Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, dans "Le Figaro" du 14 octobre 1996, sur le développement des relations économiques avec les pays du Caucase.

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Le Figaro : Vous venez de vous rendre en Arménie, en Géorgie et en Azerbaïdjan. Ne craignez-vous pas que, pour les Français, le Caucase semble bien loin des bases naturelles de la France ?

Hervé de Charette : Il faut que les Français découvrent l’importance du Caucase. La disposition de l’URSS ayant permis à l’Arménie, à la Géorgie et à l’Azerbaïdjan de retrouver leur indépendance, ces pays sont en train de renouer avec leur passé. Couloir entre deux montagnes, cette région, qui fut l’une des routes de la soie, est en train de redevenir un pont entre l’Orient et l’Occident. De plus, cette zone s’annonce comme un nouvel eldorado pétrolier. D’un côté de la Caspienne, il y a l’Azerbaïdjan, qui espère produire d’ici à vingt ans des tonnages équivalent à ceux de l’Iran. Sur l’autre rive, le Turkménistan et le Kazakhstan sont tout aussi prometteurs. Le Caucase n’est donc pas une terre lointaine. Pour la France, cette zone présente un intérêt stratégique évident : c’est là également que se livrera la bataille pour les futurs emplois de notre jeunesse. Le général de Gaulle parlait d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural. Cette Europe va aussi de Brest à Bakou.

Le Figaro : Mais, face à l’avance prise par les États-Unis ou par la Grande-Bretagne, n’est-il pas trop tard pour la France ?

Hervé de Charette : C’est vrai, les États-Unis, la Grande-Bretagne, ou la Norvège ont compris l’importance de l’Azerbaïdjan avant la France. A nous de rattraper le temps perdu. J’ai obtenu du président Aliev des engagements très précis quant à la place qui sera faite à Elf sur les champs pétroliers d’Azerbaïdjan. La présence de nos entreprises ne se limite pas au secteur pétrolier. La visite que le chef de l’État azerbaïdjanais effectuera en France en janvier devrait permettre de concrétiser plusieurs projets : contrôle de la gestion des finances publiques avec la Banque Lazard, télécommunications avec Thomson et Alcatel, traitement des eaux avec la Lyonnaise des eaux, construction avec les ciments Lafarge.

Le Figaro : A peine aviez-vous quitté Aliev que le patron de Chevron, l’une des grandes compagnies pétrolières américaines, de précipitait à la présidence, visiblement inquiet de ce que vous aviez pu obtenir pour Elf. Les entreprises françaises sont-elles capables de tenir tête à ce genre  de concurrence ?

Hervé de Charette : Je ne suis pas du tout surpris de la démarche de Chevron. La présence de cette compagnie est encore faible, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’elle cherche à mieux s’implanter. Nous vivons dans un monde de compétition qui nous impose d’être parmi les meilleurs. Les Français n’ont pas de complexes à avoir. Ils ont souvent prouvé que, s’ils mobilisent leurs énergies, ils peuvent atteindre le premier rang.

Le Figaro : Les entreprises françaises ont-elles les mêmes espoirs en Arménie et en Géorgie ?

Hervé de Charette : En Arménie, Thomson cherche à obtenir un contrat pour les installations de contrôle aérien, et Alcatel pour des lignes téléphoniques. En Géorgie, dont le Président, Edouard Chevardnadze, doit venir en France en février, la Lyonnaise des eaux est bien placée pour assurer le traitement des eaux de Tbilissi, la capitale, et Thomson pour vendre ses équipements de contrôle aérien. Nous avons des liens très amicaux avec chacun des trois pays de Caucase, mais nous pensions que, pour entretenir l’amitié, il faut de bons contrats.

Le Figaro : Il faut aussi la paix. Or cette région se caractérise par des conflits comme celui du Karabakh, une région à majorité arménienne qui fait partie du territoire de l’Azerbaïdjan. La France peut-elle faciliter un règlement ?

Hervé de Charette : La France n’a sûrement pas la volonté de se mêler de tous les conflits de la planète et d’imposer un règlement. Mais c’est un fait que les présidents Ter Petrossian, d‘Arménie, et Aliev, d’Azerbaïdjan, nous ont demandé d’apporter notre concours. Nous sommes naturellement disponibles pour contribuer à la solution de ce conflit. Il s’agit de trouver une solution équitable, juste et durable. L’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan doit être assurée, tandis que les réfugiés azéris devront pouvoir regagner les zones actuellement occupées par les Arméniens. Parallèlement, il faudra que les droits de la minorité arménienne soient garantis, et un système de décentralisation devra être mis sur pied. Mais la France ne se mêlera de cette affaire que si les deux parties ont la volonté politique d’aboutir. Nous ne poursuivons pas d’objectifs personnels : tout ce que le France peut faire, c’est de rendre service.

Le Figaro : La réélection du président Ter Petrossian, le 22 septembre, a été contestée par l’opposition, qui, dénonçant le bourrage des urnes, est descendue dans la rue. Le pouvoir a réagi en jetant en prison quatre députés de l’opposition. En vous rendant à Erevan, au lendemain de ces événements, ne risqueriez-vous pas de donner votre caution à des méthodes de gouvernement plutôt cavalières ?

Hervé de Charette : Bien au contraire. Je suis allé sans complaisance, dire à nos amis : « Si vous voulez vous rapprocher de l’Europe, vous devez vous rapprocher des normes européennes. » Ces propos, exprimés de façon chaleureuse et directe, ont trouvé un écho. Le président Ter Petrossian a fait libérer deux parlementaires, et il a annoncé que, conformément aux recommandations des observateurs de l’OSCE, il modifierait un certain nombre de dispositions contestables du code électoral.

Le Figaro : Historiquement, la France a des relations particulières avec l’Arménie. En est-il de même avec la Géorgie ?

Hervé de Charette : Les relations franco-arméniennes sont très particulières. Ces liens doivent beaucoup à la présence en France d’une importante communauté arménienne dont l’enracinement chez nous date de plusieurs générations. Mais c’est partout dans le Caucase que la France est connue et aimée. Géorgiens et Français ont de vraies affinités : nos deux peuples aiment rire, chanter et boire. En Géorgie, pays méditerranéen, pays de la vigne, j’ai été très ému d’entendre Mme Lana Gogoberioze, vice-présidente du Parlement, réciter Verlaine et Baudelaire comme peu de Français seraient capables de le faire.

Le Figaro : La Géorgie doit aussi faire face à un conflit, celui qui l’oppose à sa minorité abkhaze. La France offre-t-elle également ses bons offices ?

Hervé de Charette : Ce conflit n’est pas de même nature que celui du Karabakh. La question abkhaze est interne à la Géorgie, même si des influences extérieures, russes notamment, se font sentir. Mais la France a pris l’initiative de créer le groupe des amis de la Géorgie, qui rassemble cinq pays : les membres du conseil de sécurité de l’ONU, moins la Chine, et plus l’Allemagne. Dans le cadre de ce groupe, nous pouvons aider le gouvernement de Tbilissi.

Le Figaro : La France a-t-elle les moyens de la politique étrangère ? Contrairement à la Grande-Bretagne ou à l’Allemagne, par exemple, elle persiste, en effet, à vouloir jouer un rôle mondial.

Hervé de Charette : Notre poids politique n’est évidemment plus celui de la France du XVIIIe siècle, quand notre pays était la première puissance mondiale. Mais, partout où je vais, je ressens un appel : on attend la France qu’elle s’affirme avec force. Partout, je rencontre le souvenir du général de Gaulle et le regret que, pendant quinze ans, la France ait été trop passive. En même temps, il est clair que le rayonnement d’une nation dans le monde se mesure, aujourd’hui, à sa présence économique. Il est donc essentiel d’utiliser au mieux les atouts de nos entreprises. La France n’est-elle pas la quatrième puissance économique du monde, et, par habitant, le deuxième exportateur ?

Le Figaro : La diplomatie française, traditionnellement axée sur l’action politique, doit donc faire sa révolution culturelle.

Hervé de Charette : Il faut se concentrer sur la lacune qui est la plus gênante pour la France : alors que nos grosses entreprises sont présentes partout, les PME hésitent à se lancer sur les marchés extérieurs. Le mois prochain, à Nantes, je ferai venir une dizaine d’ambassadeurs qui dialogueront avec les PME des Pays de la Loire pour les aider à s’orienter vers l’exportation. Après cette opération-test, nous prospecterons systématiquement toutes les régions françaises. C’est une leçon que j’ai retenue des succès de l’Allemagne sur les « marchés émergents » : derrière les grandes entreprises, il y a aussi le réseau serré des PME. Mais je crois que, chez nos diplomates, la révolution culturelle est en marche depuis longtemps.