Texte intégral
Cher André Malraux
Je vous ai écrit la première fois il y a vingt ans. Vous ne m’avez pas répondu. Ma lettre n’a pas trouvé son destinataire ; vous étiez mort entre-temps. Quelle curieuse idée de mourir. Surtout vous. Vous étiez notre siècle. Et il n’était pas terminé. Je n’ai pas recopié ces quelques lignes. Que vous disais-je ? Je ne m’en souviens guère, même si je ne suis pas encore à l’âge où s’allonge l’ombre que je fais en marchant et que n’est pas encore venue l’heure des vendanges tardives. Il devait être question d’espérance, de fidélité et de fraternité.
Vous étiez entré par effraction dans ma vie quelques années auparavant et je saurai dater ce jour : dans la bibliothèque de mon lycée, j’avais pris un ouvrage au format inhabituel, étroit et haut, au titre mal centré sur une couverture fatiguée. C’était les Noyers de l’Altenburg. Ce fut le livre de mon adolescence. Dès lors, je n’eus de cesse, comme pour assouvir une passion amoureuse, de lire tous vos livres – ceux du moins qu’un jeune provincial pouvait se procurer -, de traquer vos déclarations, de découper soigneusement tout ce qui se rapportait à vous dans la presse, de réciter vos discours politiques ou vos oraisons funèbres, que je connais par cœur comme des mélopées énigmatiques… J’ai retrouvé par hasard dans ma vieille maison savoyarde, lieu de mémoire où tant de générations ont vécu, peiné et espéré avec la nature, le petit cahier bleu dans lequel je relevais de mon écriture d’adolescent mes « scènes choisies » de vos livres et de vos discours. Je ne l’avais jamais relu. Je n’en rougis pas.
Dans cette lettre de l’automne soixante-seize, je devais, je m’en souviens maintenant, vous parler en effet d’espérance, de fidélité et de fraternité, comme u adolescent maladroit pressé de mûrir sans devenir une « grande personne ». Ce que vous avait dit l’aumônier des Guillerets au sujet de la confession m’avait déjà touché : « Et puis, le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes… » Mais je vivais dans la hantise de la proclamation rebattue de Nizan dans Aden Arabie qui m’avait éclatée à la figure sans savoir que j’irais bien plus tard sur ses traces : « J’ai vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Vous écriviez : « Entre dix-huit et vingt ans, la vie est comme un marché, où l’on n’achète pas avec de l’argent, mais avec des actes. La plupart des hommes n’achètent rien. « Cela me laissait de la marge. J’étais encore loin de ces choix d’autant plus cornéliens qu’ils devraient être provoqués. Avant les vingt ans redoutés de Nizan, il y aurait les dix-huit ans espérés de Malraux… Deux années, donc, à ne pas manquer. Avec vous, le pire n’était pas sûr, ni aucune implacable fatalité. Le destin seulement… Une de vos remarques, toutefois, me faisait infiniment de peine, c’est cet aveu assumé, glissé au détour d’un paragraphe des Antimémoires, si évident qu’il n’est peut-être en définitive qu’un constat glacé : « Presque tous les écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne… Etait-ce déjà l’écho à la fois prémonitoire et rétrospectif d’une vie cernée par la mort, tellement présente autour de vous qu’elle s’identifierait à votre vie ? Je pensais plutôt que l’enfance n’était pas à aimer, ou à détester, mais qu’elle était, tout simplement. Que de blessures endurées, sans doute, pour écrire cette phrase à soixante-cinq ans, après tant de vie et de morts autour de soi.
Pardonnez-moi cette incursion dans votre vie. Je n’en abuserai pas. L’affection me l’autorise. D’ailleurs, vous n’aviez pas tout dit. La dernière phrase de votre Démon de l’absolu résonne d’une petite musique différente : « C’est cette jeunesse particulière qui chez les grands artistes survit jusqu’au dernier jour […]. Il n’y a pas de grand art sans une part d’enfance, et peut-être pas même de grand destin. » Il vous arrivait souvent d’être catégorique pour cristalliser votre pensée, par nature nuancée, contradictoire et paradoxale. Mais l’enfance – votre enfance – ne s’est pas laissée prendre dans vos rets.
Vous n’avez pas été, contrairement à ce qu’on a souvent dit, la figure barrésienne du « prince de la jeunesse ». Je ne vous aurais pas suivie, car j’ai peu de goût pour la pose et la déclamation. Je n’ai jamais aimé non plus les professionnels de la jeunesse, qui la flattent pour mieux la tromper. J’attendais confusément un langage de vérité. Vous m’avez donné davantage : le mode d’emploi d’une vie tissée de fidélité, de fraternité et d’espérance. C’est de cette leçon que je vous remerciais sans doute dans ma lettre d’il y a vingt ans.
Je profite de quelques heures volées pour vous écrire ces pages. Vous me pardonnerez les approximations que votre mémoire fulgurante corriger. Vous connaissez sans doute cette ballade de Claudel, qui s’appelle je crois la Ballade du départ, scandée par cette récurrence obsédante : « Je ne reviendrai plus vers vous. »
Depuis vingt ans, à la vérité, je vous ai peu lu, même si vous m’avez souvent accompagné. Je reviens vers vous. A meure que ma plume glisse sur le papier, il me semble que s’ouvrent des pans entiers de ma mémoire que je ne soupçonnais pas. Je découvre des jardins ensoleillés, ou assombris par un ciel d’orage, qui m’étaient inconnus. Je sens que la vie, l’expérience, les lectures vont se mêler dans cette lettre maladroite et improbable. Je sens que j’ai beaucoup de choses à vus dire. Elles prennent forme peu à peu dans ma mémoire et dans mon regret.
Au printemps 1996, vous nous avez fait une belle surprise avec la publication du Démon de l’absolu. C’est le premier vrai inédit depuis votre disparition. Il y avait eu, après votre mort, l’Homme précaire et la Littérature, puis, il a quelques années, cette Vie de Napoléon par lui-même, publiée naguère sans nom d'auteur ; enfin, le recueil de vos articles écrits après votre équipée avec Corniglion-Molinier à la recherche du royaume de la reine de Saba. Mais le Démon de l'absolu n'est pas du même ordre que ces quelques pages retrouvées !
Nous avions, confusément, que vous tourniez autour de la figure de Lawrence et de sa mythologie. Vous l’évoquez dans les Antimémoires – avec le « qu’importe » gravé en grec sur son cottage de Clouds Hill, furtivement mentionné – et j’avais lu dans la liste de vos ouvrages ce titre énigmatique : N’étais-ce donc que cela ? publié par les éditions du Pavois. Je n’ai eu de cesse, dès lors, de me le procurer. Quelques semaines après avoir lu les Noyers, je m’étais plongé dans les Sept Piliers de la sagesse, et ce livre improbable en était peut-être l’invisible lien…
La première fois que je montai à Paris, j’avais dix-sept ans. Je m’étais rué dans les bibliothèques où je compulsais les fiches cartonnées encore écrites avec des pleins et des déliés du fichier auteur. Je ne trouvai pas trace de ce livre. Supercherie ? Mirage ? Un jour enfin, je crus être récompensé de mes efforts. Je trouvai la référence – à la bibliothèque des Sciences politiques. Le cœur battant, j’avais rempli la fiche de prêt avant de la glisser sans la froisser dans le tuyau tronqué qui faisait office de pneumatique. Faux espoir : l’ouvrage était indisponible. Pis : même pas en lecture, irrémédiablement indisponible. Ayant appris entre-temps que des bonnes feuilles étaient parues naguère dans Liberté de l’esprit – qui dut être une belle aventure -, j’étais allé compulser la collection dans la bibliothèque du port d’attache du général De Gaulle, rue de Solferino, où l’odeur d’encaustique se mêlait à la poussière. Ces quelques pages me laissaient sur ma faim. On pressentait qu’elles procédaient d’une œuvre plus ample. Mais existait-elle vraiment ? Avec votre manie de tout détruire, ou de faire croire que l’on avait détruit… Votre manie aussi de dire : on ne réécrit pas un livre… Les années passant, je demeurai sur cette interrogation. Vous ne seriez donc pas l’intercesseur de ma tentation de l’Orient. Je chevaucherais donc seul sur les chemins de l’autre Rive.
Je m’étais immergé à quinze ans dans les Sept Piliers de la sagesse, au même moment que dans le Tentation de l’Occident et D’une jeunesse européenne, œuvre que j’avais eu beaucoup de mal à me procurer. Au-delà de l’épopée de Lawrence, de l’ivresse des grands espaces et de la fin des empires, je comprenais que le Français, l’Européen, que j’étais ne serait pas lui-même sans l’assomption de l’Orient, d’où nous venions et où nous retournerions. Au fil du temps, j’approfondissais mon interrogation, j’entrais par plusieurs portes dans le labyrinthe de l’Orient, bien des années avant d’avoir le privilège d’y vivre, de le ressentir et de l’aimer, à défaut sans doute de le comprendre toujours. C’est alors que me fut donnée la grâce de vivre sous ces cieux où les empires et les trois religions, et tous les schismes, et toutes les hérésies, et toutes les apostasies, toute la folie et tout le sublime, et surtout tout le temps que porte l’homme en lui, se sont succédé au cours des siècles. À travers l'« Orient compliqué », j’ai pérégriné dans les bazars et dans les souks, dans les nécropoles, les mosquées, les églises et les synagogues, dans la civilisation de la ville et de la fontaine cachée et dans celle du désert. Je vous ai croisé sans doute dans la haute vallée du Nil, près des temples nubiens que vous avez célébrés il y a maintenant si longtemps – c’était l’année de ma naissance. J’ai pensé à vous à Aden, tout près de la maison Bardey où séjourna Rimbaud, comme à Beyrouth dans l’appartement dans lequel vécut le Général, et qui n’a pas changé ; je vous ai senti en Erythrée, en Éthiopie et à Mareb, de l’autre côté de la mer Rouge où vous fûtes dans votre quête de Balkis, la reine de Saba, mais j’aurais aimé que vous vous attardiez davantage à Axoum, à Lalibella et à Gondar. Il m’a semblé aussi que les statues du musée du Caire gardaient le souvenir de votre déambulation énigmatique. Je n’ai pas connu la Perse qui vous a tant intrigué ; la guérilla faisait rage en Afghanistan et vous n’auriez pas reconnu le Kaboul de votre jeunesse assoiffée d’ailleurs ; et l’Irak est bien loin de la Mésopotamie et de Sumer qui vous ont tellement hanté…
J’ai assisté au réveil du monde turc, si présent dans les Noyers de l’Altenburg. Depuis que vous nous avez quitté, l’Histoire ne s’est pas arrêtée. Elle s’est même accélérée. Dans votre appel aux intellectuels de quarante-huit, cet hymne admirable à la liberté de l’Esprit – que vous aviez prononcé salle Pleyel –, vous aviez affirmé : « Mais la Russie a fait de l’Internationale une vieille chanson. » Vous aviez raison. Les siècles ne commencent ni ne s’achèvent aux millésimes. Le nôtre s’est achevé en quatre-vingt-neuf. De la guerre de Quatorze à la chute du mur de Berlin, il aura duré soixante-quinze ans alors que cent vingt-cinq ans avaient séparé la Grande Guerre de la Révolution. « Car il n’était pas entendu, disiez-vous, que les lendemains qui chantent seraient ce long hululement de la Baltique à la Caspienne, et que leur chant serait le chant des bagnards. » L’Empire soviétique s’est disloqué, donnant naissance de la mer Noire à la Caspienne et jusqu’aux steppes d’Asie centrale à une multitude d’Etats nouveaux dont il a fallu apprendre les noms et les capitales. Ils ont d’ailleurs tous adopté l’alphabet latin, alors que le cyrillique avait été imposé il y a plus de soixante-dix ans. Et la plupart, désormais, regardent vers Ankara – quand ce n’est pas Téhéran -, au moment paradoxal où un parti islamiste arrive au pouvoir sous la surveillance de l’armée dans la Turquie Kémaliste. Le touranisme, cette aspiration des peuples turcophones à unir leur destin, qui est la trame de l’épisode oriental des Noyers, n’a sans doute guère plus de chance de se concrétiser aujourd’hui qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, quand le père de votre narrateur, Vincent Berger ? le conseiller d’Enver Pacha, avait reconnu ce rêve impossible après sa mission à Kaboul et à Samarkand. Mais l’Histoire, apparemment enfouie, ne cesse de resurgir. Vous vous passionneriez, j’imagine, pour ce « grand jeu » qui reparaît dans ce « milieu des empires » que vous avez aimé.
La dépouille mortelle d’Enver Pacha, qui vous a tellement fasciné, vient de regagner la Turquie, où elle a reçu tous les honneurs de l’Etat Kémaliste. Vous vous souvenez sans doute des dernières années de sa vie et des circonstances flamboyantes de sa mort en août vingt-deux : envoyé par les bolchéviques au Turkestan, il s’était finalement retourné contre eux en faisant cause commune avec les tribus musulmanes ; il avait été foudroyé d’un tir bien ajusté, en chargeant à la proue du rêve touranien contre l’Armée rouge. Je comprends qu’un personnage aussi complexe qu’Enver vous ait intéressé, mais tout de même : je m’étonne qu’il n’y ait rien dans les Noyers, pas même une allusion, à son immense responsabilité avec Talat et Djémal dans le génocide du peuple arménien. Il est vrai que la trame de votre livre se situe à la veille de la guerre de Quatorze et que ces pages sanglantes, qui préfigurent l’Horreurs, n’étaient pas encore écrites.
Mais la Turquie n’est pas l’Orient, surtout quand elle supprimé le califat et adopte l’alphabet latin. Je m’étonnai donc que seul le monde turco-iranien, d’Ankara à Samarkand, en passant par Qoniah, Ispahan, Chiraz et Kaboul retienne votre attention et vous serve de matrice romanesque. Quelques allusions seulement sur le monde arabe, sur l’islam de la ville et l’islam du désert, et pourtant quelle matière, quelle épopée, quelle interrogation à la hauteur de votre talent ! C’est alors que parut le Démon de l’absolu en ce printemps 1996. Un jour de mars dernier, nous parlions de vous avec André Holleaux, qui dirigea votre cabinet quand vous étiez au Palais-Royal. Je lui demandais s’il possédait N’était-ce donc que cela ? qui au-delà des années continuait de m’obséder. Non, évidemment. Le lendemain, j’apprenais que le tome II de vos Œuvres complètes dans la Pléiade comprendrait un important inédit sur Lawrence. Le jour de sa sortie en librairie – c’était pourtant pour moi une journée particulièrement chargée -, j’étais chez Gallimard à l’heure de l’ouverture. J’ai dû être le premier acquéreur de l’épais volume qui regroupe l’Espoir, les Noyers de l’Altenburg et le Démon de l’absolu. J’avoue qu’une fois de plus vous m’avez vraiment épaté – je crois que vous aimiez ce mot. Je m’attendais à trouver une brève évocation carcolante, une charge de cavalerie légère à laquelle se prêtait tellement le sujet, or c’est une œuvre de cinq cents pages que vous nous avez donnée comme s’il fallait être récompensé de vingt années d’énigme et d’attente.
Ce n’est donc pas que cela…
Je comprends peut-être pourquoi vous ne l’avez jamais publié, malgré tant de lectures et tant de travail. Vous avez sans doute renoncé à le faire, au début des années cinquante après plus de dix années d’écriture, reprise, abandonnée, corrigée, reprise, abandonnée enfin. Nul extrait dans Scènes choisies, aucun passage même bref dans l’entrelacs du Miroir des limbes, seules quelques pages éparses dans Liberté de l’esprit mûrissant sur les rayonnages de la rue de Solferino et l’obsédante brochure à l’enseigne du Pavois pour quelques esprits originaux. Beaucoup de travail, assurément, pour échafauder un ouvrage dont o sent l’importance du sous-œuvre, que vous avez commencé d’écrire à une époque où on était loin de tout connaître de cette guerre d’Orient trop masquée par les Eparges, Verdun et même Gallipoli, dont l’épopée lawrencienne, du reste, n’était qu’un des épisodes. Vous avez dû lire, compulser, annoter tous ces livres que j’ai trouvés bien des années plus tard en Egypte, au gré de mes déambulations, à Alexandrie ou dans des appartements surannés du Caire, portant souvent l’ex-libris des bibliothèques aujourd’hui dispersées de grandes familles : Revolt in Desert de Lawrence qui préfigurera les Sept Piliers ; With Lawrence in Arabia de Lowell Thomas, l’artisann du mythe ; Empty Quater de Philby, qui servait Ibn Saoun à Riyadh, contre Hussein du Hedjaz ; Lawrence and the Arabs de Robert Graves ; et le mythique Arabia deserta de Charles M. Doughty. J’ai même retrouvé le journal de marche de l’armée d’Allenby de Port-Saïd à Damas, après le long piétinement de Gaza et l’entrée à Jérusalem, ainsi que le manuel de l’Intelligence Service sur la Mésopotamie qui avait appartenu à Ronald Storrs. C’était le conseiller politique à l’Arab Office au Caire, qui envoya Lawrence à la rencontre d’Hussein dans le Hedjaz. Il allait devenir le premier gouverneur britannique de Bagdad après que l’humiliation de la défaite de l’armée des Indes du général Townshend à Kut-el-Amara eut été lavée deux longues années plus tard.
Curieusement, vous ne semblez pas avoir utilisé les rares témoignages français de l’époque : le Hedjaz dans la guerre mondiale de Bremond, l’alter ego français de Lawrence auprès de Hussein à la Mecque ; Comment la France s’est installée en Syrie ? de Gontaut-Biron ; ou la Passion de la Cilicie, de Paul du Véou, ce témoignage sur le génocide du peuple arménien et de l’héroïsme de notre armée d’Orient, irremplaçable quoique emphatique. C’est un épisode mal connu de la guerre, mais vous savez que notre armée s’est fait tailler en pièces à Marash pour défendre l’Arménie et une certaine idée de l’homme, alors qu’à Paris, les jeux parlementaires avaient repris et qu’à Clemenceau on préférerait Deschanel… J’imagine la somme de lectures, de notes, de variantes que vous avez dû réunir au long de ces années – d’autant plus méritoires que vous pratiquiez peu l’anglais – pour réaliser cette œuvre inachevée.
Je me trompe en parlant d’une œuvre inachevée : elle est au contraire trop achevée. La préface sur la figure de l’Aventurier préfigure certaines réminiscences, trente ans plus tard, dans Les chênes qu’un abat (1). Cinq parties bien séquencées attestent de la progression de la composition : après le temps des échecs, la marche vers le nord donne la clef de Damas pour le faiseur de rois qui devra subir la loi du désert… Et pour terminer, cette phrase que j’ai déjà rappelée, qui n’est pas venue inopinément sous votre plume : « Il n’y a pas de grand art sans une part d’enfance, et peut-être pas même de grand destin. »
Achevé, trop achevé, vous avez dû avoir le sentiment que le Démon de l’absolu était inaccompli. Vous nous avez habitués, à partir des Noyers, à un genre qui ne s’apparente ni seulement au romain, ni seulement à l’essai, ni seulement au récit. Il ne s’agit pas seulement d’une paraphrase talentueuse des Sept Piliers et des ouvrages qui gravitent autour. Le Démon va au-delà. Puis-je pendre la liberté de vous dire que vous n’avez pas réussi – ou pas voulu réussir –, faute de temps peut-être, sollicité sans doute par d’autres exigences créatrices, à vous détacher de l’événement pour ne garder la transfiguration de l’allusion. C’est dans ce registre que vous êtes le meilleur, celui qui mêle les échos des réminiscences et qui sublime le détail dans l’épique. Songez à ce que vous avez réussi dans les Noyers, écrits à peu près à la même époque : ce que vous effleurez dans une description, une remarque, un dialogue, vient de loin, de très loin, cela se sent. C’est peut-être cette légèreté et cette grâce qui manquent au Démon. Et vous l’avez ressenti.
Mais je ne veux pas rester sur cette remarque, car je vous l’ai déjà dit, cette œuvre inattendue m’a « épaté ». Et même rassuré. Dans l’inverse de mon adolescence, avide de connaissance et d’expérience, vous avez été pour moi l’intercesseur. Vous m’avez fait accéder à la culture sous toutes ses formes, vous avez été la passerelle, même si, suivant votre exemple, j’ai toujours gardé ma distance, car la tendresse et l’admiration appellent la critique. Par exemple, vos fariboles sur « la pensée Mao Tsé-toug », depuis votre mort on dit d’ailleurs Mao Zedong, m’ont toujours fait sourire, et votre désinvolture quant à la nature totalitaire de la révolution culturelle chinoise m’a désolé.
Seul l’Orient de ma mémoire était vierge de vous. J’avais cheminé seul sur l’autre Rive, qui nous suppose et nous dépasse à la fois. La lecture de ces pages m’a montré, après toutes ces années, que nous avons souvent parcouru les mêmes chemins…
(1) « Depuis la mort de l’Empereur, ni personnage, ni légende n’ont uni de nouveau les travaux et le bûcher au fond du crépuscule » annonce en effet le vers de Victor Hugo qui figure en exergue des Chênes qu’on abat : « oh quel bruit farouche font dans le crépuscule/Les Chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule. »
Ce texte est extrait de Pour Malraux, qui paraîtra prochainement à la Table Ronde.
Date : 22 novembre 1996
Source : La Lettre de la Nation
Lettre à André Malraux
J’entends encore votre voix rauque et belle lors de votre discours de 1968 : « Notre civilisation, qui n’a su construire ni un temple ni un tombeau, et qui peut tout enseigner sauf à devenir un homme, commence à connaître des crises profondes, comme les précédentes commencent les leurs (…) A quoi bon aller dans la Lune, si c’est pour s’y suicider ? » Nous ne savons pas davantage répondre aujourd’hui à cette question. Elle est même encore plus brûlante. Vous avez connu, avec la bombe atomique, l’humanité soudainement confrontée à sa propre mort. Notre génération, qui va connaître cet événement fondamental qu’est le décryptage du génome humain, va se trouver confrontée à sa propre vie, non comme une donnée mais comme le choix d’un sens à lui donner. A la fin d’Une jeunesse européenne, vous écriviez il y a bientôt soixante-dix ans : « A quel destin est donc vouée cette jeunesse violente, merveilleusement armée contre elle-même, et délivrée de la basse vanité de nommer grandeur le dédain d’une vie à laquelle elle ne sait pas se lier ? » Sur les parapets de notre vie, pris entre la peur, le vertige et l’espérance, nous venons vers vous.
L’envie de vivre
Je penserai à tout cela en cette froide nuit de novembre où vos cendres seront transférées au Panthéon… Je serai là, dans la foule, pour vous dire, par ma présence, tout ce que je vous dois. Parce que vous m’avez donné envie de vivre. Il ne s’agit ni d’un vouloir-vivre nietzschéen, ni d’un Carpe diem de Saint-Germain-des-Prés, ni d’un désespoir absurde construit sur un espoir fragile. Ç’aura été, tout simplement, « dans cette auberge sans route qui s’appelle la vie », la conscience, juvénile mais adulte depuis, que vivre est l’infinitif de vivant. Le « Je veux être vivant » de Bernanos, en quelque sorte. Je n’en étais pas sûr. Vous non plus sans doute.
Grâce à vous, vivre aura été la voie étroite entre le cynisme des uns et le désespoir des autres. Vous m’avez appris à voler le feu. Vous m’avez aussi appris à le transmettre.
Hymne à la jeunesse
Sachez qu’un obscur épigone que vous n’avez pas connu aura cette lumière en tête lorsqu’il participera, comme un témoin et un relais, à ce dialogue des morts qui vous verra rejoindre Jean Moulin. A la fin de cette mélopée à la gloire de la France devant le général de Gaulle qu’était votre oraison pour Jean Moulin, scandée par le bruit de ressac au vent du soir, évoquant les volées de cloches de la Libération, vous disiez : « Ecoute, jeunesse de mon pays (…) Puisses-tu cette fois les entendre : elles vont sonner pour toi ». Longtemps je me souviendrai de ces mots.
Ma présence sur la pace ventée comme cette lettre maladroite et syncopée ne sont pas les emblèmes d’une nostalgie narcissique et désespérée. C’est l’acte de foi d’une génération qui veut vivre debout, les yeux ouverts. Vous avez vécu bien des drames et beaucoup d’époques troublées et incertaines. La fidélité, la fraternité et l’espérance ont fait de vous ce météore qui dissipait les doutes et les ombres et qui perçait l’évidence. Nous aurons besoin de ces vertus des temps difficiles, car nous ne nous résignons pas. Nous serons fidèles à ce « refus » du premier jour, symbole du combat pour l’homme. Il y aura bien des doutes encore et beaucoup de faux capitaines deviendront de vrais rats dans les longues traversées que nous allons endurer. Avant d’atteindre le sommet, il y aura bien des vallées à franchir et bien des replis de l’âme à explorer. Mais je sais que sur ce long chemin, la jeunesse de notre pays pourra compter sur votre fraternelle présence.
Nous avons encore beaucoup à vivre.