Interview de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS, dans "Le Figaro" du 21 mai 1999, sur le confédéralisme dans la construction européenne et les conditions d'une politique étrangère européenne.

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Le Figaro. – Depuis cinq ans, vous êtes, en tant que député du Parlement de Strasbourg, au coeur de la machinerie européenne. Comment la qualifierez-vous ? Etat fédéral ? Fédération d'Etats ? Europe des Nations ?

Michel Rocard. – J'ai vu fonctionner une construction hybride qui ne relève d'aucune catégorie constitutionnelle connue. J'y ai reconnu des éléments incontestablement fédéraux, dans la conduite de la politique économique, la monnaie bien sûr, avec la banque centrale de Francfort, mais aussi l'application des règles de la concurrence ou de la conduite de la politique commerciale. Dans les domaines dits du troisième pilier, justice et police, on est à peine sous un régime confédéral. Dans les affaires du deuxième pilier, politique étrangère et sécurité commune, on n'en est même pas au stade confédéral. Mais ces controverses juridico-politiques n'intéressent que le public français. De plus, elles ne nous aident en rien à trouver des solutions dont a besoin. Et moi, qui fut dans ma jeunesse un enthousiaste fédéraliste européen, je dois reconnaître que les principes fédéralistes ne peuvent nous suffire à découvrir les bonnes procédures pour que naisse enfin la politique étrangère et de sécurité commune.

Le Figaro. – Parce que les intérêts des différentes nations demeurent trop différents, voire antagonistes ?

– Je crois que les intérêts des pays européens sont les mêmes, mais qu'ils ne savent pas. L'appréciation objective de leurs intérêts disparaît souvent derrière leurs cultures, traditions politiques, voire phantasmes historiques. Prenez l'affaire Yougoslave. Il y a près de dix ans, les Allemands ont brisé l'unité de la Yougoslavie en reconnaissant prématurément l'indépendance de la Slovénie, et de la Croatie, qui font partie de leur aire d'influence depuis toujours ; et les Français sont restés trop longtemps pro-serbes, au nom de notre vieille alliance des deux guerres mondiales. En vérité, l'intérêt supérieur de la France comme de l'Allemagne était d'imposer une paix juste et durable dans les Balkans. Les uns et les autres ont mis du temps à le comprendre. Mais le lieu où aurait pu être défini l'intérêt commun à la paix n'existait pas.

Le Figaro. – N'est-ce pas faire preuve de naïveté que de vouloir dépasser les traditions et les passions nationales ?

– L'Europe sera vraiment capable de définir une politique étrangère commune lorsque les Scandinaves auront découvert les beautés de la Méditerranée, que les gens du Sud auront découvert les joies de la Baltique, que les neutres auront compris que les menaces qui nous guettent :  – mouvements massifs de population, islamisme intégriste, trafic de drogue, etc. – ne seront pas réglées par la neutralité, quand les petites nations de l'Europe auront appris à se conduire comme si elles étaient grandes, quand les Allemands auront abandonné, leur peur au nom de l'histoire, à faire sortir des hommes armés de chez eux, même pour des missions de paix, quand les Anglais se seront rendu compte que la Manche est un peu moins large que l'Atlantique, et que les Français cesseront de se penser seuls en Europe à penser le monde, et de donner des leçons à tout le monde.

Le Figaro. – Concrètement, que faire pour arriver à cette prise de conscience ?

– Il faut d'abord créer un espace pour définir les intérêts européens. J'ai ainsi obtenu du Parlement européen un vote demandant à la commission européenne de créer en son sein un réseau d'experts européens qui réfléchissent ensemble. Le CPN (Crisis Prevention Network), réseau de prévention des crises, travaille et publie de nombreux rapports fort intéressants, mais le Conseil des ministres ne s'en sert guère. Il y a deux ans pourtant, le CPN avait rédigé un rapport fort instructif sur le Kosovo… Pour sa part, le traité de Maastricht prévoit la possibilité d'actions communes. La plus importante fut l'intervention militaire en Bosnie. Mais pour aller au-delà, en matière de politique étrangère comme de défense commune, nous devons rompre avec les contraintes inhibantes du vote à l'unanimité, et d'abord nous donner les moyens de penser ensemble.

Le Figaro. – Mais le vote à l'unanimité est seul garant que chacune des volontés populaires nationales soit respectée. L'homme de gauche que vous êtes ne cède-t-il pas ainsi à la logique libérale qui ne se soucie que de préserver les droits des minorités et des individus contre l'expression des volontés des majorités et des peuples ?

– Pas du tout. L'Europe s'effondrera si elle n'est pas capable de s'organiser autour d'une collecte et d'une structuration des légitimes identités nationales. Il nous faut à la fois respecter les nations et tenir compte de la crise du modèle de l'Etat-nation jacobin incarné par la France. Il faut reconnaître franchement que la France est le dernier pays d'Europe à être menacé dans son identité par la construction de l'Europe. Mais la France doit comprendre que le destin de l'Europe est d'accomplir chez elle et partout dans le monde la déclaration des droits de l'homme qu'elle a elle-même proclamée en 1789. Et l'Europe fera cela dans une forme démocratique usuelle, le vote à la majorité.

Le Figaro. – Avec son versant économique aussi ? L'Europe n'est-elle pas l'arme absolue des libéraux, détruisant les monopoles collectifs et les prérogatives publiques ?

– L'idée même d'Europe est antagonique avec celle de libéralisme économique. Parce qu'il s'agit de construire une puissance publique. Le marché se définit par l'absence de frontières. La puissance publique au contraire se définit par des responsabilités dans le cadre de frontières.

Le Figaro. – Mais l'Europe a, au nom du libre-échange, démantelé son système de préférence communautaire qui protégeait son grand marché unique en formation ?

– Ce n'est pas tout à fait exact. Nous avons accepté l'extension du libre-échange mondial parce que nous y avions intérêt. Ce sont l'Afrique et l'Asie qui en ont le plus pâti. Le marché est la chance des forts. L'Europe est davantage le reflet de l'air du temps que la cause. Et l'air du temps était libéral. Mais dix ans après la chute du mur de Berlin, le climat est en train de changer. Après les crises financières au Mexique, en Asie, au Brésil, etc. tout le monde se dit, même aux Etats-Unis : il  faut peut-être réguler les marchés. Mais la bataille est d'abord celle des idées. Son enjeu est politique certes, mais elle se joue d'abord devant le jury des prix Nobel d'économie.