Texte intégral
« Ah ! Pompidou, c’était magnifique, magnifique ». Quand le Général de Gaulle revient du Québec, après un voyage qui, trente années plus tard, reste, pour le meilleur ou pour le pire, dans toutes les mémoires, il est enthousiasmé – enthousiasmé au sens propre de ce mot, qui signifie tout à la fois l’inspiration, la certitude et la joie.
Enthousiasmé par ce qu’il a vu et entendu par la ferveur indicible avec laquelle il a été accueilli tout au long de sa route – celle du Roi ! enthousiasmé, aussi par l’écho formidable qu’a rencontré la réponse qu’il a su trouver, pour donner forme et sens à l’émotion populaire ; enthousiasmé parce qu’il sait qu’est ainsi nouée, entre les deux rameaux de la même souche séparés depuis deux siècles, une relation spéciale, inouïe – il utilise mot –, un lien à la fois neuf et durable, qui unit certes la vieille et la nouvelle France, mais qui s’adresse aussi, par devers elles, à tant d’autres peuples
Ce qui est magnifique, dit-il en somme à Georges Pompidou, c’est l’instant où la politique n’est plus enfin qu’n marchepied permettant d’atteindre l’histoire. Car s’il y a un point de jonction entre le rêve et la réalité, ce ne peut être que l’Histoire, seulement l’Histoire…
L’histoire, une fois de plus, De Gaulle avait réussi à la créer. Et une fois de plus, comme toujours, comme il l’avait fait le 18 juin, comme il l’avait fait en Afrique, et notamment en Algérie, comme il l’avait fait à Phnom-Penh il l’avait fait en pariant sur les hommes.
Magnifique, oui : car de ce jour, beaucoup de chose, beaucoup d’hommes aussi, commencèrent à changer, ce dont un très grand nombre de Québécoises et de Québécois, dont vous-même, Monsieur le vice-Premier ministre, vous-même, Mesdames et Messieurs, mais aussi des Françaises et des Français de France, réunis autour de Pierre Messmer, sont venus témoigner aujourd’hui.
Eh bien ! ce rassemblement de Québec nous permet à notre tour, et à la suite du Général de Gaulle, de dépasser la politique, et de nous retrouver, ensemble, dans l’histoire. Par cette cérémonie, par notre présence, nous prolongeons cet acte, nous contribuons à lui donner son poids dans le cours du XXème siècle, et c’est dans cet esprit qu’il faut féliciter chacun de ceux, créateurs, militants, responsables politiques, qui ont préparé cet événement et veulent en faire vivre l’écho !
Quand on accède à l’histoire, comme tout est simple, comme tout est clair ! Mesdames et messieurs, mes chers amis, qui ne voit qu’il y a dans ce mémorable voyage, une vérité, ou plutôt une idée, une certaine idée de l’homme.
C’est si vrai que, à peine revenu à Paris, le Général de Gaulle éprouve le besoin de s’en expliquer. Il fera le 10 août, à l’Elysée, devant un vaste parterre de journalistes, devant les micros et les caméras : ce jour-là, au sens propre, le chef de l’Etat « fait la classe » à la France – on pourrait même dire qu’il « fait la leçon ».
Il rappelle d’abord l’histoire des deux peuples séparés par une guerre perdue, par un traité cruel, puis par l’immense, longue, très longue Atlantique, l’Atlantique qui semble ne jamais finir – et cela, certes n’était rien moins que nécessaire pour un peuple qui, à la différence du vôtre, ne se souvenait pas, ne se souvenait plus, ne voulait probablement plus de souvenir…
Puis, il parle de vos magnifiques efforts, tous victorieux, pour relever les uns après les autres les défis de deux siècles, jusqu’à faire de votre terre, envers et contre tout, l’une des contrées les plus prospères, les plus modernes et les plus dynamiques qui fût jamais, et cela, chose absolument magnifique, tout en restant vous-mêmes, en protégeant votre personnalité et votre langue ! On pourrait dire que la leçon qu’il fait ce jour-là à la France, c’est la leçon du Québec !
Enfin, et probablement surtout, ce 10 août, fortifié par l’exemple québécois, fortifié, et tel Siegfried baigné dans le sang du dragon, vivifié par le bain de Montréal, de Gaulle s’en prend, sabre au clair, aux innombrables penseurs qui, déjà, pontifient sur le dépassement des nations, aux doctes spécialistes et la décadence et de l’abdication, aux obsédés de l’uniformisation qui n’est le plus souvent que la vieille sirène de l’abandon national – qui est finalement l’abandon de la liberté de l’homme et du pouvoir que les hommes et les femmes ont toujours, collectivement, de peser sur leur propre sort. Et c’est alors qu’il cite le mot que Goethe met dans la bouche de Méphisto : « je suis l’esprit qui toujours nie ».
Le pouvoir des hommes et des femmes de peser sur leur sort, c’est une leçon qu’à leur tour les Français, sur quelque continent qu’ils vivent doivent donner, crânement, au monde entier. Le Premier ministre Daniel Johnson ne s’y trompa pas qui, tandis que s’interrompait le voyage du Général de Gaulle, formula en levant son verre à l’amitié de nos peuples, ce qui, quoi qu’il arrive, les réunirait toujours : « La langue et la culture, dit alors Daniel Johnson, ne sont pas les seuls dons que nous ait légués la France : il en est un autre auquel nous attachons le plus grand prix, c’est le culte de la liberté. (…) Nous ne serions plus Français si nous n’étions épris de liberté pas seulement de libertés personnelles, mais aussi de libertés collectives (…) Nous croyons que, petites ou grandes, toutes les nations ont droit à la vie et à la maîtrise de leur destin. »
Cela aussi, Mesdames et Messieurs, est magnifique : Français de France et Français du Canada se rejoignaient, non pour célébrer leurs retrouvailles, redire le passé, revenir sur les bons et sur les mauvais jours, mais pour donner une leçon de liberté au monde – une leçon de liberté plus urgente encore aujourd’hui, à l’aube du IIIème millénaire, qu’elle ne l’était alors.
A l’inverse des tombereaux de la sottise ordinaire qui se donna libre cours il y a trente ans, de ce quotidien de Londres parlant de « déclin erratique », à ce journal français dénonçant en première page « un faux pas », ce n’était pas un achèvement, mais un couronnement, et, surtout, un commencement.
Jamais en effet n’avait été aussi clairement formulé ce qui fait la quintessence des idées du Général de Gaulle, et finalement l’essentiel de ce que la France et le Québec, et l’ensemble des pays francophones, ont à dire au monde ; une conviction simple qui se formule en deux temps :
- d’abord, que l’honneur d’un homme tient à sa capacité à maîtriser et conduire son propre destin ; à être acteur et non objet ; à savoir dire non – savoir dire non, le signe distinctif des hommes et des femmes libres.
- ensuite, que la responsabilité individuelle ne prend toute sa signification, et aussi sa dimension que dans la mesure où elle se transcende dans une aventure collective, une aventure partagée…
Ce sont ces principes simples que de Gaulle rappelle et pas seulement aux Québécois, auxquels n’est délivré, bien sûr, ni conseil, ni invite, ni mot d’ordre – puisqu’ils sont maîtres d’eux-mêmes, mais qu’il rappelle aussi aux Français, et, par-delà, à tous les peuples, et d’abord aux peuples francophones. Ce faisant, de Gaulle ne fonde pas seulement ce que l’on a appelé un « cousinage » et qui est plutôt, bel et bien, « une fratrie » : à Montréal, il fonde la francophonie politique qui nous réunit d’autant mieux que, depuis ce jour-là, Paris et Québec se sont rapprochés non pour se contempler, mais pour parler ensemble à tous les autres.
Vous, et nous, de part et d’autre de l’Atlantique, nous portons, je crois, ce qui fait la clef du siècle à venir : contre les menaces de dépossession de l’homme par l’immense termitière des interdépendances où l’humanité de l’homme pourrait peu à peu se laisser broyer, nous affirmons l’impérissable principe de liberté, et surtout ce qui peut être son meilleur instrument , la nation ; et simultanément, nous affirmons le principe de la paix et du progrès, la coopération entre les peuples, dont la francophonie est une épure, prometteuse déjà, mais encore balbutiante. Laissez-moi citer ici, une nouvelle fois, la belle phrase d’un des vôtres, Jean-Marc Léger : « Le salut des cultures et des identités nationales sera le souci majeur du troisième millénaire, et ce serait l’honneur de la langue française de devenir, partout dans le monde, le fer de lance de ce combat » …
Ainsi tout est dit : n’épiloguons donc pas, plus sur les polémiques que déclencha un peu partout, et singulièrement en France, ce « vivat » fameux dont j’ai déjà dit, et encore en 1995 lorsque nous fîmes les honneurs de notre Assemblée à votre Premier ministre, qu’il était l’essentiel de ce qui pouvait être dit et que l’on ne voit rien à y rajouter, ni rien à en retrancher.
Ce mot, ce cri, ce simple cri, par lequel le monde entier semble avoir été pris de saisissement, qui fut pour quelques — uns – les plus lucides – le sommet d’une légende épique, pour beaucoup le début d‘un cauchemar et pour tous les autres une incompréhensible foucade – tant il est vrai, comme nous l’a appris Nietzche, que, « plus on vole haut, plus on paraît petit à ceux qui ne savent pas voler », ce cri, cette apostrophe magnifique, eh bien, elle n’est aujourd’hui rien d’autre qu’une limpide évidence, et ce qui étonne, finalement, avec le recul de trente années, c’est l’étonnement qu’elle suscita !
Mesdames e Messieurs, chers amis, chers frères et sœurs du Québec, que sur ces plaines d’Abraham que l’on a cru trop longtemps symbole de défaite et de rupture, et qui sont en fait et d’abord le lieu glorieux de votre avènement au monde, que sur ces plaines d’Abraham, ce monument rappelle à jamais le plus beau, le plus clair message du Général de Gaulle à tous les peuples de l’univers.