Articles de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, dans "Valeurs actuelles" et "Le Figaro magazine" du 23 novembre 1996, sur la vie et l'œuvre d'André Malraux et sur l'hommage de la République à l'occasion du vingtième anniversaire de sa mort, intitulés "La politique comme mystique" et "La France l'accueille au Panthéon : Malraux, c'était l'épée de l'esprit".

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Circonstance : Cérémonie de transfert des cendres d'André Malraux au Panthéon le 23 novembre 1996

Média : Le Figaro Magazine - Valeurs actuelles

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Valeurs actuelles - 23 novembre 1996

André Malraux a été, successivement et quelquefois en même temps, écrivain, révolutionnaire, résistant, ministre.

De l’Orient compliqué, il revint avec trois livres fulgurants, dont le dernier – « la Condition humaine » – est la vision prophétique de quelqu’un qui a tout compris, le tableau d’une Chine plus vraie que la Chine, l’histoire d’une révolution plus vraie que la révolution.

Dès juillet 1936, plus fermement que le gouvernement français et plus vite que le gouvernement soviétique, il réunit une poignée d’avions et de pilotes. Ils constitueront l’escadrille Espana. Ils fourniront la matière d’un roman et d’un film : c’est « l’Espoir ». Du maquis de Dordogne au bunker de Berchtesgaden, de mai 1944 à mai 1945, il prend les armes. Il sera compagnon de la Libération.

Qu’aura fait Malraux ? Il a combattu le colonialisme en Asie, le fascisme en Espagne, le nazisme sur le front d’Alsace, le totalitarisme dans le monde. Dans l’ordre. Sans se tromper de priorité.

De l’intellectuel au combattant, du combattant au ministre : au cours de l’été 1945, André Malraux entre au cabinet du général de Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République française. Il ne quittera plus l’homme de la France libre ; il suivra le fondateur du RPF ; il s’engagera aux côtés du premier président de la Ve République.

Le Malraux du maquis, certes, a été gaulliste au sens de la Résistance et de la France combattante. Mais l’auteur de « la Condition humaine » ? Le héros de la guerre d’Espagne ? Le compagnon de route de l’antifascisme ? C’est au moment où la gauche prend ses distances avec le général de Gaulle que Malraux le rejoint.

La rencontre avec De Gaulle était d’une certaine manière, inévitable. Rangé à ses côtés, y compris pendant la « traversée du désert – une formule qu’on lui doit –, Malraux entra en gaullisme comme on entre dans un ordre de chevalerie. Dans l’ordre des compagnons, il fut le plus proche. Parce qu’il vivait la politique comme une mystique.

Malraux avait reconnu en la grande querelle du général de Gaulle « la seule querelle qui vaille : celle de l’homme ». La politique lui épargna le désespoir en lui révélant, dans le même mouvement, une dimension inconnue de son action.

Sans doute y a-t-il, au commencement de tout, cette relation singulière entre « le saint-cyrien gigantesque entré dans l’histoire par le refus et l’autodidacte aventureux (…), promu ministre par son ami », ainsi que le décrit Jean Lacouture.

Lorsque le 22 juillet 1959 André Malraux est nommé ministre des Affaires culturelles, la culture devient, pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, une dimension à part entière de l’action gouvernementale : une aventure incertaine, dont le succès était improbable. Mais c’est bien parce que ce ministère « avait peu de chances de vivre et qu’il jouait chaque jour son va-tout qu’il s’est construit et a survécu », ainsi que l’écrit Pierre Moinot, qui fut l’un des tout premiers collaborateurs d’André Malraux.

On se souvient, de même, de Malraux courant d’un trait chez Manès Sperber pour lui lire, à haute voix, le somptueux paragraphe que De Gaulle lui consacrait dans ses « Mémoires d’espoir », en 1970 : « A ma droite j’ai et j’aurai toujours André Malraux. La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que, par là, je suis couvert du terre-à-terre. L’idée que se fait de moi cet incomparable témoin contribue à m’affermir. Je sais que dans le débat, quand le sujet est grave, son fulgurant jugement m’aidera à dissiper les ombres. »

Ministre d’État chargé des Affaires culturelles, homme de culture hanté par la mort plus que par la vie, André Malraux avait une vision politique de la voie française de la culture qui ne s’appelait pas encore l’exception culturelle française. C’est cette vision même qui lui permit de « transformer en conscience, une expérience aussi large que possible ». En conscience et en art.

« Quelque chose d’éternel demeure en l’homme – en l’homme qui pense (…) –, quelque chose que j’appellerai sa part divine : c’est son aptitude à mettre le monde en question », écrit André Malraux dans « Les Noyers de l’Altenburg ». De même, plus loin : « Dans ce qu’il a d’essentiel, notre art est une humanisation du monde. »

Le voilà, ce pouvoir de chacun et l’artiste au premier chef de détenir et d’offrir en partage « ce qui, en l’homme, dépasse l’homme ». La voilà, l’unité essentielle de la vision et de la démarche d’André Malraux, ce combat qui oppose à l’aléatoire et à la mort le choix d’une communion dans l’action et de la fraternité.

Ce sont la liberté, la volonté, l’engagement qui rendent possible le geste de la création et de l’art, dans l’ordre politique comme dans l’ordre culturel. Primauté de la liberté.

Confier un ministère des Affaires culturelles à quelqu’un qui, interrogé en 1952 sur les relations entre l’art et la puissance publique, répondait : « Grands dieux, que l’État en art ne dirige rien (…). L’État n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir ! » peut apparaître comme un paradoxe, à ceux qui ignorent que Malraux sait ne pas se laisser enfermer dans des définitions trop contraintes ou trop contraignantes de la culture.

Souvenons-nous aussi que cet entretien s’achève par une phrase qui donne tout son sens à l’exclamation d’André Malraux, même si elle est moins souvent citée : l’État sert l’art « dans la mesure où ceux à qui il en confie la charge le comprennent ».

Même si le décret définissant sa mission, resté célèbre, indiquait un chemin dont le moins qu’on puisse retenir était, à la fois, son ambition et son improbabilité : « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, assurer la plus vaste audience au patrimoine culturel et favoriser la création des œuvres d’art de l’esprit qui l’enrichissent ».

L’art et l’État, c’est bien de cela, tout compte fait, qu’il s’agit. Fidèle à sa vision de la politique culturelle qu’on ne saurait distinguer d’une vision du monde, le ministre Malraux n’a cessé, dix années durant, d’expliquer son action politique dans l’ordre culturel.

Peut-être est-il difficile, dans la France d’aujourd’hui, de se souvenir et de concevoir ce qu’il pouvait y avoir de « révolutionnaire » – au sens strict – à soutenir des initiatives novatrices et à peser dans le sens de la liberté de l’art : à placer à des postes de responsabilité culturelle des artistes ou des écrivains ; à engager les réformes décisives dont la trace et la marque sont, de nos jours encore, bien visibles.

André Malraux, ce furent les grands rassemblements de l’art, du siècle d’or à Toutankhamon, de Picasso à l’art de l’Iran, jusqu’à celui qui fit admirer à un public considérable les trésors du XVIe siècle de notre Europe.

André Malraux, ce furent la mise sur les rails de l’inventaire des monuments et des richesses artistiques de la France ; le travail accompli, par une loi-programme, sur de prestigieux monuments ; la création des « secteurs sauvegardés ».

André Malraux, ce furent des maisons de la culture grâce auxquelles la France pouvait « redevenir (…) le premier pays culturel du monde ». C’est celle du Havre, inaugurée le 24 juin 1961 par le ministre. Je le cite : « Le musée est incontestablement un des plus beaux musées de France (…), il sera certainement copié et je le souhaite (…), la maison de la culture qui y est rattachée est certainement la première et je souhaite qu’elle soit également copiée (…). Il n’y a pas une maison comme celle-ci au monde, ni même au Brésil, ni en Russie, ni aux États-Unis. Souvenez-vous, Havrais, que l’on dira que c’est ici que tout a commencé ».

C’est celle de Bourges, en 1964, qui fournit au verbe incantatoire du ministre-écrivain le moment de l’allocution la plus décisive : « La culture, c’est l’ensemble des formes qui ont été plus fortes que la mort (…). Reprendre le sens de notre pays, c’est vouloir être pour tous ce que nous avons pu porter en nous. Il faut que nous puissions rassembler le plus grand nombre d’œuvres pour le plus grand nombre d’hommes. Telle est la tâche que nous essayons d’assumer de nos mains périssables ».

André Malraux, ce furent les oraisons funèbres de Braque, de Le Corbusier, de Jean Moulin, pour lesquels il écrivit les textes les plus beaux, d’autant plus dramatiques que l’homme qui les prononçait avait pour la mort comme une horreur sacrée.

Peu nous importe, aujourd’hui, que ceci ou cela ait été vrai ou faux. Tout a été vécu ! D’Angkor au Panthéon, André Malraux aura traversé ce siècle de sa vie.

Dans cette fin de siècle où la tentation de l’action solitaire, quelque forme qu’elle prenne, ne saurait se substituer à l’engagement collectif, Malraux nous rappelle, à chaque instant de notre vie publique, que l’avenir de chacun ne peut se résumer à une affaire individuelle. Il n’existe qu’à travers la société, à condition qu’elle soit rassemblée autour d’un projet explicite et de choix partagés. C’est bien là la responsabilité première d’une action politique : elle donne le sens, c’est-à-dire à la fois la signification et la direction.

Aux moments décisifs, qui sont tous des moments de passage, la France s’est tournée vers la culture, comme vers sa ressource profonde. Parce qu’il n’y a pas de sens à l’action politique qui ne se fonde, d’abord, sur l’histoire. Parce que « c’est aux lieux du péril que croît ce qui sauve », disait Hölderlin.

Chacun aura compris que cet hommage lucide et respectueux à Malraux est bien autre chose qu’une manifestation parmi d’autres. Ce moment de la réflexion restera, parce que c’est lorsque l’on apprend ce qui dure que l’on comprend ce qui change.

D’ailleurs, André Malraux lui-même, en l’un de ses traits fulgurants, l’avait écrit, dès 1934, en ces mots qui sont non pas une conclusion mais une invitation à l’esprit : « Il se peut que l’un des plus hauts pouvoirs de l’art soit de donner conscience à des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux. »

 

Le Figaro Magazine - 23 novembre 1996

Ce 23 novembre 1996, la France célèbre le vingtième anniversaire de la mort d’André Malraux en lui rendant l’hommage réservé par la République aux plus illustres des siens : l’inhumation au Panthéon.

« Aux grands hommes la patrie reconnaissante » : ce soir la France, exprimera, en effet, sa reconnaissance à l’un des plus extraordinaires de ses contemporains.

Notre pays ne célébrera pas seulement l’auteur de « l’Espoir » ou « la Condition humaine ». Il se rappellera le militant engagé contre le colonialisme, le combattant contre le fascisme en Espagne, le « colonel Berger » de la brigade Alsace-Lorraine, le théoricien de l’art ; et bien sûr le ministre des Affaires culturelles du général de Gaulle.

Celui qui entre au Panthéon, l’homme dont nous saluerons la mémoire, c’est bien celui qui eut tous ces visages, et qui consacra sa prodigieuse activité au service de l’intérêt général, de la culture, de la fraternité, et de la légende.

Que ce soit dans le domaine culturel ou littéraire, dans l’engagement politique ou le débat d’idées, André Malraux a participé à tous les combats de son temps. Selon l’heureuse expression d’André Masson, il aura ainsi fait du verbe, mieux qu’aucun de ses contemporains, le « compagnon fidèle de l’énergie et de la volonté d’être ». Voilà pourquoi, en pensant à André Malraux, deux figures du destin m’apparaissent centrales : l’action et l’art ; en quelque sorte l’épée et l’esprit. Personne mieux que lui n’aura personnifié l’alliance de l’une et de l’autre.

L’épée, ce fut la quête passionnée d’action chez cet homme. « Transformer l’expérience en conscience » : voilà la devise qu’il s’était donnée et qu’il mit en pratique avec une belle constance. « Entre dix-huit et vingt ans, écrivait-il, la vie est comme un marché où l’on achète des valeurs, non avec de l’argent mais avec des actes. » Toute sa vie, il aura payé comptant cette volonté de ne pas seulement penser les idées, mais de les vivre jusqu’au bout.

La meilleure des armes sera sa plume. Journaliste rebelle puis écrivain engagé, il remporte le prix Goncourt en 1933 avec « la Condition humaine ». Les titres des livres qu’il écrit durant cette période dessinent en creux son portrait. « Les Conquérants », c’est son goût pour l’aventure, et la part de volonté qui demeure en chacun de nous. « La Voie royale », c’est le sens de l’épopée et l’appel du vaste monde. « La Tentation de l’Occident », c’est le dialogue des civilisations – « racines contre racines », comme il l’écrira plus tard – et l’apprentissage de la tolérance ; et « la Condition humaine », bien sûr, le symbole de la lutte contre l’humiliation.

Mais la plume ne suffit pas toujours, et les avertissements qu’il lance aux démocraties en péril, comme dans « le Temps du mépris » – l’un des premiers ouvrages à évoquer l’univers concentrationnaire nazi –, restent sans écho. Alors il y ajoute la parole, devenant – au nom de l’efficacité – un « compagnon de route » des communistes. Et puis, quand les mots et la voix n’y suffisent plus, il y joint le geste. C’est le sens de son engagement aux côtés des républicains espagnols et de la création de cette fameuse escadrille España dont il ne pilotera pas les avions, mais avec laquelle il participera aux missions les plus dangereuses. Il trouve là l’occasion d’exprimer au mieux ce sentiment de fraternité qu’il recherche par-dessus tout. Car, comme il l’écrit dans « l’Espoir », les hommes unis à la fois par l’espoir et par l’action accèdent, comme les hommes unis par l’amour, à des domaines auxquels ils n’accéderaient pas seuls.

Ecrivant son roman en 1937, à un moment où la cause des républicains est perdue, il décide comme un ultime défi d’intituler précisément son ouvrage : « l’Espoir ». Quel plus beau symbole du refus du renoncement que ce pied de nez au rapport de forces sur le terrain ? Mais c’est que Malraux est déjà en avance sur son époque. Il a pressenti que le destin qui se jouait en Espagne était déjà le nôtre ; que, comme Maurice Schumann le dira plus tard en prologue au film « l’Espoir », cette guerre d’Espagne « était déjà la nôtre ».

« La nôtre » se jouera beaucoup sans Malraux. Après s’être engagé dans les chars, où il fera l’humiliante expérience de la défaite, il attend l’heure de rejoindre la Résistance. Il le fait : trop tardivement pour en être l’un des pionniers, mais avec une énergie que célèbrent encore aujourd’hui les membres de la brigade Alsace-Lorraine. L’action, une fois de plus, l’a rattrapé, comme le refus du renoncement.

Dans ces conditions, la rencontre avec l’homme du 18 juin était inéluctable. Tardive, elle débouche sur un véritable coup de foudre entre ces deux hommes, et qui durera un quart de siècle, jusqu’à leur disparition. A tel point que je ne connais pas de plus bel hommage que ces lignes que le général de Gaulle, dans ses « Mémoires d’espoir », consacre à celui qui aujourd’hui entre au Panthéon : « A ma droite j’ai et j’aurai toujours André Malraux. La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que par là je suis couvert du terre-à-terre. L’idée que se fait de moi cet incomparable témoin contribue à m’affermir. Je sais que, dans le débat, quand le sujet est grave, son fulgurant jugement m’aidera à dissiper les ombres. »

Après l’action militaire, est en effet venu le temps de l’action politique. André Malraux la mène avec ardeur pour le compte de celui qui fut la France. Très jeune ministre, entouré de Raymond Aron et Jacques Chaban-Delmas, il quitte le gouvernement avec de Gaulle et n’y reviendra qu’avec lui, et l’avènement de la Ve République. Après avoir écrit en 1952 que « l’État n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir », lui incombe l’honneur d’imaginer une nouvelle forme de rapports entre l’État et la culture, en même temps qu’il devient ministre d’État du Général, en charge des Affaires culturelles.

C’est l’invention de ce ministère dont j’ai aujourd’hui la charge, et où je m’efforce de poursuivre la voie qu’il a tracée : celle qui assimile à la culture une dimension singulière de l’action politique en ce qu’elle a de plus noble, c’est-à-dire de susciter en chacun ce qu’il a de meilleur, et de développer la capacité d’écoute, de tolérance et de civisme au sein de la société française.

L’apport d’André Malraux est à cet égard considérable : il y a bien sûr l’idée des maisons de la culture, qui avaient pour vocation de démocratiser la culture dans toute la France plutôt que d’en faire le luxe d’une minorité. Il y a eu l’inventaire du patrimoine historique de la France, qu’il a lancé. Je rappellerai également la restauration d’un certain nombre de bâtiments historiques, les grandes expositions, les commandes passées à de grands artistes contemporains, comme le plafond de l’Opéra de Paris confié à Chagall.

Moins connue est l’action de Malraux en faveur des instruments modernes de communication, dont il avait été l’un des premiers hommes politiques à deviner l’importance. Il défendit ainsi l’idée d’une grande réforme de notre système d’éducation pour y faire toute sa place à la mobilisation en faveur des valeurs européennes, véritable précurseur de cette « exception culturelle » dont il a fallu si longtemps à l’Europe pour reconnaître l’impérieuse nécessité.

C’est que, dans son combat en faveur de la culture, on retrouve les principaux ressorts qui animaient également son engagement militant et politique. D’une part la défense des valeurs, à commencer par la liberté de l’esprit et la fraternité humaine ; et d’autre part le primat de la nation, idée qu’il développe depuis le début des années quarante – sans jamais faire la concession au nationalisme.

On connaît la célèbre distinction établie par Romain Gary, qui fut d’ailleurs un grand ami de Malraux, dans son roman « l’Éducation européenne » : « Le patriotisme, c’est l’amour des uns ; le nationalisme c’est la haine des autres. » Malraux défend l’idée de nation en ce sens qu’il croit à l’importance des racines de l’identité française. Mais ce rappel de la nation est toujours accompagné chez lui d’un autre rappel : celui de la mission universelle de la France. Il répète souvent que notre pays « n’est jamais aussi grand que lorsqu’il l’est pour d’autres », et c’est précisément, pour lui, dans notre capacité à exporter nos valeurs – comme jadis les chevaliers des croisades ou les soldats de l’an II – que se cache la grandeur de notre pays, sa capacité à vivre ses rêves et à les faire partager au monde.

La culture était logiquement au cœur du combat politique de Malraux. J’ai pu récemment mesurer la modernité de cette conception, en me rendant à Sarajevo, en compagnie de Pierre Messmer et de Maurice Schumann, pour y rencontrer le président Izetbegovic. Ce dernier nous a d’abord évoqué le nom de Malraux ; pour nous confier que sa lecture avait beaucoup compté pour lui, et qu’elle symbolisait à ses yeux l’universalité française. Il est revenu également sur la tragédie qui a ensanglanté son pays pour tirer ce constat : seule la culture peut empêcher le retour d’une telle barbarie.

« Culture » et « courage » : ces deux mots choisis par le président Izetbegovic sont ceux-là mêmes qu’André Malraux, en tant que ministre d’État chargé des Affaires culturelles, avait prononcés le 28 mai 1959 à Athènes. Il disait : « Aux délégués qui me demandaient ce que pourrait être la devise de la jeunesse française, j’ai répondu : culture et courage. » Ces deux mots sont d’une modernité tout aussi évidente, aujourd’hui même dans notre propre pays. Au moment où, à cause des difficultés économiques, certains essaient de répandre un message d’intolérance et d’exclusion, de donner aux Français l’image d’un pays frileux, inquiet ou égoïste, le message de Malraux est là pour nous rappeler la fierté d’être Français, et la confiance que nous pouvons avoir en nous-mêmes et en notre avenir.

Culture et courage : c’est parce qu’il incarnait à la fois l’une et l’autre qu’André Malraux reste un symbole pour toutes les générations de notre pays, à quelques années du troisième millénaire ; pour notre pays et au-delà, comme en témoignent le nombre et la qualité des grands témoins étrangers qui, de sir V.S. Naipaul à Mario Vargas Llosa, seront présents au Panthéon. Celui qui va rejoindre les autres grands hommes que s’est donnés la République n’est donc pas seulement une immense figure de ce siècle. Il est aussi, c’est ma conviction, l’un de ceux dont l’engagement et l’œuvre sont parmi les plus utiles pour la compréhension du monde moderne.

La cérémonie du Panthéon serait du reste privée de sa signification profonde si elle ne couronnait qu’un talent créateur, fût-il celui d’un homme résolument engagé dans la vie publique. Le Panthéon a en effet une double fonction essentielle à assumer : celle d’un lieu de mémoire, et celle d’un lieu de référence. Il faut donc restituer la signification profonde de cette cérémonie en termes d’histoire, d’identité nationale et de valeurs pour l’avenir, comme l’avait fait Malraux lui-même dans son discours pour Jean Moulin, qui s’adressait à la jeunesse de France.

En faisant entrer au Panthéon aujourd’hui André Malraux – premier écrivain depuis Victor Hugo et Émile Zola, premier réalisateur de film, premier responsable gouvernemental de la Ve République –, c’est un lien entre les intellectuels du siècle des Lumières et tous les combats du XXe siècle auxquels il aura participé qui est ainsi jeté. Je suis sûr, pour ma part, que cette cérémonie et l’intervention tant attendue du président de la République feront partager à un maximum de nos compatriotes la fierté, le talent et le courage que nous a légués ce grand créateur, ce grand serviteur de l’État, ce grand Français.