Interview de M. Ernest-Antoine Seillière, président du CNPF, à Europe 1 le 2 décembre 1997, sur l'opposition du CNPF à la réduction du temps de travail et les relations entre le gouvernement et le CNPF.

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Média : Emission Journal de 8h - Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach : Vous serez, vous êtres président du CNPF avec le sacre dans deux semaines. Pour plaire à vos pairs, les entrepreneurs, et à vos parrains, vous avez donné de la voie. Vous étiez en campagne. Est-ce que maintenant vous allez baisser le ton et faire ami-ami avec le pouvoir ?

E.-A. Seillière : Je ne crois pas, non. Vous savez, j’exprime le point de vue des entrepreneurs qui est un point de vue assez vif, en effet. Ce sera mon rôle et donc je dirai ce qu’il y a à dire sans la moindre agressivité, sans esprit politique mais pour bien faire traduire, en effet, la réalité des entrepreneurs.

J.-P. Elkabbach : Vous promettez de parler, de dire la vérité sans ambages. Quelle couleur vous voulez donner à l’ère ou à la ligne E.-A. Seillière ?

E.-A. Seillière : L’ère du réalisme et de la vérité. Nous sommes en effet dans une époque difficile de compétition internationale, il faut que les entrepreneurs soient considérés dans notre pays comme le centre du pays, c’est eux qui créent la richesse nationale, à partir de laquelle on fait tout. Ça sera notre rôle de faire de l’ère E.-A. Seillière en France, l’ère des entrepreneurs.

J.-P. Elkabbach : Vous parlez déjà à la troisième personne, c’est bien, on est bien parti. À quoi la politique économique du Gouvernement pluriel de L. Jospin va-t-elle aboutir, à votre avis ? Est-ce qu’il peut réduire le chômage ? Est-ce qu’il peut gagner ?

E.-A. Seillière : Très honnêtement, avec l’affaire des 35 heures, il ne peut pas réduire le chômage et c’est bien pour ça que nous sommes en effet très alarmés. Sa politique économique a été plus politique qu’économique. Elle a été, je crois, un peu improvisée ce fameux jour du 10 octobre où on a imposé à tous les entrepreneurs 35 heures en 2000 ou en 2002. C’est une erreur. Et je crois qu’il faut le lui dire.

J.-P. Elkabbach : Vous cherchez à corriger votre récente invitation à déstabiliser Jospin – ça va vous rester si vous me permettez de vous le dire. Une déclaration qui vous a valu des applaudissements du milieu. Vous avez nuancé. Si je comprends bien, c’est comme au judo ?

E.-A. Seillière : Oui, on a voulu donner une tonalité politique à une expression qui était purement sportive. Et vous savez qu’au judo, on ne se fait pas beaucoup de mal. Si on réussit bien, on flanque l’autre au tapis et il se relève tout de suite.

J.-P. Elkabbach : Mais on le déséquilibre, on l’envoie au tapis et on veut sa chute.

E.-A. Seillière : Oui, bien entendu. Sur les 35 heures. Parce que la chute du Gouvernement est une affaire qui échappe totalement aux entrepreneurs. Ils n’ont ni ce but, ni cette envie et je vous précise en passant que le retour d’une droite qui n’a pas été pour eux particulièrement aimable et l’alternance ne sont pas à propos. Donc en effet, la chute de Jospin sur les 35 heures, en effet, c’est une réalité pour les entrepreneurs.

J.-P. Elkabbach : Mais les Français ont voté et ils ont voulu les 35 heures qui étaient dans le programme de la majorité nouvelle plurielle.

E.-A. Seillière : Je crois que tout le monde sait bien que lorsque M. Jospin et ses amis socialistes ont inscrit dans leur programme les 35 heures, ils n’imaginaient pas une seconde d’avoir à l’appliquer. Les circonstances politiques ont fait qu’il a voulu le faire. Eh bien maintenant, je dirais qu’il porte un peu les conséquences de cette décision politique.

J.-P. Elkabbach : Le judo, c’est une stratégie de combat aussi ?

E.-A. Seillière : C’est une stratégie pour s’assurer une certaine supériorité sur l’autre au terme d’un bref affrontement mais qui est amical.

J.-P. Elkabbach : Mais qui est quand même un affrontement.

E.-A. Seillière : Le terme d’affrontement, je ne le renie pas. Déstabilisation sûrement pas, affrontement peut-être parce que si le Gouvernement en reste en effet à sa volonté tout à fait abrupte et décidée de mettre les 35 heures en œuvre le 1er janvier 2000, il va affronter les entrepreneurs dans ce pays, c’est certain.

J.-P. Elkabbach : Et c’est pour ça que vous dites qu’il faut harceler les décideurs administratifs et politiques ? Harceler ?

E.-A. Seillière : Oui, c’est un terme. Je trouve que les entrepreneurs, notamment dans le milieu local, sont tout de même souvent assez passifs ; ils n’ont pas, avec leurs élus locaux, les contacts qu’il faudrait pour leur faire prendre conscience des réalités locales de leur entreprise. Et donc c’est ça que je veux dire : téléphonez-leur pour leur dire ce que vous ressentez, ne restez pas passivement comme si vous ne faisiez pas partie du milieu de la nation.

J.-P. Elkabbach : À quelle condition vous soutiendriez L. Jospin ?

E.-A. Seillière : Si, par exemple, il disait : j’ai entendu les entrepreneurs, il semble que c’est, pour eux, une décision extrêmement négative ; eh bien, faire de la politique c’est aussi quelquefois reconnaître qu’on a fait une erreur : d’accord, je renvoie cette affaire des 35 heures à la fin de la législature, donc pas en l’an 2000, et j’en fais non pas une loi mais un objectif. Alors là, je peux vous dire que tout le monde sera heureux et qu’on se mettra de bon cœur aux heures parce qu’on n’a rien contre par principe.

J.-P. Elkabbach : Sinon, vous ferez tout pour l’empêcher ou la retarder ?

E.-A. Seillière : Certainement pas tout mais cela dit, il y aura certainement, de la part du CNPF, au titre national, le renvoi de la réalité des 55 heures aux entreprises : débrouillez-vous mesdames et messieurs qui avez voulu faire une loi pour tout le monde à l’appliquer dans les entreprises. Nous ne prêterons pas la main à cette affaire.

J.-P. Elkabbach : La cristallerie d’Argues menace de délocaliser son personnel à cause des 35 heures, est-ce que vous lui donnez raison ?

R E.-A. Seillière : Je lui donne raison à partir du moment où il estime qu’avec 35 heures, pense devoir payer 39, il ne pense pas pouvoir tenir la compétition et que ses commandes vont être prises par ses adversaires du marché ailleurs qu’en France. Il ne peut pas le tolérer. Il dit : si je ne peux pas être compétitif en France avec 35 heures, j’irai faire mon travail ailleurs. On ne peut pas le lui reprocher.

J.-P. Elkabbach : Si des jeunes et peut-être vos fils, voulaient vous consulter est-ce que nous devons partir au moins un temps à l’étranger, qu’est-ce que vous leur diriez ?

E.-A. Seillière : Ce serait leur décision. S’ils font leurs comptes et qu’ils se disent que leur projet entrepreneurial ne peut pas se développer en France compte tenu des conditions qui sont faites aux entrepreneurs, je leur donnerai raison d’aller dans cette Europe qu’on ouvre en effet pour que les gens y circulent, y créent et y travaillent.

J.-P. Elkabbach : Dans l’interview très intéressante publiée par Le Point, vous dites que là où il y a gestion paritaire, le CNPF va poser ses conditions. Lesquelles ?

E.-A. Seillière : Première condition, c’est que la gestion paritaire, quelle qu’elle soit, ne crée pas une charge supplémentaire pour les entreprises. Pas un sou de plus pour les entrepreneurs. Cela me paraît être la première condition. Deuxièmement, tous les lieux de partenariat ou l’État tient en réalité la totalité du pouvoir, ce sont des lieux où l’on fait semblant, où on fait les potiches. Donc, je crois que ce ne serait pas utile d’y rester et d’être complice finalement de quelque chose qu’on ne dirige pas.

J.-P. Elkabbach : Et de la même façon, la négociation sociale au niveau national, c’est fini ?

E.-A. Seillière : Oui. Je le confirme, parce qu’elle a toujours fonctionné contre les entrepreneurs, soit que l’État impose les choses à partir du moment où l’on ne s’entend pas, soit qu’on mette en place quelque chose qui, étant tellement général, est complètement inadapté pour les entrepreneurs.

J.-P. Elkabbach : Mais vous allez tuer le dialogue social en France ?

E.-A. Seillière : Pas du tout, on va, au contraire, le revivifier là où il doit se développer, c’est-à-dire à l’évidence dans les entreprises elles-mêmes et d’autre part, dans ce qu’on appelle les branches, c’est-à-dire les métiers. On prend la réalité en compte.

J.-P. Elkabbach : Les 350 000 emplois-jeunes, vous les aiderez ? Vous aiderez à embaucher dans le privé ?

E.-A. Seillière : Les entrepreneurs aident énormément les jeunes. On a créé cette année en France 370 000 emplois-jeunes par alternance. L’entreprise fait tout ce qu’elle peut dans ce domaine. Franchement, là, lui faire un procès serait tout à fait inique.

J.-P. Elkabbach : Vous donnez l’impression qu’il faut aujourd’hui faire la révolution interne au CIVPF, c’est cela ?

E.-A. Seillière : Non, disons qu’il faut le moderniser. C’est une révolution douce mais c’est certain que cette organisation, créée en 1945 et qui aborde maintenant le XXIe siècle, doit être le CNPF modèle 2000. Il y a des choses à faire, en effet, pour le rendre plus efficace et surtout plus représentatif des entreprises.

J.-P. Elkabbach : Quand vous dénoncez la politique économique du Gouvernement, vous n’avez pas l’impression de vous lancer, vous aussi, dans une forme de radicalisation politique ?

E.-A. Seillière : Non, pas du tout, c’est un événement en effet curieux que de voir qu’en France, quand on dit calmement mais tout à fait nettement le point de vue des entrepreneurs – peut-être pas pour la première fois mais ce n’est pas usuel – on est accusé, en effet, de faire quelque chose d’inusité, soit de la politique, soit d’être l’ami des Anglo-saxons. J’exprime calmement le point de vue des PME françaises.

J.-P. Elkabbach : Mais ce serait quand même du bloc contre bloc en France ?

E.-A. Seillière : Pas du tout. Je crois que ce sera, en effet, un dialogue dans lequel nous nous efforcerons, pour la première fois, de mettre l’opinion de notre côté en lui faisant comprendre la réalité des entrepreneurs.