Texte intégral
Un artiste de la liberté
Ni tiède ni aseptisé, authentiquement honnête. Certainement un des meilleurs livres écrits sur Mitterrand.
Quoi de plus différent, a priori, que les tempéraments de François Mitterrand et d’Alain Duhamel ? Entraîneur d’hommes, politique hors norme pour celui-là, qui fut, avec de Gaulle, l’un des deux grands de la seconde moitié du siècle ; rationnel, équilibré jusqu’à la minutie pour celui-ci, dont les commentaires circonspects font autorité. La réussite du « Portrait d’un artiste » que nous livre Alain Duhamel sur François Mitterrand, c’est précisément que la dissemblance des tempéraments, loin d’être un obstacle, constitue un indiscutable atout. Le résultat est non seulement brillant, mais exceptionnel : certainement l’un des meilleurs livres écrits sur François Mitterrand.
Le sujet, pourtant, a été traité, archi traité, et même rebattu. Combien de librairies possèdent aujourd’hui une sorte de coin Mitterrand, où s’accumulent les bons et les moins bons ouvrages, qui échappent rarement à deux défauts, la mitterrandolâtrie ou la mitterrandophobie ? L’ouvrage d’Alain Duhamel balaye ces travers. Son expérience lui permet, il l’écrit lui-même, d’être « vacciné contre la simplification, les réquisitoires et les célébrations ». D’où un livre authentiquement honnête, tout en n’étant jamais tiède ni aseptisé, fruit d‘une sympathie distanciée qu’en plus de deux cents rencontres il a su nouer avec son sujet.
J’ai travaillé de très près avec François Mitterrand. Au cours de toutes ces années, j’ai eu la chance et le loisir de bien observer ses méthodes, son caractère, le cheminement de sa pensée. Je puis témoigner de la pertinence de beaucoup des analyses d’Alain Duhamel, dont la langue subtile sait dépeindre avec une grande justesse le syncrétisme particulier de François Mitterrand. Beaucoup de chapitres seraient à citer. Le premier, en particulier – il était excellent de commencer par là –, si juste, sur Dieu et sur la mort : oui, Mitterrand était d’abord habité par une certaine manière d’aborder la mort. Son engagement politique, comme celui d’autres hommes d’État, ne s’expliquait sans doute que par un défi lancé à la mort. « Animal métaphysique, obsédé par la transcendance » : la description est jolie et juste. De même, le chapitre consacré à la guerre m’a paru d’une grande qualité. Les inconditionnels n’y trouveront peut-être pas tout leur compte, pas plus que les opposants enragés. Mais la vérité, elle, se fraye un chemin à travers ces lignes qui dépeignent avec intelligence et objectivité l’itinéraire d’une jeunesse et d’une époque.
« Artiste » nous dit Alain Duhamel. Artiste en politique, comme Picasso le fut en peinture, avec ses époques successives, sa sensibilité, ses critères de jugement et de vie, qui ne sont pas exactement ceux de chacun. Même si Duhamel ajoute – ce qui est surprenant – que Mitterrand fut finalement malhabile à s’expliquer et brouilla, exemples à l’appui, l’image de sa propre politique. Je crois, moi aussi, que Mitterrand fut un artiste, mais il ne fut pas seulement cela. Il faut aussi un bâtisseur, en particulier pour les libertés, pour la culture, pour l’Europe, et son œuvre, à ce titre, restera. Duhamel a raison de souligner que ce qu’il fit, il le fit avec talent, et même avec panache. À quoi il faut ajouter un don exceptionnel – c’est moi qui souligne cette notation –, celui de faire rêver, sans quoi il n’est pas de grand politique. De Gaulle aussi, à sa façon, savait faire rêver. Jugée à cette aune, reconnaissons que la politique d’aujourd’hui fait plutôt figure de désert.
Le livre fermé, quels enseignements subsistent, quel regard ? Alain Duhamel n’apporte pas de révélations croustillantes. Ce n’est ni son but, ni son genre. Il ne retrace pas non plus une biographie de style traditionnel, où l’auteur prend par la main un personnage dès sa naissance pour l’accompagner vers les honneurs, puis jusqu’à la tombe et au verdict de l’histoire. Duhamel a choisi une autre route : mélanger les ingrédients, synthétiser une pensée et un cheminement qui avait besoin de l’être.
Certes, on peut discuter tel jugement ; je le ferai pour ma part à propos du bilan social négatif que porte Alain Duhamel sur les deux septennats, alors qu’il ne faut pas oublier, malgré les échecs, qu’ont été maintenus, voire accrus, pendant cette période, les droits des plus modestes en dépit de mutations économiques formidables. L’essentiel est ailleurs. L’essentiel est d’avoir compris et montré d’une façon magistrale la richesse de cette personnalité contradictoire, ambivalente, mélange de lumière et de nuit, de passion et d’équilibre, d’idéal et de calcul, « cet hérétique de la Ve République qui se comporta en président typique du régime ».
Si François Mitterrand était encore là pour le dire, je suis sûr qu’il aurait aimé ce portrait sans flatterie ni attaques. Duhamel écrit de lui que « le personnage ne fut pas inférieur à sa fonction ». Oui, Mitterrand aurait aimé ce livre, parce qu’il savourait le talent ; mais il l’aurait dit à sa manière, probablement en une boutade, pour bien montrer que, s’il appréciait le portrait, il se moquait en même temps un peu d’en être l’objet. Car au-dessus de tout, comme l’a bien compris Alain Duhamel, François Mitterrand, admirateur de Clemenceau, plaçait la liberté. La sienne, bien sûr. Et celle de tous les hommes, à laquelle il a consacré sa vie. Portrait passionnant d’un artiste ? Oui. Portrait d’un artiste de la liberté.