Déclaration de M. Xavier Emmanuelli, secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence, à l'Assemblée nationale le 11 mars et interviews à "Libération" du 12 et dans "La Croix" et "Le Progrès" du 13 mars 1997, sur la proposition de la France d'une force multilatérale de sécurisation de l'aide humanitaire pour les réfugiés du Zaïre.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Voyage de M. Xavier Emmanuelli au Zaïre du 8 au 10 mars 1997

Média : Emission Forum RMC Libération - La Croix - La Tribune Le Progrès - Le Progrès - Libération - Presse régionale

Texte intégral

Situation au Zaïre
Réponse à une question d’actualité à l’Assemblée nationale – 11 mars 1997

La situation dans l’Est du Zaïre est, en effet, dramatique. J’ai vu hier le camp d’Ubundu où étaient arrivées 35 000 personnes et où continuaient d’affluer des réfugiés ; on m’a communiqué ce matin le chiffre de 70 000 réfugiés qui fuient des massacres possibles. J’ai vu aussi des Zaïrois qui s’entassaient dans la ville de Kisangani dans des conditions déplorables. Mais je n’ai vu à leurs côtés ni les ONG ni les agences de l’ONU, à cause des conditions de sécurité.

Pour apporter des secours efficaces, il faut, c’est vrai, constituer une force multilatérale de sécurisation. La France soutient depuis le début de la crise cette solution qui est la seule.


Libération : 12 mars 1997

Libération : Qu’avez-vous vu au Zaïre ?

Xavier Emmanuelli : J’ai vu les réfugiés rwandais au camp d’Ubundu (désormais 75 000 selon le Programme alimentaire mondial, ndlr), les déplacés zaïrois au « site H » à Kisangani, un camp pour ceux qui n’ont pas d’attaches familiales. Je me suis donc, aussi rendu à Kisangani. Ce qui me semble négatif : je n’y ai pas vu les agences d’aide de l’ONU, et je n’ai pas vu les agences d’aide de l’ONU, et je n’ai pas non plus vu sur le terrain les organisations non gouvernementales (ONG). En termes de présence humanitaire, il n’y avait que la Croix-Rouge zaïroise et une personne de Caritas, le père Jeffrey à la procure de Kisangani… Tous les autres, je ne les ai vus qu’à Kinshasa. J’ai été extrêmement étonné parce que c’est une situation tendue, assez incroyable, il y a des réfugiés qui sont en perdition dans la forêt, qui sont en fuite, qui sont là dans des conditions précaires, mais je n’ai pas vu les organismes d’aide.

Libération : Que va faire la France ?

Xavier Emmanuelli : À court termes, les avions de la cellule d’urgence humanitaire vont apporter, surtout, de la nourriture, des médicaments. J’ai constaté lors de mon passage dans ce camp provisoire d’Ubundu que les réfugiés manquaient de tout, que leurs provisions diminuaient ainsi que leur matériel médical. Je vais accélérer les envois de secours. Je vais m’appuyer sur les ONG qui voudront bien agir, notamment la Croix-Rouge zaïroise, et, s’il y en avait d’autres, ce serait très bien. Et puis, avec le directeur de la cellule d’urgence humanitaire, Bernard Sexe, on a de nouveau quelqu’un sur place à Kisangani. Il peut non seulement faciliter l’acheminement des secours mais, aussi, faciliter aux OGN les contacts sur le terrain, leur servir d’interface avec l’administration zaïroise. Enfin, il faut apporter une aide aux 3 500 déplacés à Kisangani, des étudiants qu’on a mis là, des enfants non accompagnés, petits bouts de chou qui ont marché 600 km à pied… Ils vivent actuellement dans le site H dans des conditions sordides.

Libération : On a l’air de le découvrir. Mais les réfugiés rwandais et les déplacés zaïrois sont dans le Haut-Zaïre depuis plus de trois mois. Comment expliquez-vous qu’on ne cesse d’évaluer leur nombre et leurs besoins, mais qu’on ne leur apporte pas une aide conséquente ?

Xavier Emmanuelli : Il se passe quelque chose d’incompréhensible… Un silence ou demi-silence, des informations en demi-teinte que les médias donnent pour rapporter cette catastrophe. La gêne, aussi, des organisations internationales, parce que ce sont des Hutus. En gros, l’idée que je m’en fais, puisqu’il faut bien le dire clairement : ce ne sont pas de « bons réfugiés ». On croit que les « bons réfugiés » sont rentrés au Rwanda (en novembre dernier, ndlr) et que les autres, ceux qui ne sont pas rentrés, doivent avoir des raisons pour ne pas retourner chez eux, qu’ils ont trempé dans le génocide de 1994 contre la minorité tutsie. Conséquence : oui, on aide, mais du bout des lèvres. On aurait dû – mais qui est « on » ? – séparer les « génocidaires » des « vrais » réfugiés, mais cela pose des problèmes affreusement compliqués. Dans le mandat du HCR, par exemple, est-il prévu de désigner des présumés coupables, de les séparer des autres réfugiés ? De quel droit le ferait-on ? Et, aussi, qui pourrait le faire ? Il s’y ajoute, pour moi, que des petits enfants de 5 ou 6 ans, ou des veilles dames, ont difficilement pu être impliqués dans des actes génocidaires. C’est un peu rapide de faire l’amalgame. Je ne sais pas comment on aurait dû s’y prendre pour faire la séparation et avec quelle force et en bousculant quel mandat pour désigner les gens. Mais, cela n’a pas été fait et, maintenant, est-ce le moment ?

Libération : Donc, les réfugiés et déplacés continueront à être la masse de manœuvre humanitaire des belligérants ? Votre pont aérien de secours ne s’effondrera-t-il pas dès que l’aéroport de Kisangani deviendra la cible des rebelles ?

Xavier Emmanuelli : Dans le passé, à la frontière thaïlandaise par exemple, il y a déjà eu des situations comme ça : des masses de réfugiés qui allaient et venaient, qui étaient poussés dans tous les sens, c’est classique comme situation. Techniquement, on ne la découvre pas. Ce n’est pas un baroud d’honneur humanitaire que je livre. Il y a une attitude cohérente de ma part depuis le début de la crise. À Genève, à Bruxelles, j’ai dit partout, dès le départ, qu’il fallait apporter des secours et, aussi, les sécuriser. L’étrangeté, pour moi en tant que professionnel de l’urgence humanitaire, c’est que les seuils d’alerte des organisations internationales, des ONG, aient été si élevés. C’est vrai que les conditions de sécurité ne sont pas maximums, que tout ça est extrêmement précaire, mais j’ai l’impression qu’on applique des procédures un peu automatiques sans comprendre la spécificité du problème. On s’en tire en disant : « bon, après tout, ils n’ont que ce qu’ils méritent ».

Libération : Et le fossé apparu entre Paris et Washington ?

Xavier Emmanuelli : Existe-t-il une cohérence occidentale, une cohérence européenne ? On peut se poser la question. Mais je ne peux pas me prononcer à ce sujet, je vois les faits, je les constate simplement. Je constate qu’on ne fait pas les mêmes analyses. Mais il y a des niveaux différents, même à l’intérieur des organisations internationales, des diagnostics différents. Alors, l’incohérence naît peut-être déjà du diagnostic. Je ne voudrais pas aller plus loin.


La Croix : 13 mars 1997

La Croix : Vous rentrez de Kisangani et aussi d’Ubundu, à l’Est du Zaïre, où vous étiez dimanche et lundi. Est-il donc si facile de s’y rendre ?

Xavier Emmanuelli : Je ne comprends pas l’attitude des organisations humanitaires ni celle des agences de l’ONU. Médecins du monde, Médecins sans frontières, Action contre la faim, Atlas, l’Unicef, le Programme alimentaire mondial, le haut-commissariat pour les réfugiés des Nations Unies… Je les ai tous vus à Kinshasa. Ils n’ont pas été expulsés par le gouvernement zaïrois.

Ils attendent, disent-ils, que la zone soit sécurisée pour les secours. Mais, si un ministre français peut y aller, pourquoi les organisations humanitaires ne peuvent-elles s’y rendre ? Je leur ai conseillé d’y retourner.

À ce que je sache, l’humanitaire se fait dans le risque, souvent… C’est incroyable quand même ! Il ne reste à Kisangani qu’in expatrié de la Croix-Rouge internationale et un vieux prêtre de Caritas.

La Croix : N’est-on pas en train d’abandonner des milliers de personnes ?

Xavier Emmanuelli : Quoi qu’il se passe sur le terrain – moi, je ne crois pas à la chute imminente de Kisangani –, on ne peut abandonner les réfugiés de Tingi-Tingi qui sont arrivés à Ubundu, en traversant à marche forcée la forêt, fuyant les rebelles.

Ils étaient environ 25 000 à 30 000, adossés au fleuve… Un entassement horrible… Et aucune ONG, pas une seule personne du HCR.

C’est une honte ! On me dit aujourd’hui, compte tenu de nouveaux arrivés, qu’ils seraient maintenant au moins 75 000.

Je n’ai vu que quelques jeunes secouristes zaïrois de la Croix-Rouge locale, qui faisaient ce qu’ils pouvaient, et des paysans zaïrois qui montraient leur solidarité en donnant à certains du maïs… On oublie aussi les déplacés zaïrois. Qui se soucie des 35 000 zaïrois, réfugiés, quant à eux, à Kisangani, dans des conditions innommables ? Qu’attend-on ? Que réfugiés et déplacés meurent tous ?

La Croix : Ce manque de secours n’est-il pas la conséquence de l’attitude de la communauté internationale, y compris des organisations humanitaires ?

Xavier Emmanuelli : Qu’on arrête de nous dire qu’il y a des différends ! Ils ne sont pas d’ordre politique… mais opérationnels, sur une intervention internationale. Les problèmes des interventions en Somalie et en Bosnie font que bon nombre de pays hésitent sur le type (et le coût) d’une nouvelle intervention.

La France, elle, agit : nous avons envoyé dimanche 40 tonnes de chargement humanitaire à Kisangani. Un autre avion est attendu jeudi avec de la nourriture, des médicaments.


Le Progrès : Jeudi 13 mars 1997

Le Progrès : Où en est votre demande d’une force multinationale humanitaire au Zaïre ?

Xavier Emmanuelli : La situation évolue très vite, mais on reste dans la même logique ; nous voulons que les réfugiés soient en sécurité, et que les organisations humanitaires puissent accéder à ces populations. C’est donc une force de sécurisation que nous demandons, s’il n’y a pas tout de suite un cessez-le-feu, comme depuis le début de cette crise. Le problème est que le retour d’un grand nombre de réfugiés au Rwanda a fait croire que la crise était finie, alors qu’il en reste beaucoup, qui vont d’un camp à l’autre.

Le Progrès : Justement, cette crise n’est-elle pas trop longue et trop complexe pour intéresser les Gouvernement et les opinions ?

Xavier Emmanuelli : Votre remarque est un peu rude. Mais il est vrai qu’il y a tellement d’acteurs, de mélanges entre humanitaire, politique, médiatique, etc., tellement d’arrière-pensées chez les uns et les autres, et tellement peu d’images, que tout cela devient très compliqué à expliquer. Or chacun préfère les situations simples. De plus, après le génocide au Rwanda, on s’est retrouvé en quelque sorte devant de « bon » et des « mauvais » réfugiés, et ceux qui sont en cause aujourd’hui sont considérés comme « mauvais », donc à aider, mais pas trop. On peut cependant dire les choses simplement : il y a des gens en danger, il faut les aider. En sachant que l’humanitaire n'est pas une fin en soi, qu’il t a aussi le politique, le jeu normal des rapports de forces. Il faut faire les deux, qu’ils s’épaulent l’un l’autre.

Le Progrès : L’humanitaire n’est-il pas ici au service d’un but politique : sauver Mobutu ?

Xavier Emmanuelli : Je ne peux pas accepter qu’on présente les choses ainsi ! On pourrait aussi dire : ne pas faire d’humanitaire, c’est sauver Kabila. Ça n’a pas de sens ! Ce qui nous importe, c’est d’abord de sauver un processus démocratique complexe, avec référendum, élections législatives. On ne peut pas mettre sur le même plan l’humanitaire et le politique, et dire qu’on sauve Mobutu quand on vient en aide à un réfugié.

Le Progrès : Vous lancez aujourd’hui la « grande cause nationale » de l’enfance maltraitée. Qu’en attendez-vous ?

Xavier Emmanuelli : Une mobilisation générale de tous, professionnels, institutions, mais aussi de chaque citoyen, y compris les enfants. C’est aussi l’occasion d’encourager les réflexes citoyens, de combattre l’indifférence face à des actes qui concernent toute la population.

Le Progrès : Que pense le médecin que vous êtes de l’obligation de soins pour les auteurs de crimes sexuels ?

Xavier Emmanuelli : J’y suis extrêmement favorable. Car comme médecin, je sais que mon rôle est à la fois de protéger l’individu et de protéger le groupe. Je suis donc totalement d’accord avec un accompagnement et des soins pour les délinquants et pervers sexuels.

Le Progrès : Vous avez récemment présenté votre projet de loi de cohésion sociale au conseil des ministres. Un projet sans argent, ont critiqué les associations…

Xavier Emmanuelli : C’est une loi novatrice et audacieuse, qui touche tous les domaines. Qui s’articule aussi, comme on l’oublie trop souvent, avec le développement du volontariat dans le cadre de la réforme du service national… Quant au budget, il existe, avec trois milliards de francs dès la première année. Mais les associations n’ont pas très bien compris qu’une loi d’orientation, c’est un changement de vision, ce n’est pas d’abord un budget, de l’argent… Le droit de vote pour les sans-domicile, par exemple, ça vaut combien ? Ça ne se chiffre pas ! On dotera les actions au fur et à mesure qu’elles entreront en œuvre.

Le Progrès : Les associations sont pourtant dans leur rôle, en faisant ces critiques, non ?

Xavier Emmanuelli : Bien sûr, je ferais la même chose à leur place ! Les associations sont là pour stimuler, montrer des pistes, et pas pour applaudir. C’est leur métier, elles nous permettent ainsi de mettre à chaque fois la barre un peu plus haut.