Texte intégral
L’Express : La sortie du livre de Martine Aubry « Il est grand temps… » justifie votre dialogue. Quel jugement vous inspire cet ouvrage, Alain Madelin ?
Alain Madelin : Je suis toujours très attentif à ce que dit ou écrit Martine Aubry…
L’Express : Par politesse ?
Alain Madelin : Non, par curiosité pour les gens qui réfléchissent. À la lecture, j’ai eu le sentiment que ce livre était complètement à côté de la plaque. À bientôt mille jours de l’an 2000, il y a une modernité qu’il faut accepter. Or Martine Aubry nous invite à prolonger le passé. Il me semble qu’elle comprend mal le monde qui se dessine et qu’elle contribue à alimenter les peurs et les crispations.
Martine Aubry : Visiblement, je ne suis pas la seule à ne pas accepter ce monde-là.
Alain Madelin : C’est vrai, Viviane Forrester est comme vous [NDLR, auteur de « L’Horreur économique »].
Martine Aubry : Sans doute comme beaucoup de Français qui pensent que nous marchons sur la tête. La France est de plus en plus riche. Et, pourtant, le chômage et l’exclusion ne cessent d’augmenter. Ce n’est pas avec les seules règles du marché – individualisme, concurrence et initiative – que l’on apportera les réponses. C’est bien en réintégrant des valeurs de justice et de solidarité que l’on s’en sortira. Il ne suffit plus de corriger les effets néfastes du libéralisme. Il faut le dépasser en construisant un nouveau modèle de développement qui réponde aux besoins et soit créateur d’emplois.
Alain Madelin : On n’entrera pas dans le XXIe siècle avec les mentalités, les habitudes, les structures héritées de l’État-providence. À la première page de votre livre, vous posez la question : « Comment expliquer que les banques aient préféré investir depuis des années dans l’immobilier, au lieu de financer le développement des PME ? » La réponse est simple : c’est un système d’économie mixte et de banques nationalisées qui a conduit à cette situation. De même, vous considérer la mondialisation comme synonyme d’exploitation des hommes. Or c’est très exactement l’inverse. La mondialisation enrichit les pays pauvres, c’est une bonne nouvelle !
Martine Aubry : La mondialisation est, à l’évidence, une chance pour les pays les plus défavorisés. Mais il faut qu’elle fonctionne selon des règles établies qui évitent l’exploitation des hommes et la concurrence déloyale qui en découle pour nous. Aussi, il est temps d’inclure des obligations sociales pour réguler le commerce mondial. En période de crise, le rôle de l’État est majeur pour tracer des perspectives et donner un sens à la société.
Alain Madelin : Personnellement, je ne crois pas à l’État entrepreneur, mais à l’État entraîneur, qui pilote le changement…
Martine Aubry : Je suis heureuse de vous l’entendre dire, pour une fois.
Alain Madelin : Selon moi, le changement nécessaire consiste à faire baisser le niveau des prélèvements obligatoires, qui sont les plus élevés d’Europe.
L’Express : Partagez-vous cet objectif, Martine Aubry ?
Martine Aubry : Il est clair qu’il y a des progrès à faire dans le fonctionnement de l’État. Cela dit, son rôle est capital pour garantir l’accès de tous à la santé, au logement, à l’éducation, à la sécurité. Diminuer à court terme les dépenses dans ces secteurs sans porter atteinte à la qualité de ces missions de service public me paraît extrêmement difficile.
Alain Madelin : Comment ont fait les Pays-Bas pour réduire leurs dépenses publiques ? Comment ont fait les Allemands pour dépenser moins que nous ? Est-ce au détriment de la santé ? De l’éducation ? Bien sûr que non. Il existe des marges de productivité dans nos systèmes publics. Dans le domaine de la santé par exemple, il existe outre-Rhin des caisses de sécurité sociale régionales totalement autonomes et concurrentes entre elles. Chacun a ainsi la possibilité de choisir celle qui est le mieux gérée. Ce système n’est pas moins performant que le nôtre.
Martine Aubry : Justement, l’exemple allemand est intéressant. Ils ont mis l’accent sur la prévention et sur l’accès gratuit au généraliste. Êtes-vous prêts à aller dans ce sens-là ? Ce n’est pas ce que fait Alain Juppé avec sa réforme comptable de la Sécurité sociale, et avec les résultats que l’on connaît, d’ailleurs.
L’Express : Dans l’un de vos chapitres, Martine Aubry, vous évoquez des « nouveaux filons d’emplois ». Quels sont-ils ?
Martine Aubry : Ils se trouvent dans la réponse à de nouveaux besoins – services aux personnes : garde, soins, loisirs des personnes âgées, accompagnement des jeunes en dehors de l’école, sécurité… – ou encore dans le champ de l’environnement et de la qualité de vie. Par ailleurs, le temps libéré par la réduction de la durée du travail entraîne des besoins nouveaux en matière de formation, de culture et de loisirs. Ce sont là des centaines de milliers d’emplois.
Alain Madelin : Qu’énormément d’emplois à venir soient dans les services, personne n’en doute. Pour les découvrir, Martine Aubry fait confiante à l’État et moi, à l’initiative de l’entrepreneur. Ce que vous ne voyez pas, c’est que, quand l’État donne 100 francs pour créer un nouvel emploi de services, ces 100 francs sont nécessairement prélevés sur un autre secteur d’activité. On voit l’emploi qui se crée par la subvention, on ne voit pas l’activité détruite par le prélèvement.
Martine Aubry : Aujourd’hui, la non-réponse à ces besoins coûte très cher à la collectivité (délinquance, pollution, hospitalisation…). Utilisons cet argent pour trouver des solutions tout en réalisant une grande réforme fiscale qui réduise le coût du travail et, ainsi, favorise, l’emploi. En outre, il faut relancer la consommation. D’ailleurs, Jean Gandois dit au gouvernement : « Donnez-mois des clients, pas des aides. »
Alain Madelin : Si vous me sortez Gandois, je vous sors Nicole Notat, qui disait : « Gutenberg n’avait pas attendu l’apparition du marché de la lecture pour inventer l’imprimerie. » S’agissant des nouveaux emplois de services, nous les voyons se créer par millions dans l’économie américaine sans l’aide des capitaux d’État ni l’intervention des ministères, mais bien grâce aux entrepreneurs et aux libertés économiques.
Martine Aubry : Le modèle américain, qui n’est pas le mien, c’est tant mieux pour ceux qui réussissent et tant pis pour les autres, notamment les 39 millions de pauvres. Il est important de redonner la sécurité morale, économique et physique à nos concitoyens. Sans cela, la peur du lendemain renforcera les craintes et la paralysie.
Alain Madelin : Le problème de la société française, c’est le chômage, qui mine la cohésion sociale et fait désespérer de l’avenir. On n’entrera pas dans la modernité et on ne résoudra pas ce problème avec des idées allant à contresens de nos partenaires européens et du reste du monde.