Texte intégral
Entretien avec les radios françaises à Sarajevo le 4 décembre 1997
Q : (Au sujet des objectifs de la visite conjointe franco-allemande à Sarajevo ?)
R : Je crois que c'est très symbolique et très fort qu'il y ait une visite conjointe des ministres français et allemand des affaires étrangères en Bosnie, dans la mesure où, il y a quelques années, il y avait eu des différences d'analyse assez prononcées entre l'Allemagne d'une part, et d'autre part d'autres pays européens, dont la France, sur la façon de prendre la question de la désintégration yougoslave. Par la suite, une collaboration s'est établie, depuis 1993, et cette collaboration n'a cessé de se renforcer sur beaucoup de terrains diplomatiques. Mais, il y manquait, je crois, une illustration symbolique et personnelle forte en la personne des deux ministres se rendant sur place. C'est ce que nous avons fait aujourd'hui à Sarajevo. Nous avons rencontré les trois membres de la présidence collégiale, d'abord séparément puis ensemble, et nous leur avons délivré le même message, qui était simple : « il n'y a pas d'alternative à la mise en œuvre des accords de Dayton ».
Q : Vous les avez mis en demeure de réaliser un certain nombre de choses concrètes dans les quelques jours qui viennent. Lesquelles ?
R : Les accords de Dayton, il ne faut pas en parler comme s'ils n'avaient pas donné de résultats. Ils ont apporté un progrès très important en matière de sécurité. Ils ont rétabli la paix entre les différentes communautés. Il y a tout un volet institutionnel qui n'est qu'à peine entamé. Il y a tout un volet politique qui suppose une véritable coopération sincère et cela ce n'est pas réalisé. C'est pour cela que j'emploie l'expression de « application pleine et entière et loyale des accords de Dayton ». Nous avons dit à chaque protagoniste, à chaque président en réalité, que naturellement la communauté internationale, comme l'ont affirmé les donateurs pour la Bosnie et les membres du groupe de contact, aidera d'autant plus qu'elle aura à faire à des partenaires qui jouent le jeu. Donc, c'est une incitation, c'est une condition, c'est une sorte de pression pour les faire entrer dans une logique positive par rapport à ces accords. Il ne faut pas qu'ils traînent les pieds en étant rigides.
Q : Qu'entendez-vous par application pleine et entière des accords de Dayton ?
R : À l'heure actuelle, cela porte sur beaucoup de points qui concrétiseraient la mise en œuvre d'un véritable pays : le drapeau, les papiers d'identité, la monnaie, des choses de ce type, le fonctionnement des institutions au quotidien. Or, pour une raison ou pour une autre, tout cela est très souvent bloqué. Mais, il faut bien comprendre que de l'extérieur – même si on est très déterminé à faire en sorte que les tragédies du passé ne puissent pas recommencer – donc même si on est très déterminé à employer des pressions fortes, nous n'arriverons dans notre objectif que si, à l'intérieur de chaque communauté, ceux qui pensent qu'il vaut mieux jouer le jeu pour créer par dynamique progressive une situation nouvelle soient plus forts que les autres et l'emportent sur ceux qui ont peur, qui font un calcul différent, et qui se sont mal résignés ou qui veulent vider les accords de leur contenu. La pression externe doit être réelle, continue, homogène, de la part de la France, de l'Allemagne et naturellement de la part de tous les pays membres du groupe de contact. Mais, à un moment donné, il faut qu'elle produise un déclic. Vous ne pouvez pas produire, vous ne pouvez pas fabriquer une construction aussi ambitieuse que celle contenue dans les accords de Dayton, sur le plan des institutions et de la démocratie, uniquement par des oukases externes. Il faut qu'à un moment donné cela devienne une démarche que l'on s'approprie de l'intérieur. C'est ce que nous cherchons à obtenir finalement.
Q : Avez-vous eu le sentiment, puisque vous aviez les trois responsables devant vous, que cette pression franco-allemande pouvait provoquer un déclic aujourd'hui, par exemple ?
R : J'ai le sentiment qu'ils étaient impressionnés ou en tout cas très sensibles au fait que nous soyons là ensemble, Klaus Kinkel et moi. C'est un élément important. D'autre part, ils sont sensibles à la proximité de la conférence des donateurs à Bonn, dans quelques jours. Ils ont donc présenté le meilleur visage de leurs positions et de leurs thèses. Mais, nous savons très bien que c'est très compliqué. C'est-à-dire qu'il y a des responsables qui bloquent beaucoup plus que d'autres naturellement. Dans chaque communauté, il y a des facteurs de blocage, des facteurs d'appréhension énormes. Donc, d'une façon ou d'une autre, il faut renforcer cette pression ; mais il faut tout l'éventail : des pressions, parfois la mise en demeure, la conditionnalité, mais aussi de l'incitation positive et la récompense pour ceux qui vont dans la même direction, ce qui se traduit en termes d'aide.
Q : La rencontre avec Mme Plavsic ce soir est également un signe politique à l'encontre des Serbes de la Republika Srpska ?
R : Pas à l'encontre puisqu'elle est l'une des représentantes des Serbes de la Republika Srpska. Donc, nous la verrons, Klaus Kinkel et moi-même, à l'ambassade de France. C'est d'ailleurs la première fois qu'elle revient depuis la guerre à Sarajevo où, je crois, elle était enseignante autrefois. Cela fait partie de l'ensemble des contacts que nous voulions avoir aujourd'hui, puisque notre objectif était de délivrer ce message à tous les responsables – « pleine et loyale application des accords de Dayton » –, parce qu'il n'y a pas, à notre sens, d'autre alternative.
Q : C'est la seule responsable politique du jeu politique serbe que vous rencontrez aujourd'hui, hormis le membre serbe de la présidence collégiale...
R : Non, parce qu'il y a une réception où nous verrons un certain nombre de personnalités politiques, tout à l'heure.
Q : Quel est votre sentiment sur la présence de la brigade franco-allemande en Bosnie au regard de l'avenir de la défense européenne ?
R : Je pense d'abord qu'elle accomplit un travail formidable. Le fait que ce soient les Français et les Allemands qui soient réunis dans cette unité, est un signe extraordinaire quand on pense au passé, quand on voit que dans d'autres régions d'Europe aussi proches, c'est précisément aussi difficile de s'extraire de ce passé. Donc, son existence et son activité exemplaire sont remarquables. Ce n'est même pas une force de maintien de la paix. On parlerait comme cela si la paix était tranquillement établie. On voit que c'est une force, ici, de construction de la paix, ce qui est encore plus remarquable et qui va plus loin. Il faut souhaiter qu'à partir de cet exemple très positif, très encourageant, l'on puisse tirer des leçons à tous les niveaux et que l'on comprenne que des pays d'Europe – là ce sont deux pays, mais cela pourrait être trois, cinq, dix, quinze – soient capables d'être aussi utiles dans d'autres situations. Il faut y voir une préfiguration.
Point de presse conjoint avec le ministre allemand des affaires étrangères, M. Klaus Kinkel – propos du ministre – (Sarajevo, 4 décembre 1997)
Nous attachons une très grande importance, Klaus Kinkel et moi-même, à venir ensemble à Sarajevo. Je voudrais dire, pour ceux qui ont posé des questions, comme s'il n'y avait pas d'action, en dehors d'un voyage, que la politique de la France et de l'Allemagne est très constante, très énergique en permanence. Nous avons parlé de cette question depuis ma prise de fonctions 15 ou 20 fois peut-être. De très nombreuses réunions internationales permettent aux membres du groupe de contact – dans certains cadres, ce sont d'autres géométries – de se préoccuper de cette action et de marier précisément, constamment, même si nous ne sommes pas sur place, au jour le jour, l'incitation, la pression, la conditionnalité pour aboutir au résultat dont nous avions parlé. Donc, c'est une action continue. Ce voyage est un temps fort dans une action qui ne cesse pas. Elle était forte avant, elle sera forte après et que Klaus Kinkel la menait naturellement avec mon prédécesseur. Je voudrais ajouter à cet égard que nous avons l'intention de renouveler ensemble ce type de voyage et nous irons ensemble, vraisemblablement au mois de mars, à une date exacte qui n'est pas encore fixée en Serbie et en Croatie. Dans l'immédiat, cela aurait été peu opportun, compte tenu du contexte électoral. Mais nous allons poursuivre cette démarche qui a beaucoup d'importance à nos yeux.
Enfin, j'en profite pour dire que, naturellement, pour la France, il est tout à fait essentiel qu'après la SFOR, il demeure une présence, même si le nombre, les modalités doivent être rediscutés. Il doit demeurer une présence de ce type, impliquant l'ensemble des pays actuellement membres, car on voit bien que nous ne sommes pas au bout de l'effort qui ne peut se concevoir qu'avec cette présence. C'est très important. Je crois que c'est à peu près acquis, il reste à avoir une confirmation expresse des autorités américaines sur ce point qui est essentielle. Il faut qu'ils restent impliqués dans cet effort et impliqués sur place bien sûr. Là-dessus, aussi nous avons une même approche et notre effort a été constamment convergent.