Déclaration de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière, sur l'actualité du communisme face à la mondialisation capitaliste, parue dans "Les exposés du cercle Léon Trotsky n° 75, à l'occasion du 80ème anniversaire de la révolution russe, Paris le 7 novembre 1997.

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Circonstance : Meeting à la Mutualité à Paris le 7 novembre 1997, pour le 80ème anniversaire de la Révolution russe

Média : Exposés du cercle Trotsky

Texte intégral

Il a quatre-vingt ans, jour pour jour, le 7 novembre 1917, un bref communiqué adressé « Aux citoyens de Russie » annonçait :

« Le gouvernement provisoire a été renversé. Le pouvoir de l’État est passé aux mains de l’organe du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, le Comité révolutionnaire militaire qui est à la tête du prolétariat et de la garnison de Pétrograd.

La cause pour laquelle le peuple a lutté : proposition immédiate de paix démocratique, abolition du droit de propriété sur la terre des propriétaires fonciers, contrôle ouvrier de la production, création d’un gouvernement des Soviets, cette cause est assurée.

Vive la révolution des ouvriers, des soldats et des paysans ! »

Le communiqué était signé du Comité révolutionnaire militaire auprès du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd. Il avait été rédigé par Lénine.

Les falsificateurs à l’œuvre

Dans l’hebdomadaire Courrier internationale de cette semaine, qui titre à la une « Russie, enterrer enfin la révolution d’Octobre ? », un académicien russe, d’âge suffisamment avancé pour avoir vécu l’événement, affirme que ce jour-là, « il ne s’est rien passé de particulier qui mérite qu’on s’en souvienne ». Le vénérable académicien n’explique évidemment pas comment cet événement, qu’il qualifie de simple « putsch de palais », a pu marquer l’histoire de tout notre siècle qui, a pourtant connu des centaines sinon des milliers de putschs depuis longtemps oubliés.

Dans une émission de télévision récente, deux hommes qui se considèrent comme des historiens et l’un des deux au moins, spécialiste de la Russie, Max Gallo et Marc Ferro devisaient sur le même thème du « putsch ».

Le premier pontifiait sur la facilité avec laquelle 5 000 « putschistes bolcheviks » ont réussi, pratiquement sans combat, après quelques obus à blanc tirés par le croiseur Aurore, à conquérir le pouvoir.

Max Gallo, historien, littérateur, ex-ministre socialiste et porte-parole du gouvernement Mauroy, n’a pas éprouvé le besoin d’expliquer comment ces « 5 000 putschistes » auraient réussi ce tour de force dans un pays où, du fait de la guerre, l’armée comptait dix millions de soldats, ni comment ils ont pu se maintenir au pouvoir dans un pays de 150 millions d’habitants malgré la guerre civile et malgré l’intervention militaire d’une dizaine de puissances « alliées », dont la France, l’Angleterre, les États-Unis, le Japon.

Il est vrai qu’il trouve, même aujourd’hui, des historiens qui affirment que la révolution française de 1789, d’où était sortie en son temps la France moderne de la bourgeoisie, n’a été qu’une succession de soubresauts aussi violents qu’irrationnels et inutiles. Mais, par bonheur pour l’humanité, ce ne sont pas ces commentateurs-là qui font l’histoire.

Et je fais grâce des titres haineux des articles que différents périodiques ont consacrés ces temps-ci à la révolution d’Octobre. Les uns jubilent du fait que ce qu’ils considèrent comme une parenthèse de l’histoire soit enfin fermée. Les autres se penchent hypocritement sur « le destin brisé de la Russie », pour reprendre le titre d’une revue d’histoire. Une équipe de prétendus historiens vient de consacrer un « livre noir » au « 80 millions de victimes du communisme », mettant dans cette sinistre comptabilité aussi bien la Russie de la période révolutionnaire que l’URSS de Staline, aussi bien la Chine et quelques autres pays comme les États d’Europe de l’Est.

En admettant même que cela soit vrai, en face le capitalisme peut aligner le sinistre record de 100 millions de morts directs ou indirects pour les seules six années de la Deuxième Guerre mondiale. Et si l’on arrête là cette comptabilité, c’est en ignorant les répressions au Maroc avant et après la guerre, les victimes des contre-révolutions des années 20 de la montée du fascisme, les massacres et les guerres de la décolonisation aux Indes, en Indonésie, à Madagascar, en Algérie, en Indochine ou en Corée, en Palestine, ceux de l’apartheid en Afrique du Sud et de toutes les guerres et dictatures fomentées par l’impérialisme dans les continents africain et sud-américain. Sans parler des famines et de la malnutrition, car pour l’URSS, ces historiens à sens unique comptent tout cela et même la famine qui fit un million de morts, due à la guerre civile soutenue par l’intervention étrangère. L’idée ne leur est pas venue non plus de compter les victimes de ces innombrables conflits locaux, où, en réalité, c’étaient de grands trusts rivaux qui s’affrontaient avec la peau des peuples comme au Biafra ou au Moyen-Orient, ni les victimes de sanglants conflits ethniques qui, comme au Rwanda, couvrent des rivalités entre puissances impérialistes.

Dans une interview avant-hier matin à la radio, le chef de file de cette équipe n’a pas seulement rendu Lénine responsable des crimes de Staline, mais a même sorti cette perle : « C’est la révolution de février qui a introduit la violence en Russie ».

Son « oubli » de la guerre mondiale dans laquelle était plongée la Russie en 1917 est révélateur.

Nous avons choisi de parler de l’actualité du communisme face au capitalisme.

En premier lieu, il est indispensable de revenir sur ce passé obscurci par les adversaires du communisme et dénaturé par ceux qui ont été, pendant des dizaines d’années, les administrateurs sans nuance de la politique de Staline et de ses successeurs. Soit dit en passant, ils sont nettement moins nombreux depuis l’écroulement de l’URSS et ils ont bien souvent rejoint le camp de l’anticommunisme.

Revenons donc au 7 novembre 1917 où, pour la première fois depuis les trois mois, après la guerre franco-allemande de 1870, de la commune de Paris, écrasée dans le sang, le prolétariat, cette classe de la société qui ne possède rien que sa force de travail pour vivre, s’est emparée du pouvoir d’État pour tenter de transformer la société.

Qu’une société sans exploiteurs et sans exploités, sans propriété privée et sans oppression, puisse exister était une idée aussi ancienne que le capitalisme lui-même. Et ce n’était pas une idée russe ou allemande, mais une idée d’ici car ses théoriciens étaient surtout français comme Fourier ou Saint-Simon. Au début, ce n’était qu’un rêve de visionnaires, le rêve d’hommes révoltés par la brutalité du capitalisme, qu’on a appelés par la suite des « socialistes utopiques ». Utopiques, ils l’étaient, mais ils étaient sincèrement socialistes, à la différence des dirigeants politiques qui, aujourd’hui, portent la même étiquette.

Puis, avec des hommes comme Blanqui, qui s’affirmait communiste et œuvrait pour organiser les hommes et les femmes déterminés comme lui à « anéantir l’aristocratie d’argent », le rêve est devenu un objectif politique. Avec Marx et Engels, cet objectif a trouvé un fondement rationnel, comme une conséquence historique de l’évolution du capitalisme lui-même.

Le capitalisme a construit les bases matérielles du socialisme

Le grand mérite historique du capitalisme, par rapport aux formes d’organisation économique antérieures, c’est d’avoir développé les capacités de production à une échelle insoupçonnée jusqu’alors.

Il a fait sortir les sciences et les techniques de leur berceau, pour les mettre au service du développement capitaliste. Il a remplacé les ateliers par des usines de plus en plus grandes se fournissant dans le monde entier et produisant pour le monde entier ; l’agriculture parcellaire par l’agriculture industrielle ; la boutique des usuriers par de puissantes banques qui ont des capitaux dans un grand nombre de pays. Il a poussé la division internationale du travail à un point tel que l’économie est aujourd’hui un tout à l’échelle de la planète. La mondialisation dont on parle tant aujourd’hui est en marche depuis les débuts du capitalisme. Voilà pourquoi, soit dit en passant, combattre la mondialisation sans combattre le capitalisme, est une prétention aussi utopique que réactionnaire. Et c’est bien un signe du recul des véritables idées socialistes et communistes qu’un parti qui se revendique du mouvement ouvrier, comme le Parti communiste, se retrouve, par rapport à la mondialisation, sur les mêmes positions réactionnaires qu’un de Villiers ou qu’un Le Pen. Ce n’est pas la mondialisation de l’économie qui est mortelle pour la société, c’est le fait que cette économie mondialisée reste soumise aux lois aveugles du marché et à la domination du grand capital. Mais c’est précisément la division internationale du travail qui permettra demain à l’humanité, débarrassée une fois pour toutes du capitalisme, de produire suffisamment en qualité comme en quantité pour assurer à chacun selon ses besoins.

La recherche du profit privé et la concurrence ont toujours été les seules aiguillons du développement sous la forme capitaliste. Même à l’époque, il y a deux siècles, où ce mode de production représentait un progrès considérable par rapport à l’immobilisme des modes de production qu’il détruisait, le capitalisme s’est toujours développé en poussant à la misère une majorité de la population pour permettre à une minorité de concentrer des richesses croissantes entre ses mains. Même dans sa période ascendante, le développement capitaliste a été chaotique, marqué par des crises économiques périodiques, c’est-à-dire par d’immenses gaspillages de forces de travail.

Le capitalisme s’est développé dans la souffrance et le sang dont le commerce des esclaves n’a été qu’un des aspects les plus caractéristiques ; en Angleterre par exemple, où il a débuté, il a grandi en transformant des hommes, des femmes et des enfants en simples prolongements des machines et affamé, en les chassant de leurs terres, des milliers de paysans pour les transformer en ouvriers d’industrie surexploités ; il a conquis la planète en en faisant l’arène de ses pillages et de ses guerres coloniales.

Mais ce qui rend à la fois possible et nécessaire le remplacement du capitalisme par une forme d’organisation économique supérieure, c’est qu’il est devenu un obstacle au progrès. Les capacités productives depuis déjà des dizaines d’années, voire un siècle, sont plus que suffisantes pour assurer à tous les peuples de la Terre, une convenable. Mais ces capacités productives ne sont pas contrôlées par la collectivité. Elles sont soumises aux intérêts du profit capitaliste et aux aveugles du marché.

« L’homme a cessé d’être l’esclave de la nature pour devenir l’esclave de la machine et, pis encore, l’esclave de l’offre et de la demande. La crise mondiale actuelle témoigne d’une manière particulièrement tragique combien ce dominateur fier et audacieux de la nature reste esclave des puissances aveugles de sa propre économie. La tâche historique de notre époque consiste à remplacer le jeu déchaîné du marché par un plan raisonnable, à discipliner les forces productives, à les contraindre d’agir avec harmonie, en servant docilement les besoins de l’homme ».

Voilà, résumé par Trotsky, quelques années après la révolution d’Octobre 1917, le programme de la révolution sociale. Mais bien avant la révolution russe, cela avait été le programme du mouvement ouvrier politique, des partis socialistes de la fin du siècle dernier.

Et voilà que ce 7 novembre 1917, c’est le peuple russe, ouvriers et paysans sous l’uniforme et prolétariat industriel qui, en prenant le pouvoir, a fait de ce programme de transformation sociale un programme de gouvernement.

Les retards de la Russie

Le retard économique, social et culturel de la Russie par rapport aux nations capitalistes conjugué au despotisme tsariste faisait que la Russie était depuis longtemps mûre pour la révolution que des générations d’ouvriers comme d’intellectuels avaient attendue et espérée. Mais ces mêmes raisons, cette arriération, faisaient que la Russie semblait, de tous les grands pays, parmi les moins mûrs pour le socialisme.

La Russie d’avant la révolution était un territoire grand comme l’Europe et l’Afrique réunies, où la grande industrie et, partant, le prolétariat moderne ne représentaient que des îlots épars dans l’immensité des campagnes où l’on vivait et produisait comme au Moyen Age, sans pratiquement de routes et de chemins de fer. Les « moujiks » russes, condamnés à l’horizon borné des villages, n’étaient libérés du servage que depuis à peine cinquante ans. Ils continuaient à vivre sous la coupe de ces 30 000 grands propriétaires fonciers qui possédaient, à eux seuls, autant de terres que les dix millions de familles paysannes, les cent millions d’habitants des campagnes.

Mais l’empire russe était, aussi, la plus vaste « prison des peuples » d’Europe, sinon du monde, avec une centaine de peuples que les conquêtes militaires successives avaient annexés dans l’empire tsariste où ils étaient soumis à une oppression brutale. Certaines de ces régions – la Pologne, la Finlande ou les pays Baltes – avaient atteint un niveau de développement supérieur au reste de la Russie, tout en restant loin encore de l’Europe occidentale. Mais les sociétés d’Asie centrale étaient inchangées depuis des siècles, sans parler des nombreuses peuplades des immenses étendues sibériennes dont certaines vivaient encore pratiquement à l’âge de pierre.

Une société anesthésiée par l’Église, dominée par une bureaucratie tsariste, une noblesse parasitaire, une cour corrompue, la famille du tsar manipulée par un moine fou et illuminé, Raspoutine, voilà la Russie à la veille de la Révolution.

La Russie d’alors était loin, très loin de la France, de l’Allemagne ou des États-Unis et plus près de pays comme la Chine ou l’Inde, tant par ses infrastructures que par sa production de biens matériels. Et le retard était du même ordre sur le plan de la culture et de la civilisation, ne serait-ce qu’en raison de l’analphabétisme de la majorité de la population.

Le capitalisme s’est introduit en Russie surtout par l’entremise des capitaux anglais ou français. Cela entraîna la subordination croissante de la Russie à ces puissances impérialistes et sa participation à la guerre mondiale, pour défendre à la fois les ambitions dynastiques du tsar et les intérêts du grand capital anglais et français.

Le prolétariat russe, un prolétariat jeune et combatif

Mais en faisant surgir des grandes entreprises dans un certain nombre de grandes villes et de régions minière, le capitalisme faisait en même temps surgir un prolétariat. Un prolétariat d’emblée concentré plus que partout ailleurs au monde dans de grandes entreprises, car les investisseurs ne reproduisent pas tout le développement capitaliste en construisant d’emblée des entreprises aux normes les plus modernes et les plus efficaces de l’époque.

Un prolétariat mal payé, mais travaillant aux normes de la technologie occidentale. Un prolétariat combatif qui, dès sa naissance, à la fin du siècle dernier, commençait à s’éduquer politiquement au travers de ses luttes.

Le despotisme conjugué du tsarisme et du grand capital a fait que cette jeune classe ouvrière n’était pas ligotée par le conservatisme social entretenu à la même époque dans les vieux pays capitalistes par toute une partie du mouvement ouvrier lui-même.

Les ouvriers de l’industrie, des mines et des transports n’étaient pas très nombreux au moment de la révolution. Mais ces quatre millions de prolétaires allaient devenir le noyau le plus conscient autour duquel la révolution de dizaines de millions de paysans allait s’organiser.

Ce sont donc les travailleurs d’un pays arriéré, pauvre, qui allait être le premier détachement de la classe ouvrière mondiale à remporter une victoire sans précédent sur la bourgeoisie internationale car il s’agissait de la faible bourgeoisie russe et des puissantes bourgeoisies anglaise et française.

Ces prolétaires, qui venaient à peine d’émerger de la condition de moujiks et de la barbarie du passé, incarnaient le progrès dans une société russe putréfiée, et l’espoir de l’incarner à l’échelle de l’humanité.

C’est la guerre, commencée en 1914, qui fut l’accoucheuse de la révolution. Les tranchées furent le creuset où les ouvriers se mélangèrent pendant trois ans avec les paysans, sortis brutalement de l’isolement de leurs villages pour être entraînés dans une boucherie mondiale dont ils comprenaient d’autant moins les raisons qu’elles découlaient de la rivalité entre des grandes puissances financières lointaines. La guerre était en même temps une épreuve jugeant impitoyablement l’incapacité de cette noblesse qui fournissait des officiers aussi méprisants qu’incompétents, de la bourgeoisie qui s’enrichissait des commandes de guerre, de ces ministres corrompus qui intriguaient avec les dirigeants allemands pendant qu’ouvriers et paysans mouraient côte à côte dans les tranchées.

Le chef de file des libéraux bourgeois, Milioukov, disait lui-même alors : « L’histoire n’a jamais connu un gouvernement si stupide, si corrompu, si pusillanime, si traître ».

La révolution de février 1917

À l’époque, le peuple russe était traditionnellement décrit comme patient et les moujiks comme des bêtes de somme. Cette patience a cessé en février 1917. Partie d’une manifestation de femmes, l’exploitation populaire a balayé en quelques jours la dynastie des Romanov qui avait opprimé la Russie pendant trois siècles.

Ce sont les ouvriers et les soldats qui ont fait la révolution. Ce sont eux qui ont renversé le tsar et son régime. Mais aussitôt le tsarisme écroulé, ce sont les banquiers, des hommes de loi, des professeurs et des politiques qui se sont installés au pouvoir, ont constitué le nouveau gouvernement, se sont proclamés les dirigeants de la révolution. Et c’est au nom de celle-ci qu’ils ont ordonné aux paysans et aux ouvriers sous l’uniforme de retourner au front et, à ceux qui n’étaient pas mobilisés, de retourner soit aux machines, soit à la terre, sans changer quoi que ce soit, sans même chercher à arrêter la folie guerrière.

La révolution aurait pu s’arrêter là. Les puissances impérialistes alliées à la Russie ont aussitôt reconnu ce gouvernement provisoire prétendument révolutionnaire, si prompt à renvoyer les soldats dans les tranchées. Tant que la révolution ne se traduisait que par un changement de régime, mais n’accordait ni la paix aux soldats, ni la terre aux paysans, ni le pain aux ouvriers, et surtout, tant qu’elle ne touchait pas à la domination sociale des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie, les chefs des puissances impérialistes étaient tous prêts à changer les vertus de la révolution.

Il est significatif que, ces jours-ci, alors que l’on n’entend s’exprimer que les adversaires de la révolution russe, ceux-ci n’ont d’indulgence que pour la révolution de février.

En rappelant comment les masses populaires s’étaient fait déposséder de leur révolution en 1789 en France ou en 1848 en Allemagne, la grande révolutionnaire allemande Rosa Luxembourg, apprenant la révolution de février dans la prison où elle était enfermée pour s’être opposée à la guerre, se demandait avec inquiétude : « Les ouvriers russes se laisseront-ils encore berner ? ».

Eh bien, non, les ouvriers russes ne se sont pas laissé berner par la bourgeoisie ! Malgré leur faiblesse numérique, ils avaient pour eux deux choses capitales.

Ils avaient eu une expérience de luttes riche et variée sous le tsarisme qui avait culminé en 1905 après une autre guerre, la guerre russo-japonaise, en une véritable révolution. Une révolution où la classe ouvrière, seule dans la lutte contre le tsarisme, avait été vaincue. Mais où elle avait appris beaucoup de choses ; où elle avait fait lever en son sein des dizaines de milliers de cadres révolutionnaires ; où, surtout, pour la première fois dans l’histoire, elle avait fait surgir ces comités représentatifs de masses en lutte, ces « conseils » ou « soviets » en russe, qu’elle allait tout aussi spontanément recréer en 1917. Lénine affirmait souvent que, sans la grande école que fut la révolution de 1905 pour les larges masses ouvrières, sans cette « répétition générale », le prolétariat n’aurait probablement pas pu vaincre en 1917. Car, contrairement à la vision bornée ou intéressée des intellectuels de la bourgeoisie, la révolution d’Octobre ne fut pas un coup d’État réussi, par un parti, mais se fit avec le soutien actif et la participation collective et consciente de millions d’ouvriers et de paysans, en uniformes de soldat ou pas.

Cela n’est en rien contradictoire avec le fait que le Parti Bolchevik assura la victoire de cette révolution partie des profondeurs des masses populaires. Car, comme le craignait Rosa Luxembourg, les masses auraient pu se laisser berner et déposséder de leur révolution.

Les soviets et le Parti Bolchevik

Trotsky, un des principaux dirigeants de la révolution de 1917, s’expliquant sur celle-ci, disait : « La bourgeoisie libérale, elle, peut s’emparer du pouvoir et l’a pris déjà plusieurs fois comme résultat de luttes auxquelles elle n’avait pas pris part : elle possède à cet effet des organes de préhension magnifiquement développés. Cependant, les masses laborieuses se trouvent dans une autre situation. On les a habituées à donner et non à prendre. Elles travaillent, patientent, aussi longtemps que cela va, espèrent, perdent patience, se soulèvent, combattent, meurent, apportent la victoire aux autres, sont trompées, tombent dans le découragement, elles courbent à nouveau la nuque, elles travaillent à nouveau. Telle est l’histoire des masses populaires sous tous les régimes. Pour prendre fermement et sûrement le pouvoir dans ses mains, le prolétariat a besoin d’un parti qui dépasse de loin les autres partis comme clarté de pensée et comme décisions révolutionnaire ».

Ce parti en Russie, c’était le Parti Bolchevik, moralement et entièrement préparé pour conduire le prolétariat à la conquête du pouvoir. Un parti qui avait fait profondément sienne la compréhension marxiste de l’évolution de la société, ce qui l’a rendu apte à discerner, même aux pires périodes de réaction ou de répression, les cheminements souterrains de la révolution. Un parti forgé dans de dures luttes pendant les 15 ans qui séparent l’apparition du Parti Bolchevik de la révolution ; un parti composé d’un nombre relativement faible de femmes et d’hommes, ouvriers mais aussi intellectuels, mais tous consacrant entièrement leur existence à la révolution sociale, et tous très liés aux masses ouvrières, dans lesquelles ils voyaient le seul levier pour transformer la société.

Il a fallu la conjonction de ces deux éléments, la maturité politique de l’ensemble du prolétariat et le Parti Bolchevik, pour que la révolution de février ne finisse pas par un coup d’état militaire pour lequel il y avait de nombreux candidats. Si les masses ouvrières ont, dans un premier temps, laissé s’installer un « gouvernement provisoire » bourgeois qui se proclama d’autant plus révolutionnaire qu’il ne voulait rien changer, elles ont eu l’intelligence politique de se donner les moyens de renverser le cours des choses. Je cite ici le récit d’Albert Rhyss Williams, journaliste américain compagnon de John Reed, présent en Russie à cette époque :

« Les masses russes étaient à ce moment "raisonnables". Elles laissèrent les bourgeois former leur "gouvernement provisoire"… Mais avant de retourner aux tranchées, aux fabriques, à la terre, elles créèrent à leur idée des organisations. Pour chaque usine de munitions, les ouvriers choisirent un des leurs en qui ils avaient confiance. Dans les fabriques de chaussures et dans les filatures, ils firent de même. Les briqueteries, les verreries et les autres industries suivirent l’exemple. Ces représentants élus directement par leurs pairs formèrent le soviet, conseil des représentants des ouvriers.

Par le même procédé, les armées formèrent des soviets des représentants des soldats et les villages, des soviets des représentants des paysans… Les soviets étaient donc composés, non de politiciens bavards et ignorants, mais d’hommes qui connaissaient leur métier. De mineurs qui savaient ce qu’est une mine, de mécaniciens qui savaient ce qu’est une machine, de paysans qui savaient ce qu’est la terre, de soldats qui savaient ce qu’est la guerre, d’instituteurs qui savaient ce que sont les enfants.

Les soviets se formèrent dans toute la Russie : dans chaque cité, chaque ville, chaque hameau et chaque régiment. Quelques semaines après l’écroulement de la vieille charpente tsariste, un sixième de la surface de la terre était doté de ces nouvelles organisations sociales. Dans toute l’histoire il n’y eut pas de phénomène plus frappant ».

Le soviet, un organe représentatif plus démocratique que le Parlement français bourgeois

Ces soviets, avec leurs élus révocables à tout instant, reflétant au jour le jour l’état d’esprit des masses, ont représenté la population laborieuse d’une manière infiniment plus démocratique que ces parlements bourgeois où les travailleurs élisent des députés pour quatre ou cinq ans, mais sans avoir aucun moyen de changer leurs représentants dans l’intervalle, même s’ils trahissent complètement leurs engagements.

La présence dans toutes les villes industrielles de garnisons militaires gonflées par la guerre, au lieu de donner au gouvernement provisoire les moyens d’écraser la révolution, a au contraire donné à la révolution l’opportunité de disloquer l’appareil de répression de la classe dirigeante. La proximité facilitait l’influence des ouvriers révolutionnaires sur les casernes. L’armée se désagrégea de l’intérieur, minée par l’opposition entre les soldats, surtout des paysans, et la hiérarchie militaire, dominée d’en haut par l’aristocratie et, en dessous d’elle, par des fils de bourgeois. Et c’est par l’intermédiaire de leurs conseils, les soviets de soldats, que les paysans ont eu leur représentation dans les villes, là où battait le cœur de la révolution et se trouvait sa direction.

Aux premiers mois de la révolution, les bolcheviks étaient loin d’être majoritaires dans ces soviets. Mais ils se sont renforcés à chaque trahison du « gouvernement provisoire », à chaque reniement des partis qui prétendaient représenter la révolution.

Les bolcheviks se renforcèrent chaque fois que les événements ont prouvé aux masses que les atermoiements du gouvernement compromettaient même le peu d’acquis de la révolution de février, c’est-à-dire les libertés démocratiques. Le choix n’était pas, n’en déplaise à tous les commentateurs sociaux-démocrates de la révolution russe, entre la démocratie et la dictature du prolétariat, mais entre une dictature militaire avec, peut-être, en prime le retour au tsarisme, ou le pouvoir des soviets. Et lorsque, le 7 novembre 1917, les soviets ont pris le pouvoir dans la capitale, une majorité de représentants bolcheviks y avait été élue de la façon la plus démocratique.

Sans la participation active de centaines de milliers de membres à ce réseau de soviets couvrant le pays, adhérent pleinement au nouveau pouvoir établi à Pétrograd et s’appuyant sur des millions d’ouvriers et paysans pauvres, le Parti Bolchevik n’aurait pas été placé à la tête du pouvoir et n’aurait pas pu y rester et les soviets n’auraient même pas pu le conserver.

Lénine et Trotsky n’avaient, dans les premiers temps de la révolution, aucun appareil d’État à leur disposition, pas d’armada de fonctionnaires, pas d’administration industrielle, pas de représentants dans le pays du pouvoir central. Ce sont ces soviets qui allaient transmettre, sur le terrain, dans la vaste Russie, la politique révolutionnaire qui incarnait leurs aspirations.

Le prolétariat était désormais au pouvoir. Trotsky rappelle l’étonnement de certains dignitaires chassés de l’État tsariste et l’ironie des commentateurs occidentaux qui ne donnaient pas plus de quelques semaines au nouveau pouvoir, devant le fait que celui-ci permettait à un sous-officier de devenir commandant suprême, à un infirmier de devenir directeur d’hôpital, à un serrurier de diriger une entreprise, à un portier de présider un tribunal.

« On devait pourtant le croire », répétait Trotsky. « On ne pouvait d’ailleurs pas ne pas le croire tandis que les sous-officiers battaient les généraux, le maire autrefois journalier brisait la résistance de la vieille bureaucratie, le lampiste mettait de l’ordre dans les transports, le serrurier comme directeur rétablissait l’industrie ».

Alors, si la révolution russe reste d’actualité aujourd’hui, c’est en premier lieu parce qu’elle a été la démonstration de la capacité de la classe ouvrière à exercer le pouvoir pour transformer la société.

L’attitude à l’égard de ce nouvel État créé par la révolution allait partager le mouvement ouvrier pour les dizaines d’années dont les dix ou vingt premières furent cruciales.

Et encore aujourd’hui, ce partage du mouvement ouvrier porte la marque de la révolution russe.

La vague révolutionnaire en Europe

Les commentateurs hostiles triomphent aujourd’hui : la révolution russe n’a pas abouti à une société sans classe, elle a seulement sécrété une bureaucratie privilégiée qui, depuis quelques années, est en train de rétablir le capitalisme. Elle n’a pas abouti à la disparition de l’État, mais au contraire, elle a abouti à un État omnipotent qui, surtout au temps de Staline, fut une dictature féroce.

Tous ces arguments ne servent pas seulement aux adversaires de toujours de la révolution russe à justifier leur attitude passée. Ils leur servent surtout à démontrer que la faillite de l’Union soviétique, ce serait la faillite du communisme lui-même.

Alors, aujourd’hui, 80 ans après, quel bilan peut-on faire de la révolution russe du point de vue du communisme et pas de celui de ses adversaires ?

C’est dans les pays industriellement avancés que Marx et Engels et tous les socialistes du siècle dernier imaginaient le départ de la révolution sociale.

La construction du socialisme, du communisme, c’est-à-dire l’organisation rationnelle de l’économie sur d’autres bases que la propriété privée, la concurrence et le profit, nécessitait, selon Marx, un niveau économique élevé que seul le développement capitaliste arrivé à une certaine maturité pouvait assurer. Elle nécessite l’industrialisation, une certaine accumulation de richesse, une concentration économique et un certain niveau de culture et de civilisation.

Les dirigeants de la révolution ouvrière connaissaient aussi bien les idées de Marx que l’arriération de la Russie. Mais ils ne raisonnaient pas en fonction de la seule Russie, mais en fonction de toute l’Europe. La Russie n’était certes pas mûre pour le socialisme, mais l’Occident développé l’était. En révolutionnaires internationalistes qu’ils étaient, ils ne proposaient pas au prolétariat russe qui déployait une énergie révolutionnaire formidable, de retourner au travail et de continuer la guerre impérialiste, en attendant que le capitalisme russe développe l’économie. Ils prévoyaient que la prise du pouvoir en pleine guerre mondiale par le prolétariat dans un pays de la taille et de l’importance de la Russie pouvait être un levier formidable pour entraîner dans la voie révolutionnaire le prolétariat des pays développés d’Europe occidentale.

À leurs yeux, la seule façon de surmonter « l’immaturité » de la société russe pour le socialisme passait par la victoire du prolétariat dans les pays économiquement développés. Ils pensaient que la révolution russe pouvait être le détonateur d’une telle propagation de la révolution.

Cela n’était pas un vœu pieux. Dans les mois qui suivirent, la moitié de l’Europe s’embrasait. La Finlande d’abord, suivie de l’Allemagne où les masses insurgées ont obligé l’empereur à abdiquer le 9 novembre 1918. Cette fois, ce n’était pas un pays arriéré, mais le pays le plus développé, le plus industrialisé d’Europe, qui se couvrait de conseils ouvriers. De janvier à mai 1919, des soulèvements ouvriers se succédèrent à Berlin, en Saxe, à Munich. Dans la capitale de la Bavière s’est même constitué brièvement un pouvoir soviétique. En Hongrie, la bourgeoisie débile a cédé sans combat le pouvoir aux forces du prolétariat, aux partis ouvriers, avant qu’une intervention étrangère écrase la révolution et installe une dictature.

Pour la première fois de son histoire, la bourgeoisie impérialiste et son système économique tremblaient sur leur base. La guerre venait pourtant de montrer de quels puissants moyens disposait la bourgeoisie. Mais ce sont les classes laborieuses qui font fonctionner non seulement la machine productive du capitalisme, mais aussi sa machine militaire. La puissance militaire de l’impérialisme s’effondrait en même temps que s’éveillait la conscience du prolétariat.

Le renversement de l’ordre capitaliste n’avait jamais paru aussi proche. La possibilité qu’une partie de l’Europe soit gouvernée par les travailleurs était ouverte. De grandes grèves en Italie en 1920 et des vagues de grèves en France et en Grande-Bretagne allaient montrer par la suite que c’est tout le prolétariat européen qui se mobilisait.

C’est tout l’avenir proche de l’humanité qui se jouait en Allemagne qui, avec son industrie puissante, son prolétariat nombreux, organisé, cultivé et formé socialement et politiquement, aurait pu apporter tout ce qui manquait à la révolution russe. Mais la classe ouvrière allemande a été vaincue. Et vaincue surtout parce que la bourgeoisie allemande a trouvé, dans la direction même du mouvement ouvrier, dans la social-démocratie, un allié décisif et d’autant plus efficace contre les travailleurs qu’il avait leur confiance.

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d’un travail. La soupe populaire. En trois ans, la production industrielle américaine, de loin la plus puissance du monde, chuta de 50 %.

Puis, la crise s’est étendu partout dans le monde capitaliste, dont l’Europe. L’économie allemande s’est effondrée à son tour. Des millions de travailleurs se sont retrouvés brutalement au chômage, en même temps que des centaines de milliers de commerçants, de boutiquiers, d’artisans étaient ruinés. Les bases objectives du nazisme étaient là.

Et, alors que les troupes de choc de Hitler commençaient à représenter un danger menaçant pour la classe ouvrière et pour la société, la social-démocratie a été, de nouveau, la principale force pour lier les mains des travailleurs, pour les désarmer. C’est en particulier grâce à la trahison de la social-démocratie, à la démission de ses dirigeants devant le combat inévitable, qu’Hitler a pu arriver au pouvoir, briser la classe ouvrière allemande, et s’engager dans une politique d’armement pour le repartage du monde en faveur de la bourgeoisie allemande.

Alors, oui, puisqu’on parle de responsabilité politique, elle est là. Celle de la social-démocratie est écrasante, même si à partir d’une certaine période, son rôle a été complété par celui du Parti communiste allemand sous la direction de Staline. Certains des propres dirigeants de la social-démocratie allaient être victimes de Hitler, mais cela n’enlève rien à leur responsabilité, ni pour l’ascension du nazisme, ni pour la marche vers la Deuxième Guerre mondiale que cela devait entraîner. Car c’est elle qui, par deux fois en quinze ans, a ligoté la classe ouvrière ! Que sont les conséquences comparées de la révolution russe à côté de cela ?

Et quatre-vingts ans après, on peut encore parler de la responsabilité écrasante de la social-démocratie dans la survie de la société capitaliste et de son cortège de misère, de guerres et d’infamies.

Comme l’affirmait Trotsky à l’époque : « L’histoire s’est déroulée de telle sorte qu’à l’époque de la guerre impérialiste la social-démocratie allemande s’est avérée – et l’on peut maintenant l’affirmer avec une objectivité parfaite – être le facteur le plus contre-révolutionnaire dans l’histoire mondiale ».

C’est ce rôle contre-révolutionnaire à l’échelle européenne de la social-démocratie qui a isolé la révolution russe et l’a réduite à un camp retranché.

Et, de ce point de vue, en complément de son rôle dans le maintien et la consolidation du capitalisme en Europe et dans le monde, la social-démocratie a créé les bases économiques et sociales qui ont fait dégénérer l’État russe et permis à Staline de surgir du fumier bureaucratique.

L’isolement de la révolution et la dégénérescence de l’État ouvrier

C’est l’isolement de la révolution dans un pays arriéré qui n’a pas permis, malgré tous les sacrifices et les prouesses techniques, de sortir du sous-développement, terreau sur lequel a poussé une couche de privilégiés sécrétant une dictature qui avait le mérite, à leurs yeux, de défendre leurs privilèges contre les masses démunies.

Si Staline, pour reprendre encore une expression de Trotsky, a été un des plus grands criminels de l’histoire, c’est la social-démocratie qui est responsable de la situation qui a produit Staline.

Car, laissé seule après la défaite du prolétariat allemand, la révolution soviétique était condamnée. Ses dirigeants, Lénine et Trotsky, le savaient. Ils savaient que le socialisme ne pouvait être parachevé que sur la base d’un développement considérable des forces productives que seule peut assurer la division internationale du travail.

Leur espoir a été qu’en 1917-1919 le prolétariat n’avait perdu qu’une bataille et que d’autres suivraient ailleurs qu’en Russie, mais cette fois-ci avec des organisations capables de conduire le prolétariat à la victoire. C’est dans le but de créer, d’éduquer, de renforcer ces organisations que la direction du Parti Bolchevik a été l’Internationale Communiste, qui se voulait le parti mondial de la révolution.

Mais, après la vague révolutionnaire de 1918-1919 et les défaites qui l’ont suivie, il n’y a pas eu de nouvelle montée révolutionnaire. Ou, pour être plus exact, lorsque la nouvelle montée survint, au milieu des années trente, en Espagne, en France, la bureaucratie soviétique et les partis communistes qu’elle avait sous tutelle sont devenus, à leur tour et aux côtés de la social-démocratie, des alliés de la bourgeoisie et s’opposèrent à l’essor révolutionnaire des masses.

Toujours est-il qu’en 1921, au sortir d’une guerre civile entrecoupée d’interventions étrangères qui avaient, pour le peuple russe, prolongé la guerre mondiale, la Russie était comme aucun autre pays au monde ne l’était.

La révolution prolétarienne avait supprimé, dès ses premiers jours, la grande propriété foncière et, par la même occasion, les prélèvements considérables de cette classe parasitaire sur l’économie. Elle avait exproprié la bourgeoisie et pris en main l’organisation de l’économie.

C’est un bouleversement considérable, jamais vu, des rapports sociaux et de l’organisation économique. Pour la première dans l’histoire, un État s’attelait à la tâche d’organiser la production en appliquant les principes socialistes.

Mais cela a dû être fait dans les conditions les plus difficiles. La Russie soviétique portait le lourd handicap de son arriération économique. Cela ne se manifestait pas seulement en ceci que le niveau de production était extrêmement bas et qu’on ne pouvait donc socialiser que la misère. L’arriération avait laissé à l’écart du développement capitaliste antérieur la majeure partie de l’économie. Même le simple recensement des possibilités productives et des besoins, qui est à la base du socialisme et qui peut être si aisé dans les pays développés avec leur système bancaire partout présent, avec leurs trusts centralisés, à condition que le prolétariat en prenne le contrôle et brise le secret commercial, ce recensement était d’une difficulté extraordinaire dans un pays dominé par la petite production isolée.

Cette petite production dispersée, reflet de l’arriération économique du pays, faisait échapper une partie importante de l’économie et des régions entières à toute possibilité de contrôle et d’organisation. C’est cela qui a obligé le gouvernement soviétique à composer, pour un temps et dans une certaine mesure, avec la production capitaliste et à laisser un certain champ au profit et à l’enrichissement privés.

Pendant plusieurs années, ce fut la compétition entre le secteur de l’économie étatisé par le prolétariat d’un côté et, de l’autre, le secteur privé, foyer de régénération permanente de la bourgeoisie. Ce ne fut pas seulement, cela ne pouvait pas être une paisible compétition entre des formes différentes d’organisation économique. Ce fut une véritable guerre sociale, qui prolongeait la révolution de 1917, opposant en prolétariat, plus faible encore en nombre qu’avant la guerre civile et ses destructions, à une bourgeoisie dispersée mais sans cesse renaissance.

L’économie étatisée l’a néanmoins emporté dans cette guerre, mais pas de la meilleure façon : elle l’a fait par les méthodes bureaucratiques et dictatoriales de l’appareil d’État stalinien au prix de drames qui auraient pu être évités.

La révolution n’a pas été vaincue de l’extérieure, par le retour de la bourgeoisie dans les fourgons d’une armée d’invasion. Elle n’a pas été vaincue non plus par un développement tel du secteur privé qu’il aurait permis à la bourgeoisie de se renforcer au point de reconquérir le pouvoir économique, puis le pouvoir politique.

La révolution a été vaincue d’en dedans, par une sorte de cancer intérieur, par le développement d’une bureaucratie à partir de l’appareil d’État.

Cette nouvelle couche privilégie – qui a, de fait, plébiscité Staline comme défenseur et chef – était d’une certaine façon, un produit de révolution prolétarienne. Mais un produit un produit non pas de la révolution victorieuse, non pas de la révolution à l’assaut de l’avenir, mais du recul de la révolution à l’assaut de l’avenir, mais du recul de la révolution. Un peu comme le bonapartisme du premier Napoléon, avec son empereur et ses princes de pacotille, a été tout à la fois le produit de la révolution, mais aussi l’expression de sa fin.

Le stalinisme : une dictature contre la classe ouvrière

Il a toujours été à la mode parmi les intellectuels bourgeois en général, et les social-démocrates en particulier, de reprocher à la révolution d’Octobre d’avoir abouti à Staline. Oui, par suite de son isolement dans un pays pauvre, la première révolution prolétarienne victorieuse a fini par aboutir à une dictature.

Comme si, en son temps, la longue marche de la bourgeoisie vers le pouvoir s’était faite de façon démocratique ! Même en France, où pourtant le peuple révolutionnaire a, de 1789 à 1795, radicalement balayé la société des scories du passé, la bourgeoisie a mis quatre-vingts ans pour se donner, en 1871, une république parlementaire à peu près stable.

Comme si cela n’avait pas été une bourgeoisie bien établie, riche et civilisée, la bourgeoisie d’Allemagne, qui avait confié le pouvoir politique à une des dictatures les plus abjectes du siècle, celle de Hitler ! Et même aujourd’hui, alors que le règne de la bourgeoisie sur le monde est pour le moment incontesté, dans combien de pays gouverne-t-elle de façon démocratique ? Et combien de nos « démocrates » d’ici, « socialistes » ou non, quand ils sont au pouvoir, protègent, armes et financent, en Afrique ou ailleurs, des régimes qui sont des dictatures infâmes contre leur peuple ?

Mais en réalité, l’évocation de Staline ne sert à ces gens que pour s’en prendre à la révolution d’Octobre. Car ce n’est pas Staline que la bourgeoisie craignait. Au contraire, les puissances impérialistes ont su s’en faire un allié, non seulement dans les rivalités qui les opposaient les unes aux autres, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, mais surtout dans la guerre de classe qui les opposait au prolétariat.

Car si Staline a été un dictateur, sa dictature s’est établie et consolidée pour l’essentiel contre la classe ouvrière elle-même. Pour se poser en héritier de la révolution d’Octobre, Staline a physiquement liquidé la quasi-totalité de ceux qui avaient fait la révolution. Pour pouvoir se poser en représentant du communisme, il a bâillonné la classe ouvrière, interdit ses organisations. C’étaient là d’utiles références pour la bourgeoisie mondiale.

La marche consciente vers le communisme n’a pas été arrêtée en ce mois de décembre 1991 où le dernier en date des chefs de la bureaucratie, Eltsine, a décrété la dissolution de l’Union soviétique et sa volonté d’œuvrer pour le retour du capitalisme. La révolution a été brisée, moins de dix ans après octobre 1917, lorsque la bureaucratie s’est définitivement substituée aux travailleurs révolutionnaires dans la direction de l’État soviétique.

Les acquis de la révolution russe

La Russie et tous les pays qui lui avaient été associés dans le cadre de l’Union soviétique ont cependant continué à évoluer grâce à l’élan donné par la révolution d’Octobre pendant plusieurs décennies encore, jusqu’à l’ère Gorbatchev et, dans une certaine mesure, jusqu’à nos jours.

Car, une fois au pouvoir, la bureaucratie n’a pas supprimé l’étatisation de l’économie. Elle s’est approprié l’État. Elle a même organisé la planification de l’économie. Mais, au lieu d’en faire un instrument pour satisfaire les besoins de tous, elle en a fait un moyen pour satisfaire d’abord ses propres privilèges et masquer ses propres prélèvements sur le produit social.

La planification bureaucratique, c’est-à-dire sans ce contrôle des producteurs et des consommateurs qui permet de l’adapter au plus près aux besoins, n’a qu’un lointain rapport avec la planification sous contrôle ouvrier telle que la voulaient les dirigeants de la révolution russe.

Pourtant, si l’on compare sur plusieurs décennies cette planification dévoyée et imparfaite avec les plus parfaites des économies de marché, y compris celle des États-Unis, eh bien, la comparaison n’est certainement pas en défaveur de ce qui a été mis en place par la révolution russe !

Car, malgré toutes les conséquences néfastes de l’isolement économique, malgré les méthodes bureaucratiques, malgré le dévorant parasitisme de la bureaucratie, l’économie soviétique a progressé pendant plusieurs décennies plus fortement que celle de n’importe quel pays bourgeois.

Entre 1926 et 1938, pendant cette période où le monde capitaliste a été secoué par grande crise, la production industrielle a été globalement stagnante aux États-Unis, stagnante également en France, elle a doublé au Japon mais elle a été multipliée par huit en Union soviétique. Et si, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la production industrielle de l’Union soviétique ne représentait que moins d’un tiers de la production industrielle américaine, elle en représentait plus de la moitié en 1970. Pourtant les États-Unis, non seulement bénéficient de la division internationale du travail, mais ils profitaient aussi du pillage du tiers monde.

L’immense gâchis de la crise de 1929, dû à la nature même de l’économie capitaliste, a rejeté la production plusieurs années en arrière, et de surcroît la guerre mondiale elle-même a été la conséquence de la crise en ne laissant pas d’autre choix que la guerre à l’impérialisme allemand.

Alors, si la révolution d’Octobre n’avait apporté que cela, c’est-à-dire préserver le pays de la crise et accélérer le développement dans les productions où cela a été accéléré, elle aurait déjà été justifiée du point de vue historique, même si, encore une fois, le prolétariat avait pris le pouvoir en Russie avec une bien plus vaste ambition que celle de développe un seul pays.

L’Union soviétique n’a pas réalisé le socialisme, et l’idée même que cela aurait pu être possible était une stupidité véhiculée par la bureaucratie elle-même et par tous les partis communistes qui présentaient, à l’époque, l’Union soviétique de la bureaucratie, de Staline ou d’après, comme le paradis sur terre. Mais, en revanche, grâce à la propriété étatique et à la planification, grâce à l’organisation économique dont la possibilité a été créée par la révolution prolétarienne, l’Union soviétique sous-développée est devenue la deuxième puissance industrielle du monde. Pas un seul pays arriéré de la taille ou de la complexité de l’Union soviétique, ni l’Inde, ni le Brésil, l’Indonésie et d’autres, n’ont connu, sur la base du capitalisme et de l’intégration dans le marché mondial dominé par l’impérialisme, dans la même période, un développement comparable.

La Russie de nos jours est elle-même l’exemple vivant de la régression que représente le retour vers l’intégration dans le monde capitaliste. Sans même que cette intégration soit réalisée, loin de là, et pour des raisons qui ne sont certes pas seulement économiques mais aussi politiques, la production a chuté de moitié en moins de dix ans.

Mais le progrès réalisé en Union soviétique grâce aux fondements économiques jetés par la révolution ne se mesure pas seulement dans les statistiques de production.

Dans cet immense pays sous-développé, où l’écrasante majorité de la population, c’est-à-dire plus d’une centaine de millions de personnes, ne savaient ni lire ni écrire, le pouvoir soviétique a liquidé en quelques années l’analphabétisme. Il a dû consacrer à cela un effort fantastique, créer de toutes pièces des alphabets dans les langues de plusieurs dizaines de peuples qui ne connaissaient pas l’écriture. Mais, justement dans cette organisation économique-là, ce n’était pas le profit privé à court terme qui orientait les efforts et définissait les priorités. Dans son tout dernier écrit politique, Lénine, polémiquant avec les sociaux-démocrates qui s’étaient opposés au pouvoir soviétique comme ils s’étaient opposés à la révolution d’Octobre au nom de l’immaturité de la Russie pour le socialisme, écrivait : « Vous décrétez que, pour créer le socialisme, il faut être civilisé. Très bien. Mais pourquoi ne pourrions-nous pas commencer par créer les prémisses de la civilisation telles que l’expulsion des propriétaires terriens et des capitalistes russes, quitte à nous acheminer ensuite vers le socialisme ? Dans quel bouquin avez-vous pris la certitude qu’un détour pareil du courant historique habituel état inadmissible ou impossible ? ».

Eh bien là encore, malgré la bureaucratie et sa dictature, la Russie naguère analphabète est devenue le pays où, il y a dix ans encore, on comptait le plus de diplômés universitaires et, parmi eux, une proportion de femmes inhabituelle dans la plupart des pays capitalistes même développés.

Alors oui, quoi qu’écrivent les plumitifs qui s’évertuent ces jours-ci à démolir la mémoire de la révolution russe, ils ne peuvent pas effacer le fait que cette révolution et l’Union soviétique qu’elle a créée ont marqué tout le siècle. Et, cela directement pendant la vague révolutionnaire consécutive à 1917, en arrachant un sixième du globe à la domination du grand capital. Et indirectement, par la suite, car c’est l’existence de l’Union soviétique et l’influence qu’elle exerça sur la petite bourgeoisie nationaliste des pays opprimés qui ont favorisé l’émergence d’États comme la Chine, Cuba et le Vietnam qui, tout en ne se situant nullement sur le terrain du prolétariat, ont néanmoins osé, pendant un temps au moins, d’opposer à la mainmise de l’impérialisme.

Oui, la première révolution prolétarienne, même si elle a été trahie et défigurée, a plus marqué le siècle dans le sens du progrès que le capitalisme, à l’actif duquel figurent surtout des faits d’armes comme la colonisation au début du siècle, la première boucherie mondiale puis la deuxième, les crises et leurs conséquences funestes, le nazisme en particulier.

Alors, la jubilation même des laudateurs du capitalisme, en annonçant que, quatre-vingts ans après, la révolution d’octobre 1917 serait enfin liquidée, montre à quel point ils la craignaient, cette révolution.

Le fait qu’ils aient mis quatre-vingts ans pour digérer cette première révolution prolétarienne, que ses propres dirigeants bureaucratisés étaient pourtant prêts à liquider depuis longtemps, est le principal signe de faiblesse de leur système. L’impérialisme se survit surtout parce que le prolétariat n’est pas en situation de le contester vraiment mais, si le prolétariat en est là, c’est que des courants politiques issus de ses rangs, la social-démocratie d’abord, et donc principalement, et le stalinisme, lui ont lié les mains pour, à plusieurs reprises, le mener au bourreau.

Et pour l’avenir ?

Depuis quelques années, tous les moyens d’information dont dispose la bourgeoisie répètent que le communisme à fait faillite. Que l’idée soit clairement formulée ou non, c’est pour affirmer que le capitalisme est destiné à durer pour l’éternité. C’est ce que croyaient, à propos de leur pouvoir, les pharaons d’Égypte et tous les monarques des cours européennes des siècles passés. Cela prouve tout au plus que les intellectuels de la bourgeoisie ne sont pas plus capables de dominer les perspectives historiques que la bourgeoisie n’est capable de dominer sa propre économie.

La première tentative du prolétariat pour mettre fin à la société capitaliste s’est terminée par un échec, du point de vue de la perspective immédiate dans laquelle cette tentative se situait. Mais la bourgeoisie n’est pas non plus arrivée en un jour, ni même en un siècle, à substituer à la classe féodale des propriétaires terriens et à la monarchie son propre pouvoir et sa propre économie.

Bien sûr, les révolutionnaires de chaque génération, Marx et Engels au siècle dernier, Lénine, Trotsky et Rosa Luxembourg au début de celui-ci, attendaient la victoire de la révolution sociale à brève échéance. Le capitalisme a connu une véritable période d’essor pendant quelques décennies après que Marx en eut envisagé la chute.

Par contre, les prévisions optimistes de Lénine et Trotsky concernant la proche victoire du communisme, si elles ne se sont pas réalisées, ce n’est pas parce qu’elles auraient été démenties par une nouvelle période d’essor économique, comparable à ce qui s’était passé dans la deuxième moitié du siècle dernier. On peut tout au plus dire que le capitalisme, que l’impérialisme, ont survécu.

En essayant de répondre à la question « Pourquoi ? », on doit évoquer d’abord un constat général : les régimes sociaux ne disparaissent pas uniquement parce qu’ils ont fait leur temps. En France par exemple, il était visible déjà pour les contemporains les plus lucides, et à plus forte raison aujourd’hui, que la société féodale avait fait son temps dès le début de la monarchie absolue, avec François 1er, dès la première moitié du XVIe siècle, cette monarchie absolue qui a, à son apogée, transformé l’aristocratie naguère guerrière en pantins poudrés et emperruqués, enfermés dans le ghetto doré de Versailles. Et pourtant, en France, l’ordre féodal a survécu près d’un siècle à Louis XIV. Bien plus longtemps encore en Allemagne. Et certains de ces vestiges n’ont toujours pas disparu en Angleterre, qui fut pourtant le berceau du capitalisme industriel, à en juger par le ridicule et l’anachronique spectacle d’une monarchie qui se survit avec un cérémonial qui aurait sans doute fait pester Rousseau il y a deux siècles.

Et c’est là où on arrive au terrain subjectif, c’est-à-dire au rôle des partis. Nous avons déjà parlé du rôle contre-révolutionnaire des partis sociaux-démocrates en Allemagne, en France, en Italie, en Espagne et, par contre coup, dans le destin de l’URSS. Nous avons évoqué aussi le rôle contre-révolutionnaire des partis staliniens.

Mais d’autres, comme le Parti Bolchevik, peuvent jouer un rôle révolutionnaire indispensable : s’ils manquent, pas de révolution non plus.

L’impérialisme n’est pas moins condamné à disparaître aujourd’hui qu’au temps de la vague révolutionnaire de 1917. Le prolétariat ne dispose pas de moins de possibilités qu’à l’époque pour mettre fin à l’ancienne société. Et les moyens matériels pour créer une organisation économique rationnelle à l’échelle de la planète sont aujourd’hui bien plus importants qu’au temps de la révolution russe. Ce qui manque à la classe ouvrière, ce sont des partis qui soient aussi décidés à changer la société que l’était le Parti Bolchevik à l’époque en Russie.

Ce manque lui-même a une explication historique. Au départ, il y eu cette trahison de la social-démocratie que j’ai évoquée tout à l’heure. Mais, à peine les éléments les plus révolutionnaires du prolétariat s’étaient-ils détachés de la social-démocratie pour rejoindre le courant communiste, que la dégénérescence bureaucratique de l’Union soviétique a transformé les partis communistes eux-mêmes, d’abord en instruments de cette bureaucratie, puis en instruments de la bourgeoisie.

Entre les deux guerres mondiales où cela s’est produit, ces deux trahisons se sont succédé trop rapidement pour que le prolétariat puisse en prendre conscience et faire surgir et sélectionner une nouvelle direction. Et le vide qui s’est ainsi constitué a marqué aussi l’histoire de l’après-guerre où, de la Chine à l’Indonésie en passant par l’Inde ou le Vietnam, les masses se sont de nouveau mises en branle. Car c’est la petite bourgeoisie nationaliste qui a occupé ce vide, se parant souvent de l’étiquette socialiste ou communiste, mais n’ayant nullement pour programme de s’appuyer sur le prolétariat pour renverser le capitalisme dans le monde. Il faut rappeler la grande responsabilité des intellectuels de ces pays qui, au lieu de partir d’une compréhension globale de la société, au lieu de combattre l’impérialisme dans ses fondements capitalistes, ont, au contraire, rétréci l’horizon des opprimés pour les faire se battre seulement pour l’indépendance nationale, en présentant de surcroît souvent ces combats comme le combat communiste.

Mais ce communisme nationaliste, bâti sur le socialisme dans un seul pays de surcroît, celui de Mao Tsé Toung, de Hô Chi Minh, de Tito ou de Castro, n’ouvrait aucune perspective de transformation sociale à l’échelle du monde. Et les masses opprimées, leur élan brisé, ont été de nouveau déçues et désorientées. Le prétendu communisme du tiers-mondisme a laissé la place à la montée des idées franchement réactionnaires, comme celles des intégrismes religieux.

Le gâchis capitaliste

Mais, tout cela n’aura qu’un temps car, si le capitalisme a survécu, il n’est pas devenu meilleur. Au contraire, il a poussé ses ignominies mais aussi ses contradictions jusqu’à leur extrême.

Le capitalisme serait-il devenu plus harmonieux, comme le prétendent les défenseurs cyniques du « mondialisme » comme Alain Minc ?

Non. Deux cents trusts gigantesques, en employant moins de 1 % de la classe ouvrière mondiale, assurent un quart de l’activité économique mondiale. Mais leur mainmise croissante sur l’économie mondiale ne supprime pas la concurrence. Au contraire, elle l’exacerbe.

Le capitalisme est-il devenu plus rationnel ? Développe-t-il la production à la mesure de ses moyens immenses ?

Non. Une part croissante de ses immenses moyens est détournée vers le sphère financière. C’est un capitalisme de plus en plus usuraire et qui se nourrit de lui-même. ON peut manger sa queue un certain temps mais pas toujours : si l’on ne meurt pas de faim, on finit par mourir quand même.

Le capitalisme satisfait-il un peu mieux les besoins élémentaires de tous ?

Non. Des millions de personnes meurent tous les ans de la famine. Des centaines de milliers sont mal nourries. Plus d’un quart de l’humanité vit sans eau potable du tout et, parmi les autres, un nombre toujours croissant commence à en manquer. On continue de mourir de maladies qu’on sait depuis longtemps guérir, simplement parce qu’il n’est pas rentable de produire et plus souvent de véhiculer les médicaments qui pourraient les traiter. Et, quant aux besoins plus modernes, l’éducation ou plus simplement l’alphabétisation, tout cela reste un luxe inconcevable pour une grande partie de la population de la planète.

Le capitalisme fait-il moins de gâchis ?

Certainement pas. Le premier de ces gâchis est le chômage lui-même. Même dans les pays capitalistes les plus développés, où se concentrent la
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Et, pour prendre un exemple dans le continent africain, depuis trente ans, la production alimentaire a diminuée de 20 %. Cette situation révoltante n’est pas due à des causes déjà pas tout à fait naturelles comme l’avancée de la sécheresse dans certaines régions, ni même au caractère primitif de l’outillage agricole, mais à la politique agricole imposée par l’impérialisme, exclusivement orientée vers les exportations.

Alors, les grandes puissances impérialistes peuvent élaborer tous les arsenaux répressifs qu’elles veulent, elles peuvent s’entourer de barbelés et de barrières électrifiées, cela n’empêchera pas – n’en déplaise à Rocard – « toute la misère du monde » de tenter désespérément de rejoindre les pays où il y a une chance supérieure, même infime, de survie.

Le capitalisme est-il devenu plus social, plus enclin à respecter le monde du travail ?

Mais, dans le reste du monde, il n’y a même pas cela. Un récent colloque a rappelé qu’aujourd’hui, à l’aube du troisième millénaire, il y a à l’échelle du monde quelque deux cents millions d’enfants de dix, voire de six ans, qui sont employés, comme il y a deux siècles, au beau temps de la révolution industrielle en Angleterre, dans les filatures, des ateliers de tissage, des fabriques de composants électroniques, quand ce n’est pas dans la fabrication de produits chimiques dangereux ou dans les mines !

Une organisation économique irresponsable

Lénine parlait en son temps de l’impérialisme comme de la phase sénile du capitalisme. Mais, aujourd’hui, c’est un capitalisme pourrissant, une économie de plus en plus mafieuse, marqués par la corruption en grand, où les limites entre classe politique, milieux d’affaires et milieu tout court ont tendance à s’estomper. Combien de banques tournent avec l’argent blanchi de la drogue ? Combien de fortunes s’édifient dans les spéculations les plus sales ?

C’est aussi une économie incapable de préserver la planète. Les grands problèmes écologiques comme la pollution des mers, la diminution progressive de la couche d’ozone, les déchets nucléaires indestructibles, sont par nature transnationaux. L’économie capitaliste, enfermée entre la double barrière de la propriété privée et des États nationaux, est incapable de proposer à ces grands problèmes ne serait-ce qu’un début de solution. Tout ce que cette économie sait faire, c’est transformer les pays pauvres en dépotoirs pour les déchets toxiques des pays riches. Exporter les déchets industriels toxiques des pays industriels vers la Guinée-Bissau, le Congo ou le Bénin, en corrompant quelques ministres locaux, est même devenu un commerce international florissant.

Et la presse a rapporté, il y a peu, une réunion entre représentants d’un certain nombre de pays industriels pour tenter de définir un seuil de pollution qu’il ne faudrait pas dépasser sous peine de conséquences irréparables pour l’atmosphère. Il était question d’y établir des quotas pour les différents pays. Mais très rapidement, cela s’est transformé en un marchandage où les pays les plus riches se proposaient d’acheter les quotas de pollution des pays pauvres !

Alors, ce serait cela l’organisation économique de l’avenir ? Mais y aurait-il seulement un avenir avec ce fonctionnement aveugle et irresponsable ?

Le capitalisme, c’est un système économique et social où même les progrès scientifiques ou techniques sont détournés pour se retourner contre l’homme. Les affaires comme celles de la vache folle, du sang contaminé ou de l’amiante montrent où conduit la recherche du profit à court terme.

L’humanité a déjà payé cher la façon dont l’impérialisme s’est servi de ce progrès fantastique qu’est l’énergie nucléaire. On ne peut, pour le moment, que redouter ce que les découvertes tout aussi considérables dans le domaine de la génétique réservent à l’humanité tant que c’est le capitalisme qui domine la recherche et le sort de ces découvertes.

Mais la survie de ce système capitaliste sénile a aussi des conséquences politiques. En même temps que les besoins impérieux des grands trusts conduisent à la mise en place d’entités économiques plus vastes que les États, dont les limites étroites sont de plus en plus en contradiction avec la mondialisation de l’économie, les États eux-mêmes se décomposent en fragments non viables mais dressés les uns contre les autres au nom du nationalisme. En Europe, après la décomposition de la Yougoslavie, de la Russie ou de la Tchécoslovaquie, il y a plus de frontières et de barrières qu’il y a dix ans et bien plus qu’au début de ce siècle. À l’époque d’internet et des communications planétaires, le règne du capitalisme conduit à un morcellement croissant de l’humanité, à des oppositions ou à des conflits sanglants en fonction de la nationalité ou de l’ethnie.

Le capitalisme menace de plonger la société dans la barbarie

C’est encore la survie d’une forme d’organisation sociale qui ne correspond plus à notre époque qui fait resurgir, dans le contexte et avec les moyens de notre époque, toutes sortes de séquelles barbares du passé. Il y a partout une montée des mysticismes et des idées réactionnaires. Mais, aujourd’hui, ce sont des turbo-réacteurs qui transportent des pèlerins de toute religion. Le show du pape est organisé par des spécialistes des spectacles et retransmis à la télévision par satellite. Et les astrologues prétendent utiliser l’ordinateur pour établir leurs horoscopes. Dans un pays comme la France, à ce qu’il paraît, il y a vingt mille voyants, astrologues et médiums. Et, même avec les dizaines de marabouts venant d’Afrique, ils ont du mal à répondre à la demande de quelque quatre millions de clients réguliers ! Le tirage des revues d’astrologie ne cesse d’augmenter et deux d’entre elles dépassent les cents mille exemplaires.

Et c’est évidemment dans ce marais réactionnaire, nauséabond, que les organisations d’extrême droite puisent leur démagogie.

Il n’y a pas que les révolutionnaires qui constatent et qui dénoncent toute cette barbarie moderne dans les conditions matérielles et dans les esprits. La télévision elle-même transmet régulièrement ces scènes insoutenables de gosses mourant de faim, les images de la misère insupportable des bidonvilles d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine. Elle nous a transmis l’image de ces réfugiés du Rwanda cheminant dans la forêt et dont le flot diminuait au fur et à mesure que les plus faibles tombaient et mouraient au bord de la route. Oui, même la télévision nous informe mais, en même temps, elle nous habitue. Tout cela finit par apparaître normal, puisque tout cela existe. C’est de cette façon-là aussi que ceux qui dirigent le monde essaient de nous rendre complices.

Eh bien, non ! Tout cela reste ignoble, indigne de notre époque, révoltant, parce que tout cela n’est pas une fatalité ; parce que tout cela ne découle pas de la nature humaine mais d’une organisation sociale et parce que cette organisation sociale peut être changée, et doit être changée !

Et être révolutionnaire aujourd’hui, au-delà de tout, c’est refuser d’être complices de la seule façon possible, en combattant l’ordre capitaliste qui engendre toutes ces ignominies.

Alors oui, le capitalisme devra être remplacé sous peine de plonger l’humanité dans la barbarie. Les possibilités d’une organisation économique dirigée rationnellement, au mieux des intérêts de la collectivité humaine et à l’échelle planétaire, sont plus grandes aujourd’hui qu’elles n’ont jamais été dans le passé.

La génération qui a fait la révolution de 1917 ne connaissait encore que les débuts balbutiants de l’utilisation de l’énergie électrique, de l’aviation ou de la radio. Aujourd’hui, l’électronique, les satellites artificiels, les réseaux d’information denses qui couvrent la planète donnent des possibilités grandioses pour gérer l’économie sans nuire aux ressources de la planète.

Les banques interconnectées à l’échelle du monde pourraient être un formidable moyen d’information pour une direction rationnelle de l’économie, si ce réseau ne véhiculait pas seulement les cours de la Bourse ou la spéculation, c’est-à-dire une réalité virtuelle, mais des informations sur l’économie réelle.

Les satellites qui tournent autour de la Terre et qui observent les récoltes pour permettre aux trusts qui monopolisent le commerce international de mieux spéculer, pourraient faciliter la production rationnelle des produits agricoles de base.

À l’occasion de la grève actuelle des routiers, la télévision a montré des images de ces grandes sociétés de transport dont tous les camions sont reliés, via un satellite, à une base qui connaît à chaque instant la position de chaque camion, et qui peut les dérouter. Aujourd’hui, cela sert à mieux saisir les opportunités du marché dans la concurrence féroce qui oppose les capitalistes du transport les uns aux autres. Demain, dans une économie débarrassée du profit et où les myriades d’entreprises de transport seraient réunies dans de vastes coopératives qui ne seraient pas en guerre les unes contre les autres, cela serait un formidable outil de planification des transports, de réduction du temps de travail et de diminution des pollutions atmosphériques ou sonores.

Le développement même des grands trusts, avec leur organisation interne souvent efficace, pourrait être utilisé à condition que les informations ainsi centralisées au niveau de chacun des grands trusts ne servent pas seulement à la concurrence contre le trust voisin ni à élaborer la meilleure méthode de dépouiller les peuples, mais dans l’intérêt de tous.

Mais pour que tous ces éléments puissent permettre à l’humanité de faire un véritable bond en avant, il faut exporter la grande bourgeoisie, mettre fin à la concurrence entre trusts et entre banques, définir un plan de production en fonction des besoins réels et pas seulement des besoins solvables, instaurer le contrôle permanent des travailleurs, des consommateurs, de la population en général sur le fonctionnement de chaque entreprise particulière, l’économie d’une ville, d’une région, d’un État.

On pourrait alors tout à la fois augmenter la production dans les limites de ce qui est nécessaire sans détruite la nature et, en même temps, travailler moins. Les fruits du progrès scientifique et technique pourraient enfin servir à toute la population laborieuse et pas seulement rapporter du profit à quelques-uns.

Le recensement quasi instantané des besoins ne présente aucune difficulté technique à l’époque des cartes bancaires et des réseaux informatiques. Et à l’époque d’internet et des ordinateurs à domicile, il est très facile de consulter la population, pour ainsi dire en permanence, et pour prendre des décisions qui concernent sa vie et pas seulement pour élire un député qui ne sert à rien.

C’est par rapport à cette vaste perspective que tous les débats actuels sur la mondialisation ou sur l’unification européenne sont de faux débats où ne s’affrontent que des nuances d’opinion qui, toutes, considèrent que le capitalisme est destiné à durer.

Oui, la mondialisation, c’est-à-dire la suppression de barrières devant les déplacements de capitaux et de marchandises, exacerbe la concurrence, la rend plus sauvage encore, et favorise surtout les gros requins du capitalisme contre les petits.

Mais le problème n’est pas la mondialisation, mais la concurrence capitaliste !

Notre époque exige la planification à l’échelle de la planète

Aujourd’hui, la mondialisation, c’est surtout les déplacements financiers. Il se déplace quatre-vingts fois plus d’argent à la recherche de profit à court terme dans la spéculation monétaire ou boursière qu’il ne s’en déplace pour payer des marchandises échangées. Eh bien, ces capitaux accumulés dans l’exploitation doivent être expropriés et utilisés de façon rationnelle pour les besoins de l’humanité. C’est cela, la révolution à faire, et non pas rêver de discipliner ces capitaux, ni seulement de les taxer, en les laissant entre les mains de la classe capitaliste !

Mais le fait que la production soit mondialisée aujourd’hui à une tout autre échelle que dans le passé n’est pas un handicap pour la marche vers le communisme, elle en constitue au contraire la condition fondamentale. L’humanité a tout intérêt à gérer ses principales richesses naturelles, les richesses de son sous-sol, de ses mers, de façon collective à l’échelle internationale. Oui, notre époque exige la planification à l’échelle de la planète d’un certain nombre de ressources et d’un certain nombre de production. Ce qui ne signifie pas que tout doit être centralisé, et bien des aspects de la vie économique, et à plus forte raison de la vie sociale et culturelle, peuvent être gérés localement.

Le prolétariat au pouvoir à l’échelle internationale tâtonnera sans doute dans bien des domaines pour organiser de façon harmonieuse la production. Mais ces tâtonnements coûteront infiniment moins cher à l’humanité que la perpétuation du capitalisme. Bien des expériences, bonnes ou mauvaises, des premières années de la révolution russe seront d’ailleurs précieuses.

Grâce au progrès scientifique et technique, la planète se rétrécit.

Les bases objectives du communisme sont plus solides aujourd’hui que jamais dans le passé, et c’est toujours le prolétariat qui constitue la force sociale capable de conduire jusqu’au bout cette révolution sociale que les prolétaires de Russie ont commencé en 1917.

Ce qui manque à notre époque, c’est que le prolétariat retrouve la conscience de ces réalités, une expression politique, et se redonne des partis qui ne cherchent pas à s’installer dans l’ordre social existant mais qui cherchent à le transformer de fond en comble.

Bien sûr, la classe ouvrière n’apparaît pas aujourd’hui comme une force révolutionnaire. Mais, à aucune époque de son histoire la classe ouvrière n’a été révolutionnaire en permanence. C’est sur cette classe sociale, la nôtre, que pèse tout le poids de la société, le poids de l’exploitation quotidienne elle-même, mais aussi tout le poids qu’exerce la société bourgeoise sur les esprits, de l’éducation à la culture, en passant par les informations quotidiennes dispensées par les médias qui sont pour la plupart totalement entre les mains du grand capital. Tout est fait pour véhiculer les valeurs propres à la société bourgeoise, sa soumission à l’argent, le conformisme social, l’individualisme.

Seule la classe ouvrière est une classe révolutionnaire

Il est bien difficile de briser ces barrières, et la classe ouvrière n’y parvient qu’à des périodes exceptionnelles, à des périodes de crises sociales profondes qui ne se produisent que deux ou trois fois par siècle. Mais si, pour tous les marxistes, la classe ouvrière est la seule classe révolutionnaire d’aujourd’hui, au sens historique du terme, c’est qu’elle est la seule force sociale capable de saisir ces occasions exceptionnelles pour bouleverser le fondement même de l’économie capitaliste, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production à laquelle rien ne l’attache.

Aujourd’hui, les grands partis qui se revendiquent de la classe ouvrière ne se situent nullement dans cette perspective. Leur objectif politique se limite à l’accession au gouvernement, pour gérer en loyaux serviteurs les affaires de la bourgeoisie.

Voilà pourquoi, il faut s’élever même contre ce rejet plus subtil de la révolution russe qui vient de ceux qui continuent à se revendiquer du communisme et qui consiste à se référer à Marx mais à rejeter Lénine et le Parti Bolchevik.

Réduire le marxisme et le communisme à la seule condamnation de la société actuelle, c’est les transformer en une sorte de religion civile qui promet des lendemains qui chantent mais sans donner à la classe ouvrière les moyens de les réaliser.

Oui, il faut de nouveaux partis socialistes et communistes révolutionnaires. Oui, il faut comprendre pourquoi c’est seulement dans un pays où existait un parti comme le Parti Bolchevik que le prolétariat a pu prendre le pouvoir. Oh, un parti de même nature que le Parti Bolchevik en Russie ne serait pas une copie conforme de celui-ci. Le prolétariat en France n’a pas les mêmes traditions, les bonnes comme les mauvaises, et il est plus cultivé que le prolétariat russe. Mais il faut un parti qui ait la même fidélité aux idées et au programme de transformation sociale que le Parti Bolchevik, le même dévouement à la classe ouvrière et aussi la même cohésion.

Le premier journal du courant bolchevik naissant avait pour titre Iskra, c’est-à-dire L’Étincelle, et portait comme devise « De l’étincelle jaillira la flamme ». Cela semblait à l’époque, c’est-à-dire en 1902, bien présomptueux de la part d’un petit groupe de femmes et d’hommes face à ce mastodonte qu’était l’État tsariste, et pourtant c’est cette devise qui annonçait l’avenir.

Alors, nous ne savons pas en quel point du globe et quelle fraction de la classe ouvrière retrouvera en premier le chemin de la conscience de son rôle historique irremplaçable. Nous ne pouvons pas prévoir dans quelle crise sociale, à travers quels combats politiques, elle renouera avec le combat engagé en 1917.

Mais nous savons que l’avenir de la révolution sociale et, par conséquent, l’avenir de l’humanité est dans la direction indiquée le 7 novembre 1917, il y a quatre-vingts ans, par la Révolution russe qui nous dit toujours : « Oui, l’avenir de l’Humanité n’est pas le capitalisme, mais le communisme ! ».