Interviews de M. Christian Sautter, secrétaire d’État au budget, dans "Le Figaro" le 7 mars 1998 et "Les Échos" le 17, sur la crise asiatique et les réactions de la Corée et du Japon aux plans de redressement préconisés par le FMI, les modèles capitalistes américain et japonais, la croissance en Europe.

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Circonstance : Voyage de M. Sautter en Corée et au Japon les 7 et 8 mars 1998

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Le Figaro - 7 mars 1998

LE FIGARO économie. – Le Japon et la France sont souvent présentés comme des pays dirigistes, les moins réceptifs aux méthodes libérales du capitalisme anglo-saxon. Êtes-vous d’accord ?

Christian SAUTTER. – Je ne pense pas qu’il y ait, ni du côté japonais ni du côté français, une opposition radicale au modèle anglo-américain. Mais la France et le Japon sont deux pays qui ont une forte tradition. Ils entendent prendre ce qui leur semble bon dans le modèle américain et rejeter le reste, comme le défaut de protection sociale qui caractérise les États-Unis. Les Japonais, comme les Français, considèrent qu’il existe plusieurs modèles de capitalisme. L’économie n’est pas une science exacte, il faut tenir compte des traditions, de la culture propre à chaque pays.

LE FIGARO économie. – Pourquoi les deux économies ont-elles éprouvé tant de difficultés à croître durant les années 90 ?

Christian SAUTTER. – Il est exact que la France et le Japon ont connu les taux de croissance les plus rapides des pays développés durant les 30 glorieuses, jusqu’au premier choc pétrolier, et que depuis 1990 leurs performances ont été particulièrement décevantes. La France tend aujourd’hui à repartir, alors que l’archipel nippon reste encore à l’écart de la reprise. Dans les deux pays on constate également une similitude quant à l’importance du rôle de l’État dans l’organisation de l’économie. Jusqu’à une période très récente, la bureaucratie japonaise jouissait d’un très grand respect. Il y avait une sorte de volonté de croissance commune des forces de l’administration, des entreprises et des politiques.

LE FIGARO économie. – Cette tradition étatiste n’est-elle pas devenue un obstacle dans une économie mondiale qui valorise de plus en plus le marché ?

Christian SAUTTER. – La crise de croissance qu’a connue la France concerne l’ensemble de l’Europe continentale. Christian SAUTTER. – N’accablons pas de façon inconsidérée le rôle de l’État. Si l’on fait le parallèle entre la Chine et la Russie, on constate que la Chine a connu une croissance ultrarapide, tout en conservant un État fort, alors que le cadre administratif russe a implosé, et que l’économie a rencontré d’énormes difficultés.
Depuis 1992 il faut également prendre en considération le fait que les États-Unis ont bénéficié d’une dépréciation assez forte du dollar. Cela a favorisé leur croissance aux dépens de l’Europe et du Japon, même si ce facteur monétaire ne constitue pas l’explication majeure de l’expansion américaine.
Le Japon et la France ont par ailleurs été confrontés à une spéculation boursière et immobilière à la fin des années 80, qui s’est révélée beaucoup plus intense au Japon que chez nous. Mais aucun des deux pays n’a su bien traiter le problème de façon rapide, contrairement aux Britanniques par exemple, ce qui a handicapé leur expansion par la suite.

LE FIGARO économie. – Le modèle de développement très dirigé à la japonaise a-t-il fait son temps ?

Christian SAUTTER. – Très longtemps le Japon a eu pour particularité que l’État anticipait le marché. Le pays était en retard sur les États-Unis et définissait des stratégies industrielles à partir du modèle américain. Une sorte de rattrapage accéléré pouvait s’opérer. Depuis que les industries nippones sont parvenues à la pointe de la technologie, qu’il leur faut donc déplacer elles-mêmes la frontière de l’innovation, le système ne peut plus fonctionner comme avant.
Mais cela ne veut pas dire que les entreprises sont désarmées. Regardez ce qui s’est passé dans le secteur des télécommunications. Il a certes fallu que Motorola, une entreprise américaine, s’implante sur ce marché pour que le Japon se lance dans le téléphone mobile, mais il l’a fait avec une fougue toute japonaise.

LE FIGARO économie. – La difficulté du pays à s’ouvrir sur l’extérieur n’est-elle pas un frein à son développement ?

Christian SAUTTER. – Le pays a eu très longtemps un réflexe insulaire, cherchant à être autosuffisant sur un certain nombre d’industries jugées essentielles, ce qui a guidé son développement. Mais depuis que le yen a commencé à monter en 1985, l’ouverture aux produits étrangers est incontestable. Il est également vrai qu’il n’est pas facile de racheter des entreprises japonaises, contre le gré de leur propriétaire ; les OPA hostiles n’appartiennent pas à la culture locale !

LE FIGARO économie. – La crise du secteur financier va-t-elle changer ces habitudes ?

Christian SAUTTER. – On peut trouver un précédent avec la crise qui a secoué le secteur automobile au début des années 60. Le ministère de tutelle, le Miti, leur a demandé de se concentrer, mais certains constructeurs ont préféré passer sous le contrôle des trois grands groupes américains. Cela a des chances de se passer de la même façon dans le secteur financier. Il est sûr que les restructurations ne se feront pas exclusivement entre Japonais. Le meilleur exemple est celui de la Société générale, qui vient de reprendre les activités internationales du courtier Yamaichi. L’insularité du Japon est une idée qui eut toute sa valeur dans le passé mais qui tend à s’oxyder !

LE FIGARO économie. – Qu’est-ce que le Japon nous apprend à nous Français ?

Christian SAUTTER. – Il faut constater que les Japonais ont su infiniment mieux que nous éviter le chômage, alors que la France s’est à cet égard inspirée du modèle anglo-saxon : face à des difficultés économiques, nous avons répondu par des licenciements et surtout par des non-embauches. Le Japon a un système d’emploi très inégal. Il y a d’un côté environ un tiers des salariés qui bénéficient de ce qu’on appelle les trois trésors : l’emploi à vie, le salaire à l’ancienneté et le syndicat d’entreprise. De l’autre, on trouve des salariés dans des situations plus précaires et moins diplômés. Mais au total le pays a su éviter le chômage. Le Japon comme la France obligent à s’interroger sur le caractère prétendument universel du modèle anglo-saxon. Et d’ailleurs le Britannique Tony Blair ne vient-il pas de lancer un programme important d’emplois-jeunes ce qui sur le plan le rapproche bien plus de la France ? Il n’existe pas un mais plusieurs modèles possibles d’économie de marchés.

LE FIGARO économie. – Le Japon se veut une société solidaire, mais avec prélèvements obligatoires inférieurs d’une dizaine de points aux nôtres. Comment fait-il ?

Christian SAUTTER. – La cohésion sociale y est plus grande au niveau de la famille, du quartier, de l’entreprise, alors qu’en France il semblerait que tout doive passer par Paris et par l’État ! Si l’État prélève moins d’argent, c’est aussi parce qu’il réalise moins de transferts au profit des entreprises qu’en France où nous avons créé toute une noria de redistribution d’argent entre les entreprises elles-mêmes. Les bureaucrates japonais ne sont peut-être pas avares de conseils, mais ils se montrent très parcimonieux dans les aides financières. Par ailleurs, la protection sociale des ménages se fait au niveau des entreprises, le système national ne joue que comme un filet de sécurité. C’est un dispositif plus décentralisé que le nôtre, mais également plus inégalitaire, selon qu’on travaille dans une grande entreprise ou dans le système artisanal.

LE FIGARO économie. – Il existe plusieurs modèles de capitalisme, mais l’américain n’est-il pas le plus efficace ?

Christian SAUTTER. – Les Américains ont un grand talent pour attirer les meilleurs cerveaux du monde entier. Ils savent susciter les créations d’entreprise et l’innovation. Mais méfions-nous de ces théories qui annoncent tous les dix ans l’essor ou le déclin de tel continent.

Les Echos : 17 mars 1998

Q. : La crise asiatique justifie-t-elle des mesures de contrôle des mouvements de capitaux à court terme ?

R. : La possibilité qu’ont eue certains pays asiatiques de tirer sans limite apparente sur des crédits à court terme, les emprunteurs étant soit des entreprises, soit des banques, a accentué des déséquilibres qui existaient déjà dans la balance des paiements de la Thaïlande, de la Corée du Sud et de l’Indonésie. La position française est d’abord d’exiger davantage de transparence, c’est-à-dire une meilleure connaissance des engagements à court terme publics et, surtout, privés en devises. Dans le cas coréen, tout le monde a été très surpris de voir avec quelle ampleur les banques d’abord, les grands conglomérats, ensuite, avaient recouru, sur une période très courte, à des emprunts à court terme considérables.

Q. – Faites-vous confiance au président sud-coréen Kim Dae Jung, qui ne dispose pas de la majorité à l’Assemblée nationale, pour imposer les réformes réclamées par le FMI ?

R. : Au cours de mon séjour en Corée, j’ai été très impressionné par le fait que la nouvelle équipe est fermement décidée à mettre en œuvre les décisions arrêtées avec le FMI : recherche d’une stabilité du won, y compris en acceptant temporairement des taux d’intérêt à court terme très élevés, assainissement du secteur bancaire, plus grande transparence des conglomérats. Le président Kim Dae Jung bénéficie d’un soutien de l’opinion élevé (80 %). En février, le pays a exporté pour 1 milliard de dollars d’or et de diamants, ce qui montre un réflexe patriotique très fort.
La Corée cherche à agir vite pour assainir dès que possible sa situation et repartir dans une croissance durable.
Après être passée très près du gouffre, elle a bien compris que plus on perd du temps à soigner la fièvre financière, plus les médications que l’on doit administrer tôt ou tard sont pénibles.
Les deux présidents de « chaebol » (Daewoo et Hanjin) qui j’ai rencontrés ont admis qu’ils devraient faire un effort de transparence de leurs comptes, avec moins de participations croisées, moins de recours à des financements extérieurs un peu hasardeux. Ces changements prendront du temps. Mais les ministres avec lesquels je me suis entretenu ont insisté sur la nécessité de faire davantage appel aux investissements directs étrangers, y compris dans des secteurs sensibles comme celui des télécommunications. Une façon de réformer ces conglomérats sud-coréens est d’introduire une concurrence étrangère sur leur marché.

Q. : L’action du FMI n’a-t-elle pas permis aux banques et aux investisseurs de sauver leur mise ?

R. : La dépréciation des monnaies asiatiques a réduit leurs actifs. Le rééchelonnement de la dette à court terme de la Corée a un coût pour le pays, mais aussi pour les prêteurs. Je ne sens donc pas le besoin de donner des leçons de morale comme certains. Les banques françaises – la Société Générale notamment – ont joué un rôle important pour conclure un accord de rééchelonnement de la dette à court terme de la Corée qui soit satisfaisant pour les banques étrangères et pour le pays. Certains critiquent, d’autres agissent.

Q. - Ne craignez-vous pas que la faiblesse de la croissance au Japon pèse sur la croissance en Europe ?

R. : J’ai été frappé par les préoccupations de court terme de mes interlocuteurs face à la stagnation de l’économie japonaise dont il importe de sortir aussi vite que possible. Il est clair qu’une croissance significative du Japon, de l’ordre de 2 %, serait utile au pays lui-même, mais aussi à l’Asie, car les pays qui ont connu une crise financière vont devoir exporter davantage. Or les États-Unis et l’Europe ne pourront pas absorber toutes ces exportations supplémentaires. Il est souhaitable que le Japon en prenne sa part. Il serait bon que, à côté du pôle de croissance américaine, du pôle de croissance européenne qui réapparaît, il y ait un pôle de croissance japonaise en Asie.

Q. - Mais avez-vous demandé au gouvernement japonais de prendre des mesures de relance, comme le font les États-Unis ?

R. : Je ne suis pas donneur de leçons. J’ai expliqué à mes interlocuteurs que la France était parvenue à faire repartir la croissance en réduisant les déficits publics, qu’il en était de même en Europe continentale et qu’il était souhaitable que le Japon, tout en conservant une perspective de réduction de con déficit à moyen terme (3 % du PIB en 2003), cherche à relancer son activité.
J’ai rencontré quatre anciens Premiers ministres qui m’ont dit qu’ils étaient favorables à ce que, une fois le budget pour 1998 voté (NDRL : en principe d’ici au 4 avril), le gouvernement fasse un effort budgétaire supplémentaire. En 1996, le Japon a connu une croissance de 3,06 % qui s’explique en partie par une succession de programmes de relance dont l’effet total a été tout à fait significatif.

Q. : Mais guère durable…

R. : Parce que, l’année dernière, comme me l’a d’ailleurs expliqué le vice-gouverneur de la Banque du Japon, Toshihiko Fukui, le pays a subi trois chocs : un choc fiscal avec la hausse de 2 points de la TVA plus certaines majorations d’impôts sur les ménages, un choc asiatique et un choc bancaire. La faillite de plusieurs grands établissements financiers a ébranlé la confiance des épargnants, donc des consommateurs. Ces trois chocs ont entraîné la stagnation actuelle.

Q. : En décidant de recapitaliser les banques avec de l’argent public, le gouvernement japonais ne fait-il pas chez lui ce que le FMI demande aux pays asiatiques – en particulier à la Corée du Sud de ne pas faire ?

R. : Il n’y a pas de rapport entre la situation du Japon, qui a un excédent massif de ses paiements courants, et celle de la Corée, qui a fait face à une crise de liquidités. Le gouvernement japonais a mis en place, tardivement peut-être mais en tout cas massivement, un plan de 30 millions de yen (1 400 milliards de francs) pour garantir les dépôts bancaires et recapitaliser certaines institutions financières. Ce plan était indispensable pour restaurer la confiance des épargnants. Il ne dispensera certes pas ce pays d’une restructuration progressive de son système bancaire. Le gouvernement japonais est d’ailleurs prêt à ce que des institutions étrangères apportent leur technologie financière par des prises de participations ou des prises de contrôle d’institutions nippones. Il y a là un esprit d’ouverture assez neuf par rapport à ce que l’on a connu il y a quelques années. L’industrie financière japonaise se trouve à un moment charnière, passant d’un stade de tutelle étroite à un état plus normal de concurrence intérieure et extérieure. Un changement très important est en train de s’opérer dans la douleur.

Q. : Les Japonais prennent-ils la future monnaie unique au sérieux ?

R. : L’« europessimisme » est terminé. Le message selon lequel 1998 sera une année « euro-optimiste », une année de croissance retrouvée, a favorablement impressionné les Japonais. L’euro va apporter non seulement à l’Europe mais au monde entier un élément de stabilité monétaire supplémentaire. Mes interlocuteurs m’ont aussi interrogé avec beaucoup de curiosité sur le fait que l’on ait pu, en France, réduire les déficits de façon sensible tout en favorisant la reprise de la croissance économique. J’ai senti chez eux une point d’intérêt, voire, pour certains, une touche d’admiration…