Interviews de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, à France 3 le 4 mai 1997, RTL les 5 et 28, France 2 le 6 et France-Inter le 14, sur les accords entre son mouvement et le PCF et le PS pour les élections législatives de 1997 et sa position face à l'Union économique et monétaire.

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Média : Emission L'Invité de RTL - France 2 - France 3 - France Inter - RTL - Télévision

Texte intégral

France 3 : dimanche 4 mai 1997

M. Autheman : Quand on entend P. de Villiers, vous avez un thème en commun de chaque côté de l’échiquier, c’est évidemment l’Europe, le rejet de Maastricht et de l’euro.

J.-P. Chevènement : Eh bien oui, on peut le regretter, et P. de Villiers a raison de le dire que C. Pasqua et P. Seguin, ne présentent pas leurs propres candidats et appellent à voter pour les candidats de M. Juppé. Parce qu’appeler à voter pour les candidats de M. Juppé, c’est donner les mains libres à cette majorité pour faire l’euro aux conditions allemandes, c’est-à-dire pour réaliser l’absorption du franc dans le mark. Et chacun comprend que si M. Juppé conservait la majorité, il n’y aurait plus d’élections nationales en France d’ici 2002, et qu’en 2002, il serait trop tard car l’euro aurait cours sous la forme de pièces et de billets libellés en euros. Donc nous aurions perdu notre liberté monétaire, notre liberté nationale. Je dirai que voter pour des élections législatives n’aurait pas plus de sens que de voter dans des élections provinciales. C’est donc un piège qui est tendu et je pense qu’au-dessus de la droite et de la gauche il y a quand même quelque chose qui s’appelle tout simplement la France.

M. Autheman : On sait bien qu’une campagne très courte comme celle-ci ne favorise pas des petites listes. Combien avez-vous de candidats ce soir puisque la campagne officielle démarre à minuit ?

J.-P. Chevènement : Je crois que nous en avons très exactement 167 après quelques retraits que nous avons opérés compte tenu des alliances que nous avions nouées avec le Parti socialiste ou le Parti communiste.

M. Autheman : Vous avez conclu un accord politique avec le Parti communiste, en revanche, c’est un accord plus limité avec le PS.

J.-P. Chevènement : C’est un pacte de non-agression principalement pour éviter qu’il y ait des candidats contre les sortants. Mais enfin la gauche bouge. Il y a une dynamique. Il faut quand même dire que L. Jospin a posé des conditions à la mise en œuvre de la monnaie unique.

M. Autheman : Justement il a proposé de renégocier les critères, pour vous c’est un bon signe, c’est un encouragement ?

J.-P. Chevènement : Il pose des conditions comme l’inclusion de l’Italie par exemple, ou bien le fait qu’on met en face de la Banque centrale indépendante un gouvernement économique. Donc tout cela, je ne sais pas si le chancelier Kohl sera d’accord. Demain nous organisons au Mouvement des citoyens, sont club « République moderne », une rencontre nationale pour l’autre politique où parlera R. Hue, un envoyé du Parti socialiste de bon niveau, et que je conclurai pour montrer qu’on peut faire autre chose, que par rapport au problème essentiel qui est le chômage, on peut agir. Il y a en effet des leviers : une politique de change réaliste, des taux d’intérêt plus bas, un budget d’équipement ambitieux et naturellement, une Europe réorientée parce qu’on ne peut pas changer la politique en France sans réorienter la construction européenne. Et nous sommes partisans d’une relance européenne, mais sur d’autres bases que celles de Maastricht.


RTL : lundi 5 mai 1997

O. Mazerolle : La gauche, selon deux sondages publiés par Le Journal du dimanche et Le Figaro ce matin – Ifop et Sofres –, remonte dans les intentions de vote. Elle précède même la droite en nombre de voix et elle talonne la majorité en nombre de députés. A quoi attribuez-vous ce mouvement ?

J.-P. Chevènement : Il est clair que la gauche peut gagner. Je crois qu’il y a un rejet de la politique de la droite qui a très mal commencé sa campagne. Les explications du Président de la République, c’est le moins qu’on puisse dire, n’ont pas été convaincantes. Beaucoup de gens ont le sentiment qu’on veut les piéger. Et en même temps, il y a une gauche diverse, une gauche plurielle, une gauche qui doit faire preuve d’imagination et qui doit se mettre à la hauteur des défis qui sont devant nous, et qui, je crois, inspire confiance.

O. Mazerolle :  Ce n’est pas encore le cas ?

J.-P. Chevènement : Je pense que le mouvement est bon et que la gauche peut gagner parce que dans la gauche, il y a bien sûr le Parti socialiste, il y a R. Hue et le Parti communiste mais il y a aussi le Mouvement des citoyens et puis il y a d’autres composantes, d’autres sensibilités. Tout cela représente une société, je dirais, en mouvement et les gens ont le sentiment que c’est positif.

O. Mazerolle : Précisément, L. Jospin dit que s’il arrive au pouvoir avec le Parti socialiste, il voudra une ligne politique claire. Est-ce qu’il ne risque pas de récolter, s’il remportait les élections législatives, un gouvernement hétéroclite ?

J.-P. Chevènement : Je ne pense pas, parce que je crois que tout le monde a conscience de la responsabilité qui incomberait, en ce cas, à la gauche. D’ailleurs, le Mouvement des citoyens et son club « République moderne » vont organiser aujourd’hui une rencontre nationale sur « L’autre politique ».

O. Mazerolle : Mais qu’est-ce que c’est que cette autre politique ?

J.-P. Chevènement : Eh bien, nous allons explorer ce que signifient les conditions prises par le Parti socialiste à la monnaie unique, montrer ce qui est possible et ce qui n’est pas possible ; et puis traces les grands lignes d’une politique alternative. Qu’est-ce que c’est aujourd’hui qu’une relance européenne sur d’autres bases que les critères de convergence de Maastricht ? Comment vraiment faire reculer le chômage avec un programme ? On parle d’équipement avec une relance salariale, avec une politique de change plus flexible, plus réaliste, c’est un point auquel je tiens beaucoup. Alors tout cela va se faire aujourd’hui, avec une pléiade d’économistes de renom et la journée sera conclue en fin d’après-midi par R. Hue, un représentant du Parti socialiste et, en définitive, par moi-même.

O. Mazerolle : Précisément, relance salariale : L. Fabius qui était hier soit au Grand Jury-RTL-Le Monde a dit qu’on ne pourrait pas « ouvrir les vannes en raison de la situation économique ». Quelle est l’importance, la portée de cette relance salariale que vous espérez, vous ?

J.-P. Chevènement : Jamais la part des profits n’a été aussi importante. Le taux d’autofinancement des entreprises est de 120 % et jamais la part des salaires, surtout, n’a été aussi basse. Donc, je crois que si on veut que la machine tourne, il faut que la consommation reparte. Donnons un peu d’argent à ceux qui le dépenseront.

O. Mazerolle : Un peu, ça veut dire ?

J.-P. Chevènement : Eh bien, cela veut dire une conférence nationale sur les salaires et l’emploi avec toute une série de mesures qui doivent permettre de définir les bases d’une croissance durable.

O. Mazerolle : Un bon coup de pouce pour le Smic, par exemple ?

J.-P. Chevènement : Par exemple, mais je crois que ce qu’il est important de penser, c’est sortir de cette dépression de longue durée dans laquelle nous sommes. Pensez que la France stagne depuis 1991 : taux de croissance 1,1 %. Eh bien, il faut réunir les conditions d’une croissance durable ; sortir de cette grande dépression, entrer debout dans le siècle prochain.

O. Mazerolle : Que répondez-vous à ceux qui se demandent si la gauche ne prépare pas le même programme qu’en 1981, c’est-à-dire deux années de bonheur et ensuite la rigueur ?

J.-P. Chevènement : Mais non, vous savez, il y a à gauche beaucoup d’hommes et des femmes expérimentées qui ont réfléchi et qui savent que si la gauche l’emporte, elle ne peut pas faire la même politique qu’avant 1993. En tout cas, voilà le message que je dois faire passer. Nous devons être imaginatifs et innovants.

O. Mazerolle : Qu’avant 1993 certes, mais il n’empêche que le bonheur de 1981 n’a pas empêché qu’ensuite il a fallu resserrer les boulons.

J.-P. Chevènement : Bien sûr mais c’était la première fois que l’alternance fonctionnait. Aujourd’hui, il y a une expérience et nous savons de quel carcan nous devons-nous évader. C’est le carcan de l’interprétation stricte des critères de convergence de Maastricht. Ça, c’est la voie de salut.

O. Mazerolle : Précisément, quelle importance accordez-vous au maintien des déficits dans des normes acceptables par rapport au Traité de Maastricht ?

J.-P. Chevènement : Vous savez, ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est C. Pasqua, c’est la récession qui créé le déficit et pas l’inverse, donc il faut sortir de la récession. Et à ce moment-là, vous verrez les rentrées fiscales augmenter. Ce n’est un secret pour personne que si J. Chirac a dissout, c’est que les rentrées de TVA, depuis le début de l’année, sont très inférieures à ce qui était prévu, c’est que le trou de la Sécurité sociale, en 1997, sera encore de 50 milliards. Donc, ça montre bien qu’il faut renverser l’ordre des priorités, comme d’ailleurs J. Chirac l’avait dit en 1995. Alors, j’espère qu’il va nous expliquer pourquoi il a tourné le dos à ses promesses puisqu’il est question qu’il intervienne dans la campagne.

O. Mazerolle : Mais le Parti socialiste, même s’il a mis des conditions à la création de l’euro, veut quand même la création de cet euro, par conséquent, il a seulement une année pour arriver à des critères, un taux de déficit qui serait acceptable par rapport à Maastricht.

J.-P. Chevènement : Vous voyez bien que ça dépend d’un ensemble. L’Europe est en train de bouger. La Grande-Bretagne vient de passer à gauche, il y aura des élections l’an prochain en Allemagne, le chancelier Kohl peut perdre les élections. De toute façon, s’il n’accepte pas un certain nombre de conditions, il faudra bien faire autre chose.

O. Mazerolle : Vous parlez de l’euro avec des accents parfois dramatiques. Vous dites que la France va être colonisée comme si vous accusiez presque de trahison le Président de la République.

J.-P. Chevènement : Je n’ai pas dit colonisée avec un K-O-H-L, non. Mais je dis que quand un pays perd sa monnaie, il perd sa liberté. Or, le piège tendu aux Français, c’est que si M. Juppé devrait repasser, il n’y aurait plus d’élection nationale avant 2002 et en 2002, les billets et les pièces libellés en euros circuleraient, nous n’aurions plus la possibilité de changer de politique. Nous serions devenus un Land.

O. Mazerolle : Mais vous pourriez cohabiter avec un Président de la République, qui aurait voulu cette politique-là ?

J.-P. Chevènement : Je pense que l’on peut amener J. Chirac, à la lumière des propos qu’il a tenus dans le passé, à aborder l’avenir avec des conceptions plus réalistes.

O. Mazerolle : Vous ne le croyez pas constant dans ses convictions ?

J.-P. Chevènement : Je pense qu’il peut changer, et les Français ne pensent pas différemment de moi car il se rappellent par exemple de l’appel de Cochin qui n’est, je dirais, tout à fait la ligne politique actuelle du Président de la République.

O. Mazerolle : On dit qu’il pourrait intervenir avant la fin de cette campagne et même peut-être dès mercredi prochain, dès après-demain, c’est normal pour vous ?

J.-P. Chevènement : Eh bien écoutez, je dirais que la cohabitation qui se profile ne sera pas la même que celles qu’on a connues parce que le Président de la République, d’abord, ne pourra plus dissoudre. Donc, plus il s’engagera dans la campagne et plus il risque de réduire son autorité. Donc, il aurait intérêt à ne pas trop intervenir parce que le pouvoir sera forcément davantage, sera même, pour l’essentiel, à Matignon.

O. Mazerolle : Des interventions pourraient remettre en cause le principe même de la cohabitation ?

J.-P. Chevènement : Non je n’ai pas dit cela mais ce ne sera pas une cohabitation analogue à celles qu’on a connues dans le passé. Je pense que la nouvelle majorité aura les moyens de gouverner.

O. Mazerolle : C’est-à-dire un Président soumis à un pouvoir de gauche ?

J.-P. Chevènement : Eh bien, un Président qui sera soumis, je dirais, au texte de la Constitution. Il n’y a rien de plus à dire. J’aimerais surtout que J. Chirac se rappelle qu’il s’est engagé devant le peuple français, le 6 novembre 1994, à procéder à un référendum sur le passage à la monnaie dite unique, qui ne le sera pas puisque ce sera l’absorption du franc par le mark. Eh bien, qu’il se souvienne de ses promesses et ce serait une bonne chose ; qu’il dissocie l’enjeu des législatives de l’enjeu du passage à l’euro ; qu’il annonce un référendum. Je pense que ça changerait les conditions de la campagne électorale. Alors, qu’il se rappelle simplement ses promesses : la fracture sociale et tout ce qu’on sait, et qu’il ne nous présente pas la facture sociale.


France 2 : mardi 6 mai 1997

G. Leclerc : Alors que le Président J. Chirac doit intervenir demain dans la campagne sous la forme d’une tribune qui sera publié par une douzaine de journaux de la presse de province, vous lui écrivez pur lui demander d’organiser, après les législatives, un référendum sur la monnaie unique. Pourquoi cette initiative ?

J.-P. Chevènement : En effet, j’ai écrit au Président de la République, je lui ai fait parvenir cette lettre hier soir et je lui demande, pour que les choses soient claires – car si M. Juppé devait être reconduit, cela veut dire que la France n’aurait pas d’élection nationale avant 2002, date à laquelle nous serons dans la zone euro, nous aurons perd notre monnaie nationale, le franc, nous n’aurons par conséquent plus de liberté de choix quant au type de société dans lequel nous voudrions vivre –, de dissocier l’enjeu des élections législatives et celui du passage à la monnaie dite unique. Cela donne ceci : « la seule manière de rassurer ceux de nos concitoyens qui ont pris la mesure de l’enjeu serait pour vous d’annoncer qu’après les élections législatives, un référendum permettra au peuple français de se prononcer sur le passage à la monnaie dite unique. Seule cette annonce dissociant clairement l’enjeu des élections législatives et celui du passage à la monnaie unique permettrait de faire vivre normalement la démocratie dans notre pays.

G. Leclerc : Mais on va vous répondre que le référendum sur la monnaie unique a déjà eu lieu, c’était en 1992.

J.-P. Chevènement : Ce que les Français ne savaient pas, c’est que cette monnaie dite unique serait l’absorption du franc par le mark, pour l’essentiel. Ils ne savaient pas non plus ce que seraient les dispositions du pacte de stabilité qui pérennise les critères de convergence de Maastricht, qui institue des amendes quasi automatiques qui peuvent atteindre chaque année 40 milliards de francs pour un pays comme la France, dès lors qu’il ne se tiendrait pas aux normes de l’orthodoxie budgétaire. Ils ne savaient pas que c’était un choix de société, d’une société fondamentalement inégalitaire, caractérisée par un fort chômage et par une protection sociale toujours diminuée. Donc, ils ont le droit de se prononcer et M. Chirac l’avait lui-même fait remarquer le 6 novembre 1994 à l’émission d’A. Sinclair : il avait expliqué qu’à partir du moment où le peuple français avait tranché par référendum, c’est à nouveau par référendum qu’il devait se prononcer. Puisque l’Allemagne va se prononcer sur le passage à la monnaie unique par un vote de son Parlement, puisque cette question sera soumise en Grande-Bretagne à référendum, comment la France serait-elle le seul pays à ne pas avoir son mot à dire sur une question aussi décisive : l’abandon de sa monnaie nationale ?

G. Leclerc : L’intervention du Président de la République, en elle-même, en dehors de cette question dont on ne sait s’il l’abordera, vous paraît-elle normale ? Après tout, tous les Présidents ont fait ça. Et quelle est l’explication, pourquoi le fait-il maintenant ?

J.-P. Chevènement : Oui, tous les Présidents ont fait ça mais est-ce que c’est une raison suffisante ? Vous me direz qu’il a dissous, mais justement, c’est parce qu’il a dissous et qu’il ne pourra plus dissoudre pendant un an que le Président de la République devrait intervenir peu maintenant dans la campagne. Je pense qu’il ne doit pas compromettre l’autorité qu’il tient de la Constitution. Par conséquent, tout ce qui serait intervention excessive risquerait de se retourner contre lui.

G. Leclerc : Est-ce qu’il n’y a quand même pas une contradiction formidable : vous êtes allié au PS, or le Parti socialiste est pour la monnaie unique. Vous, vous êtes contre. Hier, M. Rocard invitait les Français à faire basculer l’Europe à gauche ; il disait : il y a déjà dix pays qui sont sociaux-démocrates ou socialistes – avec des socialistes au gouvernement en tout cas – avec la France, ça ferait onze, ça ferait une majorité ?

J.-P. Chevènement : Non, nous pensons les choses différemment. Le Mouvement des citoyens a des alliances dans une cinquantaine de circonscriptions avec le Parti communiste et, par ailleurs, a une alliance avec le Parti socialiste pour les sortants.

G. Leclerc : Alors que vous n’êtes pas d’accord du tout sur l’Europe ?

J.-P. Chevènement : Non, nous créons une dynamique et nous avons fait bouger le Parti socialiste, il faut le faire bouger encore, voilà. Et j’ai comparé le Mouvement des citoyens à un petit moteur qui, dans le vide de l’espace sidéral, fait bouger les grandes stations orbitales. La vie politique française, ça ressemble un peu au vide sidéral sur le plan des idées. Donc, nous sommes désireux de faire comprendre aux Françaises et aux Français qu’il y a une gauche républicaine, une gauche qui veut réunir les conditions d’une vraie réussite. Cela a été d’ailleurs l’objet de la rencontre que nous avons tenue hier avec un certain nombre d’économistes.

G. Leclerc : Tout de même, 166 candidats : est-ce que vous ne participez pas à l’émiettement des candidatures et, d’une certaine façon, est-ce que ça ne favorise pas la division de la gauche ?

J.-P. Chevènement : Certainement pas, je pense qu’au contraire beaucoup de Français aujourd’hui restent déçus par les socialistes. Alors, nous leur disons : il faut surmonter les déceptions, il faut faire confiance mais les yeux ouverts. Et la meilleure manière que vous ayez de faire que la gauche, cette fois-ci, s’attaque aux vrais problèmes, c’est de voter pour une gauche républicaine, une gauche digne de ce nom. Et les candidats du Mouvement des citoyens sont au premier rang de cette gauche-là. Mais nous avons, avec le Parti communiste, je voulais le rappeler tout à l’heure, une alliance qui fait que les choses peuvent se rééquilibrer et que l’on peut regarder l’avenir avec confiance si on y met un peu de matière grise.

G. Leclerc : L. Jospin a dit, selon P. Mauroy, que si la gauche l’emportait on remettrait sur la table le dossier Renault-Vilvoorde et on essaierait de trouver une autre solution. C’est une bonne idée ?

J.-P. Chevènement : On remettra beaucoup d’autres choses sur la table. Vous savez, il y a beaucoup d’hypocrisie dans l’affaire de Vilvoorde parce que l’usine de Vilvoorde se situe au cœur de la future zone euro, avec des salaires très élevés. Naturellement, M. Schweitzer préfère fabriquer ses voitures en Slovénie. Alors, je crois que si l’on veut une Europe sociale, il faut aussi revenir à l’idée d’une préférence européenne parce que c’est totalement incohérent de dire que l’on veut une Europe sociale et qu’en même temps, on va ouvrir sur des pays dont le niveau de salaire est dix fois inférieur au nôtre.

G. Leclerc : D’un mot, les sondages, le resserrement gauche-droite, c’est significatif ?

J.-P. Chevènement : Moi, je pense que maintenant, c’est possible, tout avait été fait pour noyer la campagne dans les ponts et les jours fériés mais maintenant les Français prennent conscience et je souhaite que le peuple français reste fidèle à lui-même, à sa tradition libertaire et d’une certaine manière, renvoie le pouvoir dans ses buts parce qu’au fond, ce qu’on lui demande, c’est de légitimer le tournant qu’a pris M. Chirac six mois après l’élection de 1995. Alors, est-ce que le peuple français va se laisser faire ?


France Inter : mercredi 14 mai 1997

A. Ardisson : Absente, ou en tout cas peu présente dans la campagne les deux premières semaines, l’Europe revient au galop. Vous avez déclaré, récemment, dans une interview que d’une certaine manière, ces élections auront un caractère référendaire sur le passage à la monnaie unique. Pour le coup, n’est-ce pas aller trop loin ? Le référendum a déjà eu lieu.

J.-P. Chevènement : Mais vous vous souveniez que depuis déjà six mois, le Mouvement des citoyens a engagé une grande campagne pour qu’un référendum soit organisé sur le passage à la monnaie unique. Et depuis le début de l’année, nous menons des initiatives communes avec le Parti communiste français, dans tout le pays, qui rencontraient un grand écho. Et je pense que c’est un des éléments qui ont également pesé dans la décision du Président de la République de hâter les élections. Parce que cette échéance, programmée en avril et mai 1988, le Conseil européen, qui déterminera la liste des pays euro, est évidemment ce qui surdétermine tout le reste : toutes les politiques en Europe sont tributaires des critères de convergence de Maastricht et du pacte de stabilité de M. Waigel, le ministre allemand des Finances. Donc on ne peut parler de rien sérieusement, si l’on ne parle pas de cette question-là.

A. Ardisson : Quel est votre scénario, je ne dirais pas « favori », mais en tout cas celui qui vous paraît le plus vraisemblable ?

J.-P. Chevènement : Encore un mot s’il vous plaît. Je suis très frappé de la manière dont cette campagne occulte cet enjeu. C’est une campagne en trompe-l’œil.

A. Ardisson : Elle n’est pas occultée, en tout cas, depuis ces derniers jours avec les prises de parole de P. Seguin, d’A. Juppé, et même de débat à gauche ?

J.-P. Chevènement : Je dirais que c’est toujours par des biais et jamais frontalement que cette question est abordée. On ne dit pas aux Français qu’ils abdiqueront tous leurs pouvoirs dans les mains d’un aéropage de banquiers de Francfort et que la République elle-même sera vidée de tout contenu dès lors que si M. Juppé obtenait une majorité à nouveau, au mois de juin, il n’y aurait plus d’élection nationale en France avant 2002 et qu’en 2002, le piège se serait refermé, il serait trop tard, nos élections n’auraient plus d’importance parce que nous aurions perdu notre monnaie nationale, c’est-à-dire notre liberté.

A. Ardisson : Sur le plan des chances, ou malchances selon votre point de vue, de réalisation de cette monnaie, je vous demandais quel était votre scénario le plus vraisemblable ?

J.-P. Chevènement : J’ai toujours pensé qu’il était positif que le Parti socialiste mette les conditions que lui avait suggéré le Mouvement des citoyens, à son congrès de Saint-Nazaire. Mais la question est de savoir si l’Allemagne acceptera de rebattre la donne. Le Chancelier Kohl est-il prêt à accepter l’Italie ? Est-il prêt à revoir le Traité de Maastricht pour qu’en face d’une Banque centrale indépendante, il y ait un Conseil des ministres qui donne un certain nombre de cadrages nécessaires ? Je pense que si la gauche devait l’emporter, en France, naturellement, ça contribuerait à anticiper la date des élections en Allemagne. Je vous rappelle que ces élections sont prévues en 1998 mais je pense que, à ce moment-là, on interrogerait le peuple allemand parce que la monnaie unique dont on parle tant et qui risque de n’être fort…

A. Ardisson : Qui en veut encore moins que nous ?

J.-P. Chevènement : … que l’absorption du franc par le mark, ça ne peut, de tout façon, pas se faire sans la France d’un côté et l’Allemagne de l’autre. Il serait souhaitable que l’Italie et d’autres y soient aussi si l’on veut que ça soit une monnaie européenne. Mais à mon sens, le paysage s’éclairerait autrement et la possibilité pour la première fois depuis l’adoption du débile Traité de Maastricht en septembre 1992, pour la première fois apparaîtrait la possibilité de mettre l’emploi comme priorité de la construction européenne, de repartir sur de nouvelles bases. C’est ce que nous proposons, une relance européenne et un projet national pour la France dans une Europe de nations solidaires. Voilà la proposition du Mouvement des citoyens.

A. Ardisson : Dans un communiqué que vous avez publié hier, vous proposez à l’ensemble des forces de gauche, évidemment si elles obtiennent la majorité, de conclure un contrat de gouvernement qui serait soumis à la prochaine Assemblée. Ça paraît effectivement normal mais sur un sujet justement comme celui que vous venez d’évoquer, il n’y a pas de compromis possible, de flou possible, donc ça revient à dire que vous renoncez à gouverner ensemble ?

J.-P. Chevènement : Pas le moins du monde, je pense qu’un contrat de gouvernement, élaboré si la gauche est majoritaire, permettrait de définir les deux scénarios possibles : le scénario des quatre conditions mises par le Parti socialiste, le scénario d’une négociation avec le gouvernement allemand et un scénario alternatif. Si le gouvernement allemand n’accepte pas ces conditions, il faut bien imaginer autre chose. Je vous rappelle que le texte du Traité de Maastricht est clair : il dit que la monnaie unique entre en vigueur en 1999 si avant le 31 décembre 1997 on n’a pas fixé une autre date, rien n’empêche d’ajourner le projet de monnaie unique tant que le peuple allemand ne s’est pas prononcé et tant qu’un vrai débat ne s’est pas noué en Europe et notamment entre la France et l’Allemagne parce que l’Europe ne peut pas progresser sans la démocratie.

A. Ardisson : Je reviens sur l’idée de compromis : d’après vous, il est possible, entre partis de gauche, d’arriver à un accord sans que personne, finalement, ne soit obligé de céder, parce que c’est toujours ça le problème ?

J.-P. Chevènement : C’est clair, en dynamique, c’est parfaitement possible, ce sont les propositions que nous avons faites pour une autre politique et elles sont publiques, nous avons tenu un colloque avec un grand nombre d’économistes parmi le plus connus de la place la semaine dernière au Sofitel Saint-Jacques. Il y a là R. Hue, J.-C. Cambadélis pour le Parti socialiste, et nous pensons en effet qu’en dynamique, la gauche peut très bien avoir une politique qui renverse l’ordre des priorités et qui mette la monnaie au servie de l’emploi, non seulement en France mais en Europe.

A. Ardisson : Quand vous entendez J.-M. Le Pen dire que, finalement, bien que ne l’aimant pas beaucoup, il trouve que L. Jospin est moins –je le cite – « hystériquement européiste » qu’A. Juppé. Qu’est-ce que vous pensez, dans votre for intérieur ? Que c’est un sale coup qu’il est en train de faire à la gauche ou qu’après tout, même si vous vous ne l’aimez pas beaucoup non plus, il a raison ?

J.-P. Chevènement : Non, vous savez, les gens du Front national sont des hyper-pervers, il faut bien vous mettre cela dans la tête. Ce sont des démagogues patentés. Et par conséquent, il faut toujours lire leurs propos au deuxième degré. Mais il est vrai que M. Juppé fait dans le style « plus maastrichien que moi tu meurs ». Et dire qu’il fait jour à midi n’est pas une découverte. C’est vrai qu’aujourd’hui, M. Juppé est le plus maastrichien de tous. Alors je ne comprends pas non plus comment M. Séguin et M. Pasqua font pour le suivre parce qu’il y a quelque chose qui cloche. Je suis contre Maastricht, dit M. Séguin, construction intrinsèquement antisociale, M. Juppé veut à toute force appliquer Maastricht, y compris dans sa version réduite – c’est-à-dire absorption du franc par le mark -, donc je soutiens M. Juppé. Il y a là, comme on dirait, une contradiction.

A. Ardisson : Et quand vous voyez justement que M. Séguin serait, d’après un sondage CSA, le favori des Français pour devenir Premier ministre en cas de victoire de la majorité actuelle ?

J.-P. Chevènement : C’est la preuve que les Français adorent le grand écart mais n’est pas R. Noureev ou M. Béjart qui veut.

J.-P. Chevènement : C'est la preuve que les Français adorent le grand écart, mais n'est pas R. Noureev ou M. Béjart qui veut.

A. Ardisson : Je voudrais revenir à l’emploi ou, plus exactement, au chômage qui est sa face négative. Vous liez ce problème à celui de l’Europe. Mais on peut dire qu’on n’a pas encore la monnaie unique mais on a déjà le chômage. Vous allez me répondre : il y a les critères de convergence mais à la fin des années 70, au début des années 80, il n’était pas question de critère de convergence et le chômage montait déjà. Donc est-ce que ça n’est pas une façon un peu réductrice d’aborder le problème ?

J.-P. Chevènement : Non, je ne crois pas parce qu’à la fin des années 70 a été conclu l’accord de Hanovre qui a institué le système monétaire européen, l’accrochage du franc au mark et le grand dessein de nos élites de droit et soi-disant de gauche, et cela date de 1978, je vous le rappelle. Cette politique, mise en œuvre d’abord par M. Barre sans succès, a été reprise à partir de 1983, malheureusement par des gouvernements de gauche, et je crois que les Français peuvent comprendre un raisonnement simple : ce chômage de masse a des causes qui s’enracinent dans une conception ultra-libérale de la construction européenne – accrochage du franc à une monnaie surévaluée de 30 à 40 % par rapport au dollar, taux d’intérêt excessifs, politique budgétaire restrictive, libre échangisme de principe qui nous laisse désarmés dans la compétition mondiale face aux concurrences les plus déloyales. Tout cela, ce sont des causes sur lesquelles on peut agir.

A. Ardisson : Je sais que vous êtes très intéressé par l’affaire Thomson et la bagarre qui se déroule entre le groupe Lagardère d’un côté, le concurrent Alcatel de l’autre. Qu’est-ce que vous pensez de cette situation ?

J.-P. Chevènement : Comme ancien ministre de la Défense, je suis révolté par les conditions du bradage de Thomson qui est le cœur du cœur de nos industries de défense, une magnifique entreprise dans l’électronique de défense et je constate qu’à partir du moment où on laisse se faire une alliance entre Daimler-Benz, qui était l’allié privilégié d’Aérospatiale, British Aerospace, le groupe Lagardère, avec le soutien de banques publiques, tout cela au profit d’un ennemi du pouvoir, cela veut dire qu’on va, en effet, vers le démantèlement de notre industrie aérospatiale. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est le PDG de l’Aérospatiale, M. Michot, qui l’a dit hier dans une interview des Echos. Mais ça montre à quel point le dogmatisme des partisans à tout crin des privatisations fait fi de l’intérêt national.


RTL : mercredi 28 mai 1997

J.-M. Lefèvre : La France ne peut changer de cap sans prendre de sérieux risques, affirmait J. Chirac au Conseil des ministres. Hier soir, vous avez trouvé le Président chef de majorité ou Président prêt à la cohabitation ?

J.-P. Chevènement : Je pense que le Président de la République n’a pas compris le message que les Français lui ont envoyé parce que les Français demandent effectivement un changement de cap. Il n’a pas parlé du chômage et de la manière de faire l’Europe qui est l’inquiétude principale des Français. Donc, je dirais l’opinion veut le changement, la droite et le Président de la République semblent avoir intégré leur défaite. Je vois que M. Séguin prend ses distances avec le programme de la droite. A. Madelin ou E. Balladur comme Premier ministre, franchement, ça ne motive personne. Je dirais que nous avons plutôt le spectacle d’un bateau ivre. Tout est trop tard : M. Juppé a démissionné trop tard P. Séguin a parlé trop tard, plus exactement, on n’a même pas fait appel à lui. Et le Président de la République a parlé pour finalement ne pas dire grand-chose.

J.-M. Lefèvre : La cohabitation qui, si elle a lieu, durerait cinq ans, à gauche, on la présente sans problème. Est-ce que ne n’est pas un argument tactique ? N’y-a-t-il pas deux cohabitations en fait, une au sein de chaque camp ?

J.-P. Chevènement : Ce sera une cohabitation originale parce qu’en effet, elle va donner au pouvoir parlementaire et à la Constitution – dont les concepteurs étaient des parlementaires je vous le rappelle – quelque chose de nouveau. Cela va mettre de l’air dans nos institutions, cela fera du bien à la démocratie – une démocratie qui est quand même menacée par l’ombre de l’extrême-droite qui a grandi à l’horizon. Je vois par exemple des accords qui se passent entre la droite et l’extrême-droite, je pense à la Côte-d’Or, sans qu’aucune grande vois de la droite républicaine ait condamné ce soutien qui est vraiment le reniement des valeurs du gaullisme véritable et de l’esprit du Conseil national de la résistance.

J.-M. Lefèvre : Ce matin, L. Jospin déclarait que le FN n’était pas l’arbitre de ce second tour ?

J.-P. Chevènement : Je pense qu’il pèse dans cette consultation, et qu’il est présent dans la vie politique française pour aujourd’hui et pour demain. C’est la raison pour laquelle si la gauche vient – comme je l’espère et comme je le crois – aux affaires, elle devra prendre des mesures ambitieuses, ne pas reculer devant une réorientation de la construction européenne. Je pense que les conditions mises à l’euro par le PS doivent être suivies à la lettre.

J.-M. Lefèvre : Vous dites qu’une des priorités d’un gouvernement de gauche serait de faire de l’Europe, alors justement, n’y aura-t-il pas deux cohabitations ? Une cohabitation de la gauche entre les favorables à Maastricht et les anti-Maastricht ?

J.-P. Chevènement : Je suis partisan de ce que le PS reste ferme sur les positions qu’il a prises. C’est tout à fait fondamental. Je ne demande rien d’autre que ce que le PS a affirmé de lui-même. Je pense que ces conditions répondent à l’intérêt de la France et de l’idée européenne elle-même. C’est la moindre des choses. On peut avoir des réserves sur la monnaie unique. Mais on verra si l’Allemagne est prête à accepter ces conditions. L’Europe doit être un compromis entre les intérêts nationaux. Elle doit partir des aspirations des peuples, la priorité doit être l’emploi, et on ne peut pas accepter que soit imposé le modèle allemand à la France et à l’Europe. C’est-à-dire une banque centrale indépendante qui n’a qu’un seul souci, c’est de lutter contre l’inflation qui a déjà disparu, et qui se moque comme d’une guigne de l’emploi.

J.-M. Lefèvre : Mais si les conditions sont acceptées, on fait l’euro et vous soutenez ?

J.-P. Chevènement : Si les conditions sont acceptées ! Mais les fous de l’euro comme les fous de Dieu en pays d’Islam doivent se rendre compte maintenant qu’après les élections britanniques et avant les élections allemandes qui peuvent amener une majorité SPD au pouvoir à Bonn, on va enfin remettre la charrue derrière les bœufs. Il faut une nouvelle donne en Europe. On ne peut pas changer la politique en France sans changer la politique européenne.

J.-M. Lefèvre : Il n’y aura pas plusieurs orientations au gouvernement, si la gauche arrive au pouvoir, disait L. Jospin.

J.-P. Chevènement : Ça me paraît du bon sens. Il faut qu’il y ait une seule orientation, c’est le principe de tout gouvernement.

J.-M. Lefèvre : Donc, vous voyez au sein du PS, du PC, des Verts et du Mouvement des citoyens, une cohabitation sans tension ?

J.-P. Chevènement : Il faut être clair. Le choix est aujourd’hui entre le modèle libéral qui était en filigrane derrière le discours de J. Chirac et une réponse républicaine au défi de la mondialisation. Je pense qu’aujourd’hui, le matériau est là. Il faut un contrat de gouvernement. Tous les éléments sont réunis pour le passer. Je suis tout à fait optimiste sur la capacité de L. Jospin à maîtriser les données de ce problème, et le Mouvement des citoyens aura naturellement une attitude responsable, mais sans que nous dissimulions que notre responsabilité va au-delà de la formation du gouvernement. Je dirais que notre responsabilité, c’est de sortir la France de l’ornière, c’est de faire reculer le chômage, c’est aussi de faire reculer l’extrême-droite dont, encore une fois, la menace plane sur notre démocratie.