Article de M. Bernard Kouchner, président délégué du Parti radical socialiste et député européen, dans "Paris-Match" du 7 mai 1997, sur la situation en Albanie et l'opération "Alba", intitulé "Que font nos soldats en Albanie".

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  • Bernard Kouchner - président délégué du Parti radical socialiste et député européen

Média : Paris Match

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Que font nos soldats Albanie ?

Dans le port de Durrës, sous les grues vacillantes, une fine poussière blanche recouvre les tas de charbon. Contrôlée par nos marsouins, fusil d’assaut au creux du bas, la distribution de farine a commencé. Débarqués en Albanie sous l’œil des caméras, près de 6 000 hommes de troupe quadrillent le pays. Parmi eux, 1 000 soldats français. Sont-ils seulement venus pour veiller à la répartition équitable de l’huile et des légumes fournis par le Programme alimentaire mondial ? Non. L’aide humanitaire, comme souvent vaut à la fois nécessité et alibi. L’objectif est politique. La force internationale est là pour conforte la très jeune et branlante démocratie albanaise, rétablir un semblant d’ordre, garantir les élections générales du 29 juin et offrir un répit à son président élu, Sali Berisha, ancien cardiologue aux allures de Robert Mitchum, éduqué en France, opposant aussi résolu que tardif au système communiste le plus paranoïaque de la planète. Que s’est-il passé pour que cette ingérence apparaisse nécessaire ? De l’Albanie, née seulement en 1913, pays d’aigles et de montagne, misérable, partagés par la fracture entre l’Occident et l’Islam, coincé entre la Yougoslavie et la Grèce, nous ne connaissons que trois hommes : Enver Hoxha, le plus rébarbatif des dictateurs communistes, Hergé, qui en fit pour Tintin le royaume d’Ottokar, et Ismail Kadaré, admirable écrivain, longtemps docile au régime, qui par son art nous a fait aimer les Guègues du Nord et la Tosques du Sud, qui se mélangent mal pour composer un peuple de brutalité, de mémoire et de vendetta.

Enver Hoxha régna près de quarante ans. Il avait choisi la Chine cotre l’U.R.S.S. A la fin des années 80, l’Albanie ressemblait encore à un camp retranché et au cauchemar d’Orwell. Les routes étaient vides, les voitures interdites, et dans les H.L.M. construites à la campagne les cochons traînaient dans les escaliers.  Cent vingt mille termitières de béton parsemaient les champs en autant d’abris individuels.

En 1992, Sali Berisha, chef de l’opposition, sortir l’Albanie de ce marxisme pastoral. Elu président, il oublia une part de ses principes et ne réussit pas le démarrage économique : la nation albanaise revenait de trop loin. Au début de l’année 1997, le scandale des banques spéculatives, sur le modèle de John Law sous Louis XV, plongea le pays dans le chaos : les plus pauvres avaient tout perdu. Les émeutes se succédaient. Les casernes furent pillées ; le Sud, manipulé par les anciens communistes et les mafias, fit dissidence. On refusa l’Etat : pas encore de guerre civile, mais le rejet des policiers. Certains en appelaient aux héritiers du roi Zog I. Une jacquerie, ou l’anarchie, ou la révolution ? Tout pouvait arriver.

Immature et empêtrée, l’Europe des Quinze fut incapable de réagir à l’appel des populations albanaises et à l’appel du gouvernement de Tirana. Il fallut encore une fois un drame télévisé, un bateau coulé, des morts en mer. L’Italie, directement menacée par les boat people, lança un cri d’alarme. L’Allemagne et l’Angleterre refusèrent de riposter. L’Europe eu Sud fit appel à l’O.S.C.E. (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe). Sans caution américaine, point de salut ! Les nations méditerranéennes, avec l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies, déployèrent enfin l’opération Alba, y adjoignant les deux ennemis héréditaires : la Grèce et la Turquie. La présence de soldats turcs dans l’Albanie musulmane souligne ainsi l’importance que l’Europe, ce club chrétien, accorde, après les massacres de Bosnie, à l’existence d’un islam modéré et démocratique à ses portes.

Aurait-on retenu la leçon bosniaque ? Pour l’Union européenne, la stabilité en Albanie est essentielle pour trois raisons. La paix est loin d’être assurée entre les pays de l’ex-Yougoslavie, brisés par la purification ethnique. Que se passera-t-il lorsque les troupes américaines se retireront selon les termes des accords de Dayton ? Même si ce qi affaiblit l’Europe satisfait souvent les Américains, Washington a intérêt à la réussite de l’opération Alba.

Non loin de Tirana, la province serbe du Kosovo est peuplée à 95 % de musulmans d’origine albanaise. Pendant la guerre de Bosnie, le leader Kosovar Ibrahim Rugova choisit la non-violence pour imposer une autonomie qui prit vite la forme de l’indépendance. Mais une guérilla islamiste, le K.L.A., est née qui rejette cette forme de lutte pacifique et revendique déjà plus de 30 attentas. On affirme que cette organisation s’entraîne en Albanie, avec le soutien de Berisha. Un embrasement du Kosovo, et donc une intervention de l’armée serbe de Milosevic encore puissante, relancerait la guerre des Balkans. Jouxtant l’Albanie, la Macédoine, qui compte une large minorité d’Albanais, est également agitée par des revendications autonomistes et pro-albanaises dures. Dans cette poudrière qui nous est mitoyenne, au bord sud de l’Europe, ne répétons pas l’erreur yougoslave. Il s’agit d’ingérence, donc de prévention des conflits et des massacres. Et de démocratie. Une telle politique exige clarté, prudence et ténacité.