. Les états d’âme des amis de Robert Hue nous coûtent cher ! Dans le cas de France Télécom, c’est la même logique.
Le Monde : À ceci près qu’une ouverture du capital va intervenir, selon un schéma très proche de celui que le gouvernement précédera avait imaginé…
Nicolas Sarkozy : Pas du tout ! Le schéma du gouvernement précédent, élaboré sous l’autorité du Président de la République, était transparent, et nul n’était dupe : il s’agissait d’avancer par étapes vers la privatisation. La démarche du gouvernement actuel est tout autre : s’il ouvre le capital, c’est seulement pour desserrer la contrainte budgétaire et récupérer les 30 à 40 milliards de francs dont il a besoin.
Le Monde : La politique budgétaire trouve-t-elle, au moins, grâce à vos yeux ?
Nicolas Sarkozy : Je me prononcerai quand le détail du projet de loi de finances pour 1998 sera rendu public. Pour l’heure, je constate que, jour après jour, le gouvernement annonce des dépenses nouvelles – et pérennes, le plus souvent -, et qu’il n’a levé le voile sur aucune mesure sensible d’économie. C’est, pour le moins, de mauvais augure.
Le Monde : Il reste que le climat actuel, plutôt favorable à la nouvelle équipe gouvernementale, laisse peu de place à la critique de l’opposition. N’est-ce pas frustrant ?
Nicolas Sarkozy : L’amertume n’est pas de saison. Il y a place, en revanche, pour la réflexion. Lors des dernières élections, c’est moins les socialistes qui l’ont emporté que nous qui avons perdu. Ce ne sont pas nos idées qui ont été battues, mais plutôt la façon dont nous avons donné l’impression de ne pas assez les défendre qui a été sanctionnée. J’en tire donc la conclusion que la rénovation de nos structures et la refondation de notre projet sont une absolue nécessitée. Lorsque la droite gaulliste, libérale et républicaine, pour une raison ou pour une autre, ne s’assume pas en tant que telle, il ne faut pas s’étonner que l’extrême-droite en profite si ouvertement.
Le Monde : Autour de quelles idées la droite doit-elle refonder ?
Nicolas Sarkozy : La première, c’est l’idée que nous nous faisons du travail. Est-ce que le travail émancipe l’homme ou est-ce qu’il l’aliène ? C’est là un clivage très fort entre la gauche et la droite. Il y en a d’autres : la liberté. Je ne pousse pas le libéralisme jusqu’à refuser toute contrainte, mais j’affirme que c’est la liberté qui doit être la règle. Les socialistes, au contraire, préfèrent tout réglementer, comme en témoigne leur projet de rétablir l’autorisation administrative de licenciement. Cela signifie que tout chef d’entreprise qui licencie est soupçonné de le faire pour de mauvaises raisons. C’est la liberté, alors, qui devient l’exception. Ne nous étonnons pas dans ces conditions de voir ceux qui créent des richesses se désespérer de ne pouvoir le faire en France.
Autre valeur, l’équité. Je revendique le mot « solidarité » dans mon discours, mais se devoir de protection, que nous devons aux accidentés de la vie et aux plus démunis, ne doit pas se faire aux dépens de ceux qui peuvent créer davantage de croissance et d’emplois.
Le Monde : Le RPR et l’UDF ont choisi de se réorganiser chacun de leur côté plutôt que d’envisager une véritable recomposition autour de clivages tels que le libéralisme ou la construction européenne. Est-ce la bonne méthode ?
Nicolas Sarkozy : Je reste persuadé que les problèmes de structures ne sont ni les plus urgents ni les plus importants. La fusion précipitée de nos formations autour d’un discours inaudible, où toute aspérité serait gommée pour ne gêner personne, porterait le Front national à des niveaux inégalés.
Je ne suis pas, pour autant, favorable au statu quo. La France souffre de ne pas avoir la grande formation politique de droite, moderne, qui existe dans tous les pays du monde. Avec le président de notre mouvement, Philippe Séguin, prenons le temps de la refondation de notre projet. Je suis persuadé qu’alors un plus vaste rassemblement sera possible. De notre capacité à respecter nos différences et à jouer de nos complémentarités dépendra la durée de notre passage dans l’opposition. Le pari est certes difficile, mais il mérite d’être tenté pour ne pas laisser la France subir cinq année de socialisme de plus.