Conférence de presse et interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur les négociations d'adhésion à l'Union européenne, les relations avec la Turquie, la polémique sur le témoignage des militaires français devant le Tribunal pénal international statuant sur les crimes de guerre en Bosnie et sur la nécessité d'y maintenir une force d'intervention après le départ de la SFOR, Bruxelles le 16 décembre 1997.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Session ministérielle du Conseil de l'Atlantique Nord à Bruxelles le 16 décembre 1997

Média : Emission Face à Radio France - France 3 - Radio France - Radio France Internationale - Télévision

Texte intégral

Conférence de presse - Bruxelles 16 décembre 1997

Question : Je voudrais savoir, Monsieur le ministre, comment expliquez-vous la décision prise par la Turquie suite au récent Conseil européen de Luxembourg ?

Hubert Védrine : Je pense que la Turquie est déçue par l’attitude européenne. Vous savez que, pour sa part, la France a regretté que l’Union européenne n’ait pas pu formuler, vis-à-vis de la Turquie, une proposition à la fois plus ouverte et plus intelligente. Mais l’Union européenne est composée de quinze membres. C’est une discussion et il faut s’arrêter à une position qui recueille l’assentiment général. Donc, un pays seul ne peut pas fixer une ligne générale. C’est comme cela. Nous regrettons, mais nous devons être solidaires des résultats du Conseil européen de Luxembourg. Ensuite, il y a la réaction turque dont vous me parlez. La Turquie a réagi avec une certaine vivacité dans un premier temps, mais j’espère que ce n’est pas définitif parce que nous pensons que la proposition qui est faite à la Turquie de participer à la conférence européenne est intéressante, malgré tout, pour la Turquie. Nous nous adressons aux responsables turcs en leur demandant de réfléchir sereinement sur cette proposition. Nous pensons qu’elle présente un intérêt malgré tout, pour la Turquie comme pour l’Union européenne.

Question : Le ministre turc des affaires étrangères, Monsieur Ismaël Cem, a clairement dit que ce sont maintenant les deux parties qui devaient réfléchir. Quelles perspectives voyez-vous à cette réflexion ?

Hubert Védrine : Ce que je sais, c’est que la France ne peut pas changer à elle seule la position des quinze sur ce point. Aujourd’hui, il y a une proposition qui est sur la table, je le répète, qui est celle d’une conférence, qui est assortie d’un certain nombre de conditions pour tous les pays. Ce ne sont pas des conditions spéciales. Et, nous pensons que, malgré tout, elle présente de l’intérêt. Je le répète : pour la Turquie, comme pour l’Union européenne. Et nous espérons que la Turquie acceptera d’y participer. D’ailleurs, je verrai le ministre turc cet après-midi et je lui dirai.

Question : Monsieur le ministre, quelles seront, selon vous, les conséquences de l’attitude turque sur l’adhésion de Chypre à l’Union européenne ?

Hubert Védrine : Je ne peux pas vous dire. Je souhaite que cela n’ait pas de conséquence.

Chaque négociation d’adhésion est un processus déjà compliqué en lui-même, et chaque pays pose un problème particulier. Une négociation d’adhésion pose un problème aux pays qui négocient et à l’Union européenne. Il faut ajuster des politiques d’ensemble à chaque fois. En ce qui concerne les négociations avec Chypre, le Conseil européen de Luxembourg a confirmé une décision qui avait déjà été prise avant – lors d’un conseil européen où l’on avait pris la décision de principe – tout en exprimant le souhait que l’adhésion puisse bénéficier, le jour venu, à l’ensemble des communautés. Il s’agit donc d’un processus, dont nous ne souhaitons pas naturellement qu’il soit compliqué par les décisions récentes.

Question : Monsieur le ministre, sur le TPI et après votre rencontre avec Madame Arbour hier, est-ce que vous considérez, aujourd’hui, que la polémique est close ou est-ce que vous avez demandé à votre collègue, Monsieur Richard, de permettre aux militaires français de déposer au tribunal ?

Hubert Védrine : Il y a deux aspects différents. Il y a un point sur lequel j’ai dit à Madame Arbour que ses allégations n’étaient pas acceptables. Cela concerne ce qu’elle a dit sur le fait que les criminels de guerre se sentaient en sécurité dans le secteur français. Ce n’est pas acceptable parce que cela est faux. Ce n’est pas ainsi que cela marche. C’est inexact, compte tenu du mode d’organisation de la présence de la SFOR en Bosnie. Tout cela était détaillé par le communiqué des autorités françaises de samedi dernier qui a été extrêmement peu repris. Je vous engage d’ailleurs à le reprendre parce qu’il n’est pas trop tard. Je pense que l’opinion publique a le droit d’entendre aussi ces arguments et pas uniquement ceux de Madame Arbour.

Donc, nous avons bien expliqué pourquoi le mode d’organisation de l’OTAN et de la SFOR faisait qu’on ne pouvait pas faire comme s’il y avait des secteurs particuliers, par pays, dans lesquels tel ou tel pays ferait ce qu’il voudrait. Il y a des directives fixées conjointement par les alliés ; il y a une hiérarchie militaire qui dépend du SACEUR, qui est d’ailleurs un général américain. Il y a des règles d’engagement définies par l’OTAN, en particulier pour l’appréhension des personnes recherchées par le tribunal. On ne peut pas dire qu’il y ait une zone britannique, une zone française, une zone américaine. Il y a des gens recherchés dans toutes les zones aujourd’hui. Je sais que c’est plus facile de présenter cela par nation, mais ce n’est pas les zones d’après-guerre, découpées comme les tranches d’un camembert. Cela ne se présente pas ainsi. Il y a une chaîne de commandement dans laquelle toutes les responsabilités sont imbriquées et forment un même ensemble. Vous avez noté, d’ailleurs, que le secrétaire général de l’OTAN l’a rappelé, hier, dans des termes très clairs. Donc il y a, disons, une première polémique sur ce point. Nous avons vraiment jugé que les accusations de Madame Arbour n’étaient pas fondées, qu’elles n’étaient pas acceptables. Nous avons même employé un terme fort, qui est le terme « scandaleux », non pas pour en rajouter, mais parce que simplement, quand les choses sont fausses, on ne peut pas ne pas réagir. Ceci est une première chose, et j’en ai parlé avec elle. Il y a une deuxième discussion qui porte sur la façon dont la France coopère aux travaux du tribunal pénal international. Sur ce point, nous estimons que la France coopère, mais qu’elle coopère à sa façon en demandant certaines garanties de procédures, comme elles doivent exister dans toutes les règles de droit. Et, c’est pour cela que les autorités françaises, je parle globalement, ont adopté la position du témoignage écrit.

Question : Est-ce que vous considérez que le mot « justice spectacle » est acceptable ? Acceptable ou maladroit ?

Hubert Védrine : Je n’ai pas de commentaire à faire sur la déclaration en question.

Question : Tout d’abord, sur la Turquie : qu’entendez-vous par une position plus ouverte et plus intelligente ? D’autre part, que pensez-vous des déclarations de Monsieur Cem ce matin, selon lesquelles le processus d’intégration partielle entre la Turquie et la partie nord de l’île de Chypre se poursuivront ?

Hubert Védrine : Sur le second point, je ne veux pas faire de commentaire avant d’en avoir parlé avec Monsieur Cem que je vois cet après-midi. Comme je l’ai dit tout à l’heure – je me répète, excusez-moi, mais les questions se recoupent un peu – je souhaite que les dirigeants turcs examinent de près la proposition européenne, puisque nous pensons qu’elle présente, malgré tout, de l’intérêt, et nous souhaitons, évidemment, que cela n’entraîne pas de répercussions sur la question chypriote. C’est ce que je lui dirai. J’en parlerai avec lui.

Question : Et une position plus ouverte et plus intelligente, cela aurait pu être quoi, selon vous ? L’absence de conditions… et la proposition concernant la conférence ?

Hubert Védrine : L’idée de la conférence est une idée française, à l’origine. C’est une idée du président de la République d’ailleurs, assez ancienne, je veux dire, avant le changement de gouvernement. C’était une idée qui n’était pas définie dans le détail parce que, précisément, à l’origine, c’était conçu comme quelque chose de très souple et très informel, en partant de l’idée qu’il fallait la distinguer assez clairement des conditions qui sont posées quand on entame des négociations d’adhésion. Dans les négociations d’adhésion, il faut être précis. On peut poser des conditions au début d’une négociation d’adhésion en demandant que tel ou tel pays remplisse encore mieux les conditions au terme de la négociation, avant l’adhésion, et puis après, il y a des processus de transition. On l’a vu en matière économique par exemple. Cela peut être le cas en matière politique. Mais là, je parle d’adhésion. L’idée française d’origine, c’était que, justement, pour servir de cadre aux relations de l’Union européenne avec toute une série d’autres pays candidats qui ne sont pas encore économiquement ou politiquement en état d’entrer dans des processus de négociation d’adhésion, il fallait avoir quelque chose de très souple. Nous arrivons à un schéma dans lequel l’idée de la conférence est peut-être trop formalisée. C’est un petit peu différent de l’idée d’origine. Mais attention, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : je pense que c’est intéressant quand même. Cela ne s’adresse pas qu’à la Turquie. Il y a surtout des questions à propos la Turquie, mais la conférence est faite pour l’ensemble des pays candidats avec lesquels les négociations ne commencent pas maintenant. Et nous pensons qu’elle garde de l’intérêt pour l’ensemble de ces pays.

Question : Pour en revenir maintenant à la Bosnie, vous avez rencontré Madame Albright ce matin. Est-ce que sur le problème du mandat de l’après-SFOR, avez-vous l’impression qu’il y a une convergence de vues entre vous et les États-Unis sur ce problème ? Pour en venir au problème des criminels de guerre, pensez-vous qu’il faut poursuivre le mandat actuel de la SFOR, notamment en ce qui concerne le mode d’appréhension des criminels de guerre ? Je répète une phrase : « rencontre fortuite et sans danger » pour la vie des militaires qui sont impliqués.

Hubert Védrine : Pour des raisons militaires, techniques, politiques et autres, il est difficile de commenter le second point. Simplement, ce que je peux vous dire, c’est que tous les pays engagés dans la SFOR travaillent tous ensemble à atteindre l’objectif, sans aucune particularité qui puisse distinguer un pays de l’autre, et qui justifie que l’on commente différemment la politique d’un pays par rapport à la politique de l’autre. C’est ce que Monsieur Solana a rappelé hier. Regardez bien ce qu’il a dit sur ce point.

Question : Est-ce que vous pensez que le mandat implicite ou explicite concernant les rapports des troupes envoyées par la communauté internationale des criminels de guerre doit être changé ?

Hubert Védrine : Je pense que ce n’est pas une question de mandat. C’est une question de difficultés objectives qui sont évidentes aux yeux de tous les responsables, et, encore une fois, il n’y a pas d’analyse spéciale des responsables français sur ce point. C’est l’analyse des pays de l’OTAN, c’est l’analyse du commandement. C’est compliqué et nous travaillons tous ensemble intensément à résoudre les difficultés que nous rencontrons.

Question : Encore une question concernant la Bosnie, Monsieur le ministre. Avez-vous évoqué avec vos collègues la question du nombre de personnes que devrait composer cette nouvelle force ? Et la deuxième question concernant Chypre, est-ce que l’intégration de la partie nord de l’île pourrait créer un nouveau conflit entre les deux membres de l’OTAN, la Grèce et la Turquie ?

Hubert Védrine : Sur le second point, naturellement, nous ne souhaitons naturellement pas qu’il y ait un engrenage qui conduise à un nouveau conflit, et tout doit être fait pour empêcher que cette évolution n’ait lieu. Nous y travaillerons au sein de l’OTAN et à travers la politique de l’Union européenne. C’est la première chose.
La première partie de votre question me permet de revenir à la première partie de la question de Monsieur Rosenzweig à laquelle je n’ai pas répondu qui concernait l’après-SFOR. Là, en effet, les positions sont de plus en plus convergentes. Il y a un travail en commun qui avance dans de bonnes conditions. L’analyse politique est de plus en plus convergente et les travaux techniques avancent bien. D’ailleurs, vous le verrez toute cette journée. Pourquoi ? Parce que tous les pays engagés dans cette affaire considèrent que la SFOR ne peut pas s’arrêter comme cela, que les accords de Dayton ont donné de bons résultats, en ce qui concerne la sécurité, mais que, en ce qui concerne la dimension politique et institutionnelle, beaucoup reste à faire. J’ai encore vérifié sur place avec Klaus Kinkel l’autre jour à quel point tout cela restait très fragile. Donc, tous les pays sont arrivés à la conclusion que, s’ils se retiraient maintenant, les conséquences pourraient être extrêmement mauvaises. Il faut rester, il faut inventer quelque chose pour l’après-SFOR, et cette idée est à peu près acquise aujourd’hui. Pas tout à fait formellement, mais cette idée est à peu près acquise. Il reste à savoir comment. Les principes sont clairs. Il faut que l’ensemble des pays engagés aujourd’hui restent engagés demain, et ceci avec égalité de responsabilités et de risques, puisqu’il y a des responsabilités. Il faut que les Européens, les Américains et les autres, soient toujours engagés demain dans ces processus, et c’est là que l’on rentre dans la discussion technique sur les types de forces dont a besoin, les types de missions. Les choses avancent bien. Je suis encouragé par la façon dont les esprits ont évolué ces dernières semaines. Nous n’en sommes plus à l’époque où l’on se demandait s’il y aurait quelque chose après ou pas et si tous les pays seraient là ensemble. Je crois que l’on peut considérer que l’on va atteindre cet objectif. Il s’agit de savoir maintenant, sous quelle forme, avec quels chiffres et quelle répartition.

Question : Qu’est-ce que vous pensez de l’hommage appuyé de Madame Albright aux gendarmes qui pourraient prendre en partie la relève ?

Hubert Védrine : Je suis très content que Madame Albright rende hommage à ce concept original et très français qui est celui de la gendarmerie. Je prends cela très bien, mais cela ne m’empêche pas de préciser, malgré tout, que cela ne veut pas dire que c’est à la France d’assumer seule cette éventuelle fonction pour la Bosnie.

Question : Avec les Carabinieri et la Garde civile ?

Hubert Védrine : On peut réfléchir, on peut travailler à partir d’un concept de ce type, mais il faut que tous les pays y participent. Comme je le disais tout à l’heure, il faut que les pays partagent et les risques et les responsabilités. On voit bien ce que Madame Albright veut dire : c’est une sorte de fonction qui est à mi-chemin entre la police classique, et les fonctions militaires. Donc pourquoi pas ? On peut réfléchir. D’un autre côté, il ne faut pas perdre de vue non plus, que nous ne pouvons pas être en Bosnie sans limite dans le temps. Naturellement on ne peut pas partir à la date à laquelle la SFOR s’achève. Mais en même temps, cela ne peut pas être sans fin. Donc, il faut avoir des équipes de présence et des équipes de force qui s’inscrivent dans un processus, qui est celui des accords de Dayton, dans lesquels les différents responsables bosniaques prennent en charge le destin de ce pays.

Question : Au sujet de l’élargissement, est-ce qu’il y a eu des nominations de pays pour la nouvelle vague… ? La France a proposé la Roumanie et la Slovénie.

Hubert Védrine : Je ne peux pas vous faire un commentaire de synthèse parce que je ne connais pas toutes les interventions. Ce que je peux vous dire, c’est qu’au nom de la France j’ai rappelé les positions qui avaient été prises par le président de la République à Madrid. Donc j’ai rappelé les engagements pris dans le communiqué de Madrid en ce qui concerne la Roumanie et la Slovénie, et j’y ai ajouté un commentaire positif sur les efforts faits par la Bulgarie. Mais je ne peux vous répondre que pour la France.

Question : Comment réagissez-vous au discours très prudent de Madame Albright sur la deuxième vague de l’élargissement ?

Hubert Védrine : Nous nous en tenons aux conclusions de Madrid qui nous engagent tous.

Question : Au sujet des criminels de guerre, pensez-vous que c’est normal si, après un an, la SFOR part de Bosnie et laisse en liberté tous ces criminels, comme Karadzic et Mladic ?

Hubert Védrine : C’est évidemment regrettable, si au bout de tout ce temps, et Karadzic et Mladic, et de nombreux autres criminels restent en liberté, puisque l’objectif commun – et l’objectif de la France qui a été réitéré souvent –, est que tout doit être fait pour que tous les criminels de guerre aient à répondre de leurs actes. Mais, ensuite on se heurte à des difficultés que rencontre l’ensemble des membres de la SFOR pour mettre en œuvre ce mandat. Ce n’est pas un problème propre au secteur français.

Question : Monsieur le ministre, en ce qui concerne le coût de l’élargissement, les parlementaires britanniques et français s’interrogent sur les chiffres de l’OTAN…

Hubert Védrine : Les parlementaires américains également. Ils se sont d’emblée déclarés en faveur de l’élargissement, et maintenant, ils affirment qu’il y aurait un problème.

Je pense qu’un effort supplémentaire a été récemment réalisé pour parvenir à une évaluation convaincante dont tous nos gouvernements disposent aujourd’hui. Jusqu’ici, il y avait des chiffres très différents qui ont circulé. L’élargissement présente certes un coût, mais celui-ci demeure limité. Il faut sur ce dossier avoir une vision complète et réaliste des choses.

Question : À Madrid, le président de la République a dit que cela était complétement asumable par l’Organisation…

Hubert Védrine : Oui, mais c’est une question différente. Il y a une question sur l’évaluation : combien cela coûte ? Ce n’est pas aussi simple que cela. Car encore une fois, cela dégage dans certains cas des économies ou des profits ou des marchés dans d’autres cas et il faut arriver à avoir une vision globale. Je crois que cela s’imposera parce que les procédures de ratification vont entraîner le fait que, partout, des parlements vont poser des questions précises comme celles que vous citez. À commencer par le Sénat américain. Il faudra bien fournir des évaluations rigoureuses après avoir croisé tous les chiffres. C’est une chose. Ensuite, il s’agit de savoir comment c’est pris en charge. Et le président de la République avait dit à Madrid qu’en tout cas pour nous, c’était clair : cela devait se faire dans les budgets existants. Mais on ne peut répondre complètement à ce point que si on a des idées plus claires sur le premier point. Ce n’est pas encore le cas.

 

RFI, Radio France et France 3 - Bruxelles 16 décembre 1997

Question : En ce qui concerne le TPI, est-ce que, selon vous, l’incident avec Madame Arbour est clos ?

Hubert Védrine : La France a déjà répondu. La France a répondu par le biais d’un communiqué rendu public par le Quai d’Orsay au nom des autorités françaises, ce qui désigne le président de la République et le gouvernement, et dans lequel il a été dit que la France ne pouvait pas accepter les allégations qui étaient contenues dans un grand nombre d’interviews données par Madame Arbour, concernant le sentiment de sécurité qu’éprouveraient les criminels de guerre dans ce qu’elle a appelé « le secteur français de Bosnie ». Donc, nous avons répondu que cela était évidemment faux. Nous avons même employé des termes forts puisque nous avons dit que c’était scandaleux – parce que réellement cela l’est. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent en Bosnie, puisque l’ensemble des pays qui sont engagés dans la SFOR partagent les responsabilités et sont soumis à une chaîne de commandement de l’OTAN, chaîne qui remonte au commandant en chef et qui partage les mêmes règles d’actions et d’engagements. Donc, cela est tout à fait faux et choquant, d’isoler un pays en particulier pour des raisons apparemment géographiques ou de localisations, mais qui ne sont pas tout à fait exactes, lorsque l’on regarde comment les choses se déroulent. Cela a été dit clairement à Madame Arbour. Je l’ai reçue moi-même pendant une heure et demie et nous nous sommes expliqués sur ce point. Par ailleurs, nous avons parlé de l’autre volet qui est celui de la coopération de la France avec le tribunal pénal. Je lui ai rappelé que la France était à l’origine de la création de ce tribunal. Et je lui ai rappelé aussi que la France était le pays qui avait payé le tribut le plus lourd en vies humaines dans les efforts faits pour ramener la paix dans ce malheureux pays. Ce dont elle convient évidemment. Nous avons discuté des modalités de notre coopération. C’est vrai que jusqu’ici il y a dans la procédure du tribunal une certaine façon de traiter les témoins qui mélange un peu les choses : celte procédure met sur le même plan les bourreaux et les sauveteurs, les pyromanes et les pompiers. Jusqu’ici la France s’est tenue à une procédure de coopération. On ne peut pas dire du tout que la France ne coopère pas : elle coopère, mais elle le fait au travers de témoignages écrits qui sont transmis au tribunal. Madame Arbour souhaite que l’on aille plus loin et j’ai pris note des demandes qu’elle formulait à cet égard.

Question : Craignez-vous que les militaires français soient en quelque sorte mis en accusation devant le TPI ?

Hubert Védrine : Je ne pense pas spécialement aux militaires français. Je pense évidemment à eux dans la mesure où la France est l’un des pays qui a le plus contribué depuis des années aux opérations de maintien de la paix et il se trouve donc qu’en Bosnie ils ont été les plus nombreux et que c’est la France qui a eu le plus grand nombre de morts – des dizaines – sans compter les centaines de blessés. Donc, en effet, il y a eu une réaction blessée de notre part aux propos de Madame Arbour. Mais j’ai un raisonnement qui est plus général, qui ne porte pas que sur les militaires français. Je considère qu’il faut mener une réflexion pour que ce tribunal, qui correspond à un besoin, et qui a été créé en réponse à une initiative française, trouve une procédure qui préserve l’avenir des opérations de maintien de la paix et oui, encore une fois, ne traite pas de la même façon un général qui a été désigné par un pays qui est contributaire, participant, qui a eu le mérite d’aller sur place dans des conditions horriblement difficiles et, dans certains cas, a vu se produire des atrocités. C’est le problème du sauveteur qui fait tout ce qu’il peut et que l’on ne peut pas confondre avec des gens qui organisent des horreurs dans tel ou tel pays. Il faut mieux distinguer, mieux réfléchir, sinon cela fera peser une hypothèque pas seulement et pas uniquement par rapport à la France. Donc, c’est une réaction forte de notre part, aussi bien en ce qui concerne l’armée française, compte tenu du rôle qu’elle a joué en Bosnie, que pour les autres pays qui envoient des troupes de ce type. Il faut englober cela dans cette réflexion. J’espère avoir noué avec Madame Arbour une relation qui permette de poursuivre une vraie coopération prenant en compte l’impact de tout ce qui est entrepris.

Question : Quel que soit le secteur ou quelle que soit la nationalité des généraux, ne trouvez-vous pas scandaleux que les criminels de guerre soient encore en liberté ?

Hubert Védrine : Je répète ce que j’ai dit à plusieurs reprises. La position de la France est très claire. Tout ce que l’on peut faire doit être fait pour que les criminels de guerre, tous sans exception, que cela soit Karadzic ou d’autres, partout, dans l’ensemble des zones, soient amenés à répondre de leurs actes devant le tribunal.

Question : Pour rester sur la Bosnie, Monsieur le ministre, quelles pourraient être les grandes lignes du nouveau mandat de la force militaire qui va remplacer la SFOR ?

Hubert Védrine : C’est un mandat qui peut être ajusté, mais il n’est pas fondamentalement différent. On peut le perfectionner, compte tenu de ce qui se passe, compte tenu du fait que les accords de Dayton jusqu’ici ont réussi à rétablir la paix et la sécurité dans ce pays, mais n’ont pas réussi à aller bien loin en ce qui concerne l’élaboration, la construction d’institutions unitaires bosniaques et n’ont pas été très loin dans la réorganisation de la cohabitation, de la coexistence réelle entre les différentes communautés. Presque tout reste à faire sur ce plan. Le mandat n’est pas substantiellement à modifier. Ce serait le cas si l’ensemble du mandat précédent avait été rempli. Donc il faut un peu ajuster ce mandat. Il faut tenir compte des pressions. Il faut continuer, car derrière le mandat, il y a la volonté politique, or la politique doit être de faire continuer à faire converger les pressions de l’ensemble des puissances extérieures sur l’ensemble des protagonistes. Dans la tragédie bosniaque, on n’a commencé à obtenir des résultats et à établir des accords de paix qui tenaient à peu près la route, avant même d’arriver à ceux de Dayton, qu’à partir du moment où ces conditions étaient remplies, c’est-à-dire, vers 1994. Avant il y avait toujours une puissance extérieure qui avait un jeu à elle et qui était en relation avec un des protagonistes et qui dissuadait tel ou tel protagoniste de signer les accords en préparation et donc finalement cela ne marchait pas. Il faut à tout prix préserver cette unité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la France, sur tous ces plans, a toujours dans toutes les démarches et toutes les déclarations, à l’esprit l’unité du groupe de contact, condition sine qua non pour qu’on puisse poursuivre en Bosnie ce qui a été élaboré.
Il est bien, il est méritoire que les pays présents soient salués et encouragés, mais encouragés à persévérer aussi.

Question : Au sujet des convergences politiques en court : quelle sera la forme de présence militaire après la fin du mandat de la SFOR ?

Hubert Védrine : La convergence qui est en train de se former, c’est sur le principe même, c’est très important déjà. Il y a quelques mois, voire quelques semaines, cela n’était pas acquis. Donc, l’idée est maintenant à peu près retenue. Elle n’est pas suffisamment formellement décidée pour qu’on puisse l’annoncer. Mais on voit bien que dans tous les grands pays présents dans la SFOR, l’idée s’est maintenant imposée qu’on ne peut pas partir comme cela. Si nous partions, après tout ce qui a été entrepris en Bosnie, tout serait menacé. Cela est très important. Maintenant il faut à la fois formaliser complètement cette décision politique, et nous attendons à cet égard la confirmation d’une décision américaine et d’autre part, il faut entrer dans des discussions techniques et pratiques sur ce que feront les forces, sans doute moins nombreuses, un peu moins nombreuses. Il faut mieux préciser leurs fonctions, il y a plusieurs types de fonctions. Il faut dissuader toujours la reprise des hostilités et puis en même temps avoir une façon de pouvoir traiter certains types d’incidents. II y a aussi l’encouragement à la construction et la reconstruction, mais ce qui est important au niveau des principes, c’est que tous les pays aujourd’hui engagés doivent rester engagés demain, dans ce qui viendra après la SFOR engagés avec les mêmes responsabilités et les mêmes risques.

Question : Personne ne se risque à un pronostic quant au nombre d’années pendant lesquelles qu’il faudra rester en Bosnie ?

Hubert Védrine : Non, parce que c’est typiquement la question à laquelle on ne peut pas répondre. Nous voudrons rester le moins longtemps possible, à la fois parce que c’est une charge importante et que ce sont des risques réels et en même temps parce que cela voudrait dire que nous avons atteint notre but, alors que nous sommes loin d’avoir notre but et que nous sommes entrés dans une autre phase. Donc le moins longtemps possible mais, peut être assez longtemps si la nécessité s’en fait sentir. Mais nous ne pouvons pas décider comme ça aujourd’hui pour un avenir indéterminé. Nous verrons à chaque étape.

Question : Sur la Turquie, Monsieur le ministre, vous attendez-vous à des mesures de rétorsions économiques de la part d’Ankara ?

Hubert Védrine : En tout cas, je souhaite qu’elles n’aient pas lieu. Je pense qu’il n’y a pas matière à prendre des mesures de rétorsions. La Turquie avait présente un certain nombre de souhaits. Elle désirait pouvoir engager le plus vite possible des négociations d’adhésion, compte tenu du fait que depuis 1963 des accords étaient signés avec ce pays, reconnaissant sa vocation européenne. Finalement, la Turquie n’a pas été retenue par la Commission au début de l’été, ni ensuite par le Conseil européen, comme faisant partie des pays avec lesquels il était possible d’engager des négociations d’adhésion. Ce n’est pas le seul pays qui n’ait pas été retenu puisqu'il y a onze pays candidats et qu’il n’y en a seulement six qui ont été retenus, pour des raisons politiques ou économiques. C’est compliqué d’ouvrir des négociations avec l’Union européenne. C’est compliqué pour l’Union européenne qui doit mesurer à chaque étape les conséquences pour elle – pour son fonctionnement, pour son budget, ses politiques communes, agricoles ou autres – l’impact de nouveaux entrants et puis pour le pays qui entame une négociation, on l’a bien vu dans le passé, c’est toute une remise en cause de lui-même, de sa politique économique, sociale, de son mode de fonctionnement administratif. Donc, ce n’est pas une mince affaire. C’est compliqué. Par rapport à cela, le fait que la Turquie ne soit pas dans cette liste, à nos yeux, ne devrait pas l’amener à prendre des mesures de rétorsion. Il n’y a aucune raison. Ce n’est pas un droit qui a été bafoué, c’est une espérance qui a été déçue. Ce n’est pas la même chose. Donc, nous espérons très vivement que la Turquie n’aura pas de réaction de ce type, ni dans ses relations avec l’Union européenne, ni par rapport à la question de Chypre et nous espérons aussi que la Turquie considèrera la proposition d’une conférence européenne qui a été faite, la proposition de participation à cette conférence, assortie de beaucoup de conditions, mais l’Europe en a décidé ainsi. Nous espérons que la Turquie répondra affirmativement à cette proposition.

Question : Les menaces d’intégration du Nord de Chypre par les Turcs ne risquent-elles pas d’empêcher finalement tout dialogue constructif dans un proche avenir avec la Turquie ?

Hubert Védrine : Ce ne sont que des menaces pour le moment. Il faut vérifier si c’est vraiment le point de vue des responsables Turcs. Il faut vérifier ce qui est fait. Naturellement, si c’était une frite en avant dans ce sens, cela voudrait dire que la Turquie a privilégié cette voie plutôt que le maintien d’un dialogue avec l’Europe. Je répète ce que j’ai dit, les autorités françaises ont regretté que l’Union européenne n’ait pas pu formuler une proposition plus adaptée ou plus ouverte par rapport à la Turquie. Ce qui est fait est fait, et nous sommes solidaires des décisions du Conseil européen. Il y a une offre qui est là, qui est celle de la participation à la conférence européenne, assortie d’un certain nombre de conditions. Nous espérons que la Turquie, après un moment de réflexion peut-être, finira par dire que même si elle ne remplit pas ces conditions aujourd’hui, ces conditions font partie de ses objectifs et de ses perspectives et qu’elle veut s’en rapprocher. Par conséquent, cette participation, ce serait la voie de la sagesse, ce serait raisonnable aussi bien pour la Turquie que pour l’Union européenne, que pour l’affaire de Chypre. Pour tout le monde, ce serait la voie de la sagesse.