Texte intégral
Bulletin d’information du 10 octobre 1984 (192/84)
I. – Audition de M. Claude Cheysson par le comité spécial contre l’apartheid
(New York, le 9 octobre 1984)
J’ai conscience de l’honneur exceptionnel qui m’est fait aujourd’hui, en tant que ministre des relations extérieures de la France. C’est en effet, à ma connaissance, la première fois que votre comité invite à sa tribune le chef de la diplomatie d’un pays qui n’en est pas membre (vous connaissez les raisons qui ont amené mon pays à ne pas solliciter ce privilège, elles sont d’ordre purement juridique, en raison de la rédaction de certains passages de votre charte). Je vous en remercie, Monsieur le président, Messieurs les membres du comité, et vous tous qui assistez aujourd’hui à cette séance. Je suis revenu de Paris pour cette séance, si importante à mes yeux et aux yeux des dirigeants français. Je vous remercie donc et vous apporte le salut et le soutien de mon peuple, dans votre rôle que nous estimons remarquable, irremplaçable, puisque au sein des Nations unies – l’organisation internationale chargée de promouvoir et d’assurer la paix entre les peuples du monde –, vous avez l’éminente mission d’étudier, d’informer, de rapporter, de proposer, de dénoncer, pour tout ce qui touche à la politique d’apartheid menée dans un pays membre de l’organisation, et en conséquence de conforter, d’assister ceux qui sont les victimes, les opprimés de l’Afrique australe.
Monsieur le président, nous vous rendons hommage personnellement, ainsi qu’à ceux qui vous entourent et à ceux qui vous ont précédé – parmi lesquels je compte aussi bien des amis –, pour le service éminent que vous rendez ainsi à notre organisation et par conséquent à l’humanité.
Avant de vous présenter quelques réflexions personnelles, je parlerai au nom de mon pays. Dans le domaine qui est le vôtre, je le ferai avec une certaine fierté. Car la France a joué et entend jouer un rôle historique dans la lutte contre le racisme. Nous sommes les héritiers d’une longue tradition. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dès 1789, affirmait dans son article premier que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». La Révolution française rejetait ainsi toute tentative de justification à toute discrimination, qu’elle fût fondée sur la race, le sexe, la religion, ou sur toute autre cause.
Vous savez quel écho a eu, à travers le monde, cet appel de notre révolution renouvelé de celui que, 12 ans plutôt, avait lancé la révolution américaine à Philadelphie.
Aussi, mon pays dénonce-t-il catégoriquement, sans ambages et sans réserve, le racisme institutionnalisé et les pratiques qui en découlent. À notre connaissance, la seule forme de racisme légal existant encore dans le monde se trouve en Afrique du Sud : c’est le régime de l’apartheid. Nous le condamnons.
Qu’on ne vienne pas, alors, me dire qu’ainsi la civilisation est sauvegardée, que le sort matériel des populations est amélioré. C’est exactement ce qu’affirmait déjà un texte qui, allant jusqu’à l’extrême de la démonstration, présentait ainsi cette thèse. Permettez-moi de vous donner lecture de ce texte.
Je cite :
« Le chemin que devait suivre l’homme blanc était nettement tracé. Il conquit et soumit les peuples inférieurs et régla leurs activités pratiques sur son autorité, leur imposant sa volonté et les obligeant à poursuivre ses fins. Mais, en les contraignant à une activité utile, quoi que pénible, il n’épargne pas seulement la vie des sujets, il leur fit un sort plus enviable que celui qui était le leur lorsqu’ils jouissaient de ce qu’on appelait la « liberté » première.
Tant qu’il maintint avec rigueur sa situation morale de maître, non seulement l’homme blanc reste le maître, mais encore il conserva et développa la civilisation. En effet, elle avait pour unique source ses capacités et la pureté de sa trace. Au moment où les sujets commencèrent à s’élever et, comme il était inévitable, à assimiler en partie la langue du conquérant, la barrière qui séparait maître et valet disparut. L’homme blanc renonça à la pureté de son sang et perdit le droit de vivre dans le paradis qu’il avait créé. Il s’avilit par le mélange des races, perdit ses facultés civilisatrices, finalement, non seulement par son intelligence, mais par son physique, il devint semblable à ses sujets et aux autochtones, perdant ainsi la supériorité qui avait fait la force de ses aïeux. » Fin de citation de ce texte.
Caricature certes, de ce qui est maintenant dit et avancé officiellement par certains, mais vous reconnaîtrez avec moi que le danger du glissement vers un tel excès existe et qu’il est donc bon de mettre en garde ceux qui prônent, prêchent, imposent l’apartheid, afin que ne soit jamais oublié le souvenir des événements abominables qu’une telle vision de l’humanité a déclenchés, dans la partie du monde à laquelle précisément j’appartiens. Car, l’aurez-vous reconnu, le texte que je viens de lire est un extrait de Mein Kampf et l’auteur est Adolf Hitler (j’ai seulement, en le lisant, substitué « homme blanc » à « Aryen »). L’auteur est Adolf Hitler, le responsable de la plus atroce guerre de tous les siècles.
Le racisme, la croyance à la supériorité et à la mission particulière d’une race élue ont coûté au monde 38 millions de morts, que cela ne se soit jamais oublié.
Éveillons-nous de ce cauchemar… Celui-ci explique peut-être l’acuité avec laquelle mon peuple ressent les souffrances de ceux que, en Afrique du Sud, la politique raciale discrimine, bannit, prive de leurs droits.
Cette situation est plus que jamais d’actualité. Malgré la condamnation unanime – voici enfin un sujet d’unanimité aux Nations unies –, l’apartheid s’obstine à jeter un défi à la conscience universelle. Enfoncé dans ses certitudes, aveuglé par de fausses vérités, le régime sud-africain s’entête dans la mise en œuvre d’un système qui doit permettre bientôt à 15 % de la population de déchoir de leur nationalité, de bannir 74 % de leurs concitoyens, la justification avouée, proclamée étant que la pigmentation est différente. L’étoile jaune n’est pas nécessaire, la peau est noire et ceci suffit à désigner l’espèce humaine particulière. Oui, fait sans précédent dans l’histoire, 4 700 000 hommes ont décidé d’affecter 23 millions de leurs compatriotes à dix zones réservées, à des parcs naturels, à dix « bantoustans ».
Le système même est vicié. Les assouplissements des dernières années n’affectent pas la politique dite de « développement séparé ». Ils entraînent une banalisation de l’apartheid, qui perd son côté le plus choquant dans la vie quotidienne pour mieux prendre sa signification profonde, et qui aggrave ainsi l’offense à la dignité de ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants, déchus des droits fondamentaux dont ailleurs jouissent les hommes libres. La récente soi-disant « réforme constitutionnelle » – dont le seul objet était de diviser ceux qui n’ont pas l’honneur d’être blancs – s’inscrit dans le raisonnement. Elle est, tout simplement, inacceptable, elle a été, tout simplement, rejetée par la communauté internationale. Et bien sûr, la France a approuvé la résolution 554. Les Sud-Africains, indiens et métis, que cette brillante initiative devait appâter, ont montré ensuite ce que des hommes conscients pensent.
Aucun autre commentaire ne s’impose.
Évidemment, ce système ne peut survivre que sous la contrainte. Trois millions et demi de personnes auraient donc déjà fait l’objet de déplacements forcés vers les « bantoustans », de nouveaux transferts de population par la force seraient imminents. Ainsi va, en 1984, un pays industrialisé, avancé, démocratique dans sa partie dirigeante, où la grande majorité vit sous la domination d’une minorité assurée d’un pouvoir arbitraire et de l’efficacité de ses méthodes et de ses agents d’exécution.
Le refus de l’immense majorité est clair (j’ai déjà évoqué la réponse remarquablement digne de ceux que l’on qualifie officiellement de « métis » et d’« indiens » lorsqu’on les a appelés aux urnes). La révolte est inévitable aussi, et la répression se doit donc d’être, cette fois encore, efficace : spectaculaire dans sa brutalité, comme il y a un quart de siècle à Langa et Sharpeville, où il y a huit ans et dans les derniers temps à Soweto, ordinaire, comme chaque jour et chaque nuit, à coup d’assignations à résidence, d’internements arbitraires, de lourdes peines de prison, parfois même de condamnations à mort. Les images de Steve Biko, de Nelson Mandela viennent à notre esprit, mais combien d’autres pauvres hères anonymes devraient-ils être évoqués dans ce triste cortège des victimes noires exemplaires.
La logique veut, évidemment, que les conséquences soient tirées à l’extérieur des frontières : la nécessité commande que les voisins soient mis au pas, contraints à l’acceptation des exigences internes à la société sud-africaine. Mozambique, Angola, d’autres demain le seront par la guerre, l’envoi d’un corps expéditionnaire, l’appui aux éléments dissidents qui paralysent et font parfois capituler le gouvernement représentatif issu de la guerre de libération. Les mêmes, aussi, mais aussi le Botswana, le Lesotho et d’autres le sont et le seront par la contrainte, la menace, l’embargo, la négociation pour l’ouverture contrôlée du marché sud-africain – le plus grand, le plus riche de l’Afrique –, ou pour l’utilisation de facilités de transit à travers l’Afrique du Sud sans lesquelles l’asphyxie est certaine. Je pense avec émotion à ceux qui ont lutté pour renverser les régimes coloniaux anciens, à ceux qui ont gagné leur indépendance dans le sang et qui se trouvent maintenant obligés de céder aux pressions sud-africaines et doivent donc, violant leurs propres sentiments, accepter la « pax sud-africana » en Afrique australe.
En Namibie – c’est également l’évidence –, l’Afrique du Sud est amenée à poursuivre une occupation illégitime et illégale et à maintenir une administration coloniale énergique et musclée. Le plan de règlement adopté, unanimement, de manière précise et réaliste – remarquable démonstration de la capacité de notre organisation – est donc nécessairement contesté puis dénoncé à Pretoria. Le « groupe de contact » de cinq pays ayant une certaine expérience internationale doit être paralysé, ou pire encore détourné de sa mission vers des discussions qui ne relèvent pas de la 435 (et c’est bien pourquoi la France s’en est mise en congé).
Des tentatives de séduction sont engagées vis-à-vis de ceux dont on espère que l’appétit économique brouillera la vision politique. La récente tournée en Europe du Premier ministre sud-africain a été une de ces tentatives. Il était naturel que la France ne s’y laissât point prendre et que nous ne puissions envisager un contact officiel, de quelque nature que ce fût.
Car, si nous ne contestons pas la légalité des autorités de l’Afrique du Sud reconnues par la communauté internationale, nous ne pouvons pas admettre qu’elles aient un droit légitime à s’exprimer au nom d’un peuple dont elles excluent elles-mêmes la grande majorité.
Analyser, apprécier, condamner ne suffisent pas. Quels sont alors les moyens de l’action ? Avant d’en venir au plus important, je rappellerai ce qui est dit, fait, en cours ou projeté.
L’action de la France se place d’abord dans le cadre international, celui que définissent les Nations unies. Mon pays veut participer activement à la création d’un ordre juridique en la matière. Il a donc adhéré :
– à la convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la déclaration permettant le recours individuel ;
– à la convention de l’OIT de 1958 portant sur la discrimination en matière d’emploi et de profession ;
– à la convention de l’Unesco de 1960 concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement ;
– et au protocole additionnel de 1962 portant sur le règlement des différends qui pourraient en résulter.
Nous participons activement également à la mise en œuvre de ces conventions et aux travaux préparatoires des actes internationaux plus précis et contraignants en cours de discussion en matière de droits de l’homme, notamment à la préparation de la convention contre la torture, dont l’achèvement est imminent.
Par ailleurs, on sait que mon pays entend contribuer à la consolidation des sociétés multiraciales des pays indépendants qui entourent l’Afrique du Sud ou qui sont même enclavés (je pense au courageux Lesotho). Rien ne serait plus important vis-à-vis des Sud-Africains que la réussite brillante de ces sociétés sur tous les plans. Nous aidons donc directement, nous appuyons aussi et animons parfois l’action de la Communauté européenne chez nos partenaires de la convention de Lomé : Botswana, Lesotho, Swaziland, Zaïre, Zambie, Zimbabwe, auxquels se joindront dès 1985 l’Angola et le Mozambique, et peu après j’espère la Namibie.
À ce sujet, on connaît l’engagement de la France, sa participation active au groupe de contact, puis son absence délibérée des travaux de ce groupe dans l’exigence d’une mise en œuvre aussi rapide que possible de la résolution 435, sans préalable d’aucune sorte.
Au titre de la Namibie encore et en marge de l’action politique, mon pays contribue grandement à l’aide apportée par la Commission européenne à l’institut de Lusaka pour la Namibie (7 millions de francs), au programme de formation de l’OIT pour la formation de secrétaires originaires de Namibie (1 million), ainsi qu’à l’octroi de bourses de la CEE au profit des Namibiens. Directement, la France soutient en outre le Fonds des Nations unies pour la Namibie à concurrence de 1 150 000 francs (dont 70 % pour l’institut de Lusaka).
Mon pays est d’autre part associé par contribution directe :
– au programme d’enseignement et de formation des Nations unies pour l’Afrique australe ;
– au Fonds d’affectation spécial des Nations unies pour les victimes de l’apartheid.
J’ai enfin le plaisir d’indiquer au comité que la subvention inscrite au budget de 1984 de mon département au profit de ces deux activités est augmentée de 23,5 % dans le projet de budget de 1985 et ainsi portée à 1 400 000 francs. À la suite de nos discussions avec le secrétaire général de l’ONU, nous avons décidé de participer, et ceci est nouveau, au Fonds des Nations unies pour la publicité contre l’apartheid. Notre contribution en 1985 sera de 150 000 francs.
Dans la mesure où elles sont discriminées, nous sommes anxieux de marquer également aux communautés non blanches d’Afrique du Sud notre intérêt pour leurs identités, leurs personnalités, leurs cultures. Aussi avons-nous créé à cette intention deux alliances françaises, à Soweto et à Mitchell’s Plain près du Cap. Un programme de bourses d’études en France et de bourses locales a été mis en œuvre. Il a permis de toucher 112 Noirs en 1983. Il sera développé. Quelques autres bourses sont réservées à des exilés noirs d’Afrique du Sud, dont le nombre sera doublé en 1985.
Sur le plan de la relation humaine, je rappellerai encore qu’il a été demandé aux fédérations sportives françaises, qui bénéficient de l’appui gouvernemental, d’interdire aux équipes relevant de leur autorité de participer à des rencontres sportives en Afrique du Sud. Cela, comme vous le savez, a entraîné l’annulation d’une tournée de l’équipe française de rugby en 1983.
Car, il faut en revenir au problème fondamental du respect de l’homme, de sa vie, de sa dignité. C’est ce que rappelait récemment avec force le premier secrétaire du plus grand parti de France, Lionel Jospin, à la conférence d’Arusha sur l’apartheid, reprenant la ligne qu’avait tracée son prédécesseur, François Mitterrand, et vous avez bien voulu le rappeler, Monsieur le président.
À cet égard, je n’énumérerai pas toutes les actions entreprises par mon pays. Seule et en liaison avec ses partenaires de la Communauté européenne, la France intervient de la manière qui lui semble la plus efficace (la libération de Breyten Breytenbach est encore dans toutes les mémoires) chaque fois que les droits de l’homme sont bafoués, que des excès sont commis, chaque fois aussi que des peines très graves – allant jusqu’à la condamnation à mort – sont prononcées. La discrétion, ou une large publicité, est recherchée selon le cas. L’objectif reste le même : tenter d’alléger des souffrances. Il arrive que nous y parvenions.
À ce sujet, et à quelques autres, nous entretenons, j’entretiens personnellement les contacts appropriés : avec les dirigeants de la Swapo depuis des années. Sam Nujoma est un habitué de ces rencontres. Plus récemment j’ai reçu Toivo Ja Toivo à sa sortie de prison, également avec d’autres militants noirs et blancs de cette organisation que l’ONU a reconnue comme représentative. Enfin, nous avons eu d’intéressantes conversations avec le principal dirigeant de l’ANC venu d’Afrique du Sud à Paris.
Tout ceci a évidemment un effet direct sur notre relation commerciale et économique avec l’Afrique du Sud. Le volume de nos échanges a donc baissé de 27 % au cours des années 1982 et 1983. La tendance se confirme, d’autant plus que, je le rappelle, bien que vous l’ayez déjà fait, monsieur le président, nous appliquons avec la plus grande rigueur la décision prise par le Conseil de sécurité – dans le cadre des compétences que lui reconnaît la charte –, plaçant un embargo total sur les armes à destination de l’Afrique du Sud : plus une arme, plus une pièce détachée, plus un élément de rechange n’a été livré par la France depuis 1981. Comme cela a été annoncé de plusieurs sources également, nous n’avons pas non plus l’intention d’aller, dans le domaine de la fourniture de centrales électriques utilisant l’énergie nucléaire, au-delà des contrats conclus avant 1981.
Plusieurs seraient alors tentés de me rappeler le désir manifesté par certains d’entre vous de couper économiquement la République sud-africaine du reste du monde. Je me permets de mettre en garde contre cette attitude, alors qu’il faut au contraire parler aux Sud-Africains, leur montrer que leur attitude est inacceptable moralement, dangereuse politiquement, scandaleuse spirituellement. Je vais y revenir. Mais je dois aussi souligner qu’une telle disposition n’aurait guère d’efficacité, qu’elle pourrait même être contre-productive. Qui, aujourd’hui, doute que l’embargo général décrété à l’encontre de la Rhodésie du Sud ait permis à Ian Smith d’accentuer sa pression sur les masses laborieuses du futur Zimbabwe, sans le gêner vraiment dans le maintien et le développement de son effort pour écraser la résistance nationale ? L’histoire a montré qu’aucun embargo ne réussit à l’encontre de pays dotés d’importantes ressources, alors qu’au contraire les voisins faibles en sont affectés et souffrent de manière redoutable.
Voilà, mesdames et messieurs, quelle est la politique de la France. Mon gouvernement n’entend pas se poser en modèle. Il agit conformément aux convictions de notre peuple.
Monsieur le président, l’invitation du comité spécial contre l’apartheid était destinée au ministre de la République française : mais elle m’était aussi, écriviez-vous, personnellement adressée. Vous me permettrez alors d’adopter un ton plus personnel, de parler comme un homme qui a le privilège, la fierté de s’exprimer devant une instance des Nations unies toute entière consacrée à la lutte contre des atteintes intolérables aux droits de l’homme.
Parlons sur ce ton de l’Afrique du Sud d’abord. C’est un grand pays, son potentiel est considérable. Ceux qui y sont venus il y a quelques siècles étaient eux-mêmes des exilés, souvent des proscrits, des persécutés. Leur foi les a guidés maintes fois à travers bien des risques et des difficultés. Les grands-pères, les pères, les frères mêmes de ceux qui gouvernent aujourd’hui sont accourus à notre secours en Europe. Notre civilisation a été menacée par l’impérialisme, puis un quart de siècle plus tard par le nazisme. J’ai connu des Sud-Africains, de vrais descendants des pionniers de la première heure, lorsque j’avais une fonction technique en Afrique au sud du Sahara il y a 25 ans. J’ai apprécié la sincérité de ces professeurs, de ces médecins, de ces savants, de ces experts, mais déjà, alors, j’ai pu constater que leur conscience était inquiète. Les dirigeants sud-africains actuels affirment leur attachement à la démocratie, leurs croyances dans les valeurs fondamentales du christianisme, une des trois religions fondées sur l’humanisme. Me tournant vers eux, je leur demande alors comment ils peuvent ignorer les enseignements mêmes de cette religion, les exigences de la démocratie. Leur conscience est-elle en paix ?
Et je demande à tous ceux dans le monde qui ont une autorité morale et spirituelle de leur poser la même question, d’entrer avec eux dans ce dialogue. Que les églises, les syndicats, les partis politiques, les associations qui défendent les droits de l’homme, que les prix Nobel de la paix, que le pape, que les archevêques protestants et catholiques ne se résignent pas, qu’ils remettent inlassablement en cause les données fondamentales de la politique d’apartheid, à partir des États-Unis, où les relations entre Américains de races et de confessions différentes sont un élément essentiel de l’avenir, à partir des Pays-Bas, d’où sont venus un très grand nombre des apôtres de l’apartheid, à partir de l’Angleterre, qui a eu et a encore tant de liens avec son ancienne colonie, son ancien associé du Commonwealth, à partir de l’Inde d’où sont partis les premiers appels pathétiques à ce sujet, ceux du Mahatma Gandhi qui affirmait fièrement : « Tous les hommes sont frères », à partir de la France, mon pays, qui garde dans le monde une grande autorité dans l’affirmation des droits de la déclaration universelle. Il faut que ceux qui ont peur en Afrique du Sud dominent leur angoisse en sachant que celle-ci entraîne à des attitudes dangereuses, voire suicidaires. Il faut que les femmes et les hommes blancs d’Afrique du Sud comprennent qu’ils sont enfermés dans une voie sans issue. Grâce au ciel, le temps n’est plus où un peuple pouvait être rayé de la carte du monde. La volonté de conquérir l’égalité, la justice, la dignité finira par triompher. Comment des chrétiens, comment les descendants de nos peuples d’Europe, peuvent-ils accepter de ne pas être du côté de ceux qui veulent cette dignité, cette justice, cette égalité ?
Monsieur le président, quelques heures après mon entrée au gouvernement, j’ai, le 25 mai 1981, prononcé mon premier discours, vous l’évoquiez tout à l’heure ; c’était à l’Unesco pour marquer l’ouverture de la « Journée de la libération de l’Afrique ». Après avoir condamné toutes les discriminations, j’ai alors solennellement rappelé, je cite : « Que chaque homme est respectable en soi, que chaque homme est et doit être la finalité de tous les efforts que font les sociétés et qu’entreprennent les gouvernements. »
Oui, l’homme est au centre de tout progrès de la civilisation. Par les noms mêmes qu’ils se sont choisis, nos partis politiques le proclament : libéral, socialiste, chrétien-démocrate, chacun de ces qualificatifs marque, à sa manière, l’engagement d’organiser la société pour qu’elle serve l’homme. Les religions monothéistes ont révélé que l’homme est fait à l’image de Dieu. On y célèbre ou on y attend le moment le plus important de l’histoire de Dieu, celui où Dieu enverra son fils sur la Terre, le moment où Dieu se fait où se fera homme.
Les agnostiques et les sceptiques diront que l’on a inventé Dieu à l’image de l’homme. Mais, quel que soit le raisonnement métaphysique, la symbolique, le mode d’explication du monde, l’homme est au centre. Il est le point de départ et le point d’aboutissement de toute construction, morale, spirituelle et politique.
Comment alors accepter que sa dignité soit bafouée, que son corps soit meurtri, torturé, anéanti, que sa famille soit menacée, que sa culture soit ignorée ? Comment tolérer que cela puisse devenir extérieur : la couleur de la peau, la frisure du cheveu, la tonalité des cordes vocales, le style du vêtement, ou que cela puisse être provoqué par le choix que cet homme ou avant lui ses parents auront fait d’une religion, d’une langue, d’un lieu de refuge ?
Si de telles discriminations sont acceptées quelque part, à quelque moment que ce soit, comment éviter qu’elles se répandent, qu’elles servent ensuite de prétexte, de justification à d’autres groupes qui eux aussi voudront pouvoir prétendre qu’une caractéristique justifie leur domination ?
Si, hier, nous avions accepté que le juif fut persécuté et éliminé totalement d’Europe, si aujourd’hui nous tolérons que le Bantou soit banni et privé de ses droits en Afrique du Sud, si demain nous laissons l’Arabe être pourchassé dans les pays européens où il travaille, c’est notre propre avenir, celui de nos enfants que nous condamnons. Car croyez-moi, chacun de nous ou de nos filles et fils peut demain être le Bantou, le juif ou l’Arabe de quelques groupes avides de conquérir ou de conserver le pouvoir. Et ceci sera vrai demain aussi pour les arrière-petits-enfants des Boers comme pour les nôtres, car le racisme se déchaînera aussi volontiers contre ceux-là mêmes qui ont cru le domestiquer.
J’ai voulu que mon fils Thomas soit aujourd’hui parmi nous, alors que ce n’est – je le sais – guère la place d’un garçon de 14 ans à peine. Je vous remercie de l’avoir accepté. J’y vois un symbole. En condamnant l’apartheid, en dénonçant le racisme, en attaquant chaque mode de discrimination, c’est Thomas mon fils, ce sont vos enfants et les enfants de vos enfants que nous défendons, c’est leur dignité demain, leur droit d’être eux-mêmes, leur vocation à la liberté que nous affirmons.
Et il faut que ce soit dit, ici, dans cette maison des Nations unies, et que ce soit dit à travers le monde. Car nous n’acceptons pas la paix au prix de la capitulation, nous n’acceptons pas la résignation à l’inacceptable au nom de je ne sais quel réalisme. La lutte contre le racisme est un devoir commun à tous les hommes, ces hommes qui naissent libres et égaux et qui veulent le demeurer.