Texte intégral
France 2 : vendredi 8 novembre 1996
G. Leclerc : Vous êtes secrétaire d’État à l’Action humanitaire d’urgence. Alors, on a peu d’information sur ce qui se passe au Zaïre, on n’a pas d’images des camps. Est-ce que vous, vous avez des informations complémentaires ?
X. Emmanuelli : J’ai les informations classiques. À savoir qu’il y a environ un million de personnes qui sont regroupées dans un camp au Nord de Goma.
G. Leclerc : On n’a jamais vu ça.
X. Emmanuelli : Non ça, c’est vraiment inédit. Et puis, il y a aussi des gens qui se sont réfugiés dans les collines et qui sont un peu dispersés. Enfin, c’est une catastrophe. On l’annonce depuis deux semaines et cela bouge tout doucement au niveau diplomatique.
G. Leclerc : Vous l’avez dit déjà plusieurs fois, on annonce une catastrophe. On l’annonce depuis deux semaines et cela bouge tout doucement au niveau diplomatique.
X. Emmanuelli : Ça bouge quand même. La France, depuis le début, pousse son cri d’alarme auprès de l’Europe, auprès du Conseil de sécurité. Hier, j’ai été à la réunion des ministres de l’Humanitaire et de la Coopération de tous les pays d’Europe, et pendant ce temps-là, on travaillait au Conseil de sécurité. Il faut envoyer des secours, très vite, mais des secours sécurisés. Donc, l’Europe est d’accord sur les modalités et maintenant, il faut que le Conseil de sécurité donne son feu vert pour sécuriser.
G. Leclerc : Il faut bien reprendre les étapes. L’Europe est d’accord, elle est unanime : il faut agir mais elle ne peut pas agir sans l’accord de l’ONU, du Conseil de sécurité de l’ONU.
X. Emmanuelli : Le Conseil de sécurité de l’ONU va donner un mandat pour sécuriser les opérations parce que les agences internationales, les secours humanitaires sont bloqués et ne peuvent pas atteindre ces zones. Ces gens ont besoin, mais un besoin immédiat…
G. Leclerc : Ils ont besoin de quoi ? Il y a quatre besoins que vous avez identifiés tout de suite.
X. Emmanuelli : Il y a quatre grands besoins, ils sont faciles à comprendre : de la nourriture, de l’eau potable, des abris et, bien entendu, des médicaments. Si cela n’est pas fait dans les jours qui viennent, ces gens vont mourir. Cela, c’est clair !
G. Leclerc : Vous l’avez dit : « de toute façon, dans un mois, la situation est réglée : tout le monde est mort » ?
X. Emmanuelli : Après, il n’y aura plus de problème. Et donc, il faut faire vite et il faut que, la semaine prochaine, les secours puissent arriver normalement. Alors, l’Europe a envoyé une délégation avec la Troïka, c’est-à-dire l’Italie, l’Irlande, les Pays-Bas et le Commissaire européen en charge de l’Action humanitaire. Elle va se rendre dans la région, va donner son rapport très vite et il faut qu’il y ait le feu vert du Conseil de sécurité de façon à ce qu’il y ait une force internationale qui puisse sécuriser l’arrivée de ces secours.
G. Leclerc : Encore une fois, on a l’impression que cela traîne. Pourquoi envoyer à nouveau des gens sur place ? On sait la situation. Pourquoi faut-il attendre ce rapport pour que le Conseil de sécurité se réunisse ?
X. Emmanuelli : Parce que cela n’est pas simple. Il faut donner des missions aussi bien aux forces de sécurisation qu’aux secours. Quelles sont les missions ? C’est de pouvoir atteindre les gens, de faire un sanctuaire de façon à être bien protégé – un sanctuaire sécurisé – et d’ouvrir des corridors humanitaires. Ces corridors sont à deux sens, c’est : ou amener la nourriture et les secours auprès des gens, ou que les gens puissent sortir et rentrer dans leur pays s’ils le souhaitent. À condition que cela soit sur une base volontaire.
G. Leclerc : Mais la réunion du Conseil de sécurité pourrait avoir lieu quand ?
R. Elle peut avoir lieu aujourd’hui, ce soir, cette nuit. Elle peut avoir lieu très vite, la France fait pression, elle a proposé un plan. Il faut que tous les autres pays – la France ne peut évidemment pas aller seule faire ces forces de sécurisation – et la communauté internationale prennent conscience et fassent partie de cette force internationale.
G. Leclerc : Dès lors que le Conseil de sécurité de l’ONU donne son aval, il faut combien de temps pour mettre en œuvre, pour démarrer l’opération humanitaire ?
X. Emmanuelli : Après, cela prend quelques heures. Il faut que les forces de protection soient au sol.
G. Leclerc : Tout est prêt en France, il y a des stocks ?
X. Emmanuelli : Ah oui, en France on a constitué ces stocks. Les stocks de l’action humanitaire sont là, entreposés. Il y a aussi dans la région, partout, des stocks pour les quatre points que je vous ai dits. Il y a tout autour, dans les pays avoisinants : tout est prêt. Il manque maintenant cette espèce de feu vert. Et les grandes agences, les organisations non gouvernementales sont prêtes à intervenir tout de suite.
G. Leclerc : Mais franchement, vous qui n’êtes issu du sérail politique, ni de la diplomatie : qu’est-ce que vous ressentez face à ces lenteurs diplomatiques ?
X. Emmanuelli : Je suis extrêmement inquiet. C’est vrai que la notion d’urgence… Ce n’est pas le même temps, le temps diplomatique et le temps de l’action humanitaire. Seulement voilà, le compte à rebours est commencé pour tous ces gens, si on n’agit pas vite – c’est cela que je crie depuis dix jours –, ces gens vont mourir. Le compte à rebours est commencé pour eux et ils vont disparaître. Je sens d’abord une grande tristesse…
G. Leclerc : De ne pas y arriver ?
X. Emmanuelli : Si, j’y arrive mais l’immense difficulté. On a l’impression de soulever des montagnes.
G. Leclerc : Et après, dans l’hypothèse la plus favorable, on sauve les gens : qu’est-ce qu’on fait après ?
X. Emmanuelli : Eh bien, là aussi, c’est ce que la France recommande depuis deux ans : Faire une conférence des Grands lacs. C’est-à-dire tous les pays de la région, tous les pays impliqués qui se réunissent, qui se mettent autour d’une table et qu’on examine tous ces problèmes, et qu’on arrive à une solution définitive, à une solution à long terme, parce qu’on ne peut pas rester en suspens comme cela.
G. Leclerc : Il y a de l’espoir ?
X. Emmanuelli : Oui, il y a de l’espoir mais il faut aller vite.
Le Figaro magazine : 8 novembre 1996
Catherine Nay : Compte tenu de la lenteur à instaurer un cessez-le-feu à la frontière entre le Zaïre et le Rwanda, pensez-vous que la catastrophe humanitaire est inévitable ?
Xavier Emmanuelli : « Catastrophe humanitaire », c’est une expression qui ne veut pas dire grand-chose. Je dirai plutôt que nous sommes devant une situation catastrophique, prévisible depuis longtemps et qui demande, certes, une réponse humanitaire mais aussi un règlement politique. Mais il est vrai que l’entassement de centaines de milliers de personnes épuisées par une longue marche et la malnutrition, sans abri sous la pluie, sans assistance médicale, est un désastre sur les plans nutritionnel, sanitaire, infectieux.
Catherine Nay : Dans quels délais est-il impératif d’intervenir pour sauver des vies humaines ?
Xavier Emmanuelli : Physiologiquement parlant, les gens qui n’ont rien à manger peuvent tenir une dizaine de jours. Mais il faut tenir comptes des épidémies qui ne tarderont pas à survenir, étant donné que c’est la saison des pluies et que toute l’eau disponible est très vraisemblablement polluée.
Catherine Nay : Vous qui êtes intervenu tant de fois dans le monde, avez-vous déjà rencontré une tragédie de pareille ampleur ?
Xavier Emmanuelli : Non, je n’ai jamais connu une situation à cette échelle : plus d’un million de personnes réfugiées ou déplacées. Pourtant, j’ai vu d’autres exodes, par exemple en 1979, celui des Khmers rouges qui ont été repoussés en Thaïlande après l’entrée des Vietnamiens au Cambodge. Mais il s’agissait de cinquante mille à soixante mille personnes. En Éthiopie, de dizaines de milliers. J’étais à Goma en 1994, où déjà sept cent mille personnes étaient entassées et où cinquante mille furent victimes du choléra. J’ai vu d’autres crises, mais de cette ampleur, jamais.
Catherine Nay : Dans ce conflit, peut-on lancer une opération humanitaire sans la faire précéder d’une opération militaire ?
Xavier Emmanuelli : Depuis 1992 et la crise du Kurdistan, la notion de mission humanitaire protégée s’est développée. On ne l’a vu ensuite, en Bosnie, en Somalie, ou lors de l’opération « Turquoise » à Goma en 1994.
Catherine Nay : Quelle doit être la part de la France dans ce conflit ? Doit-elle être chef de file ou contributrice parmi d’autres ?
Xavier Emmanuelli : La France cherche à mobiliser ses partenaires et elle contribue, comme les autres pays, à tous les niveaux : politique, en proposant à ses partenaires la tenue d’une réunion d’urgence pour une concertation sur la sécurisation du nord et du sud du Kivu ; et humanitaire par sa contribution financière à ECHO, l’Office humanitaire européen, et aux grandes Agences internationales.
J’ajoute que la Cellule d’urgence, qui est l’un des services dont je dispose pour l’aide internationale, a d’ores et déjà rassemblé cent tonnes de matériel (nourriture, kits médicaux, couvertures), prêtes à partir.
Catherine Nay : À vous, personnellement, que vous a demandé le Président de la République ?
Xavier Emmanuelli : Ce n’est pas comme cela que ça se passe. Je travaille en concertation avec les ministres concernés, dans le cadre de ma mission, l’humanitaire d’urgence.
Catherine Nay : Tous les représentants du haut-commissariat aux réfugiés ont quitté les lieux précipitamment. Les Nations unies, dont ils dépendent, donnent pourtant le sentiment de ne pas comprendre l’urgence. L’ONU ne signe-t-elle pas une fois de plus son impuissance ?
Xavier Emmanuelli : Les Nations unies ne disposent pas d’un blanc-seing mais dépendent des États membres et ne prennent pas les décisions. C’est donc aux États membres de se réunir pour prendre des décisions politiques. C’est à eux de comprendre l’urgence de la situation.
France 2 : lundi 18 novembre 1996
B. Masure : Pour les autorités françaises, l’envoi d’une force multinationale sur place est absolument urgente et nécessaire. Apparemment certains de nos alliés n’ont plus cette conception.
X. Emmanuelli : Oui, mais je crois que ce n’est pas parce qu’il y a 200 000 ou 300 000 réfugiés qui sont rentrés – c’est déjà quelque chose de considérable – au Rwanda, que la situation est résolue pour autant. Il y a encore 300 000 ou 400 000 réfugiés, déplacés – peut-être plus – qui sont dans une situation d’urgence, d’insécurité, de l’autre côté, et je crois que c’est encore nécessaire. D’abord les ONG le réclament. Mais je crois qu’il faudrait bien réfléchir avant d’annuler cette force, parce qu’on a eu un mal fou à attirer le consensus de la communauté internationale. Donc, c’est vrai que la situation est mouvante et que cette force aura a adapter ses capacités opérationnelles mais pour le moment, je crois qu’elle est encore nécessaire. »
B. Masure : En tous cas, si jamais nos partenaires abandonnaient, la France n’irait pas seule ?
X. Emmanuelli : Non. La France l’a toujours dit : c’est dans le cadre d’une force internationale, neutre, et c’est dans la communauté internationale – il y a eu un vote de l’ONU – et c’est dans ce cadre-là, avec cet objectif de sécurisation, pour pouvoir amener les secours auprès des victimes qu’a été décrétée cette force internationale. »
B. Masure : Certaines associations humanitaires annonçaient ces derniers jours des chiffres plus qu’alarmants sur le nombre de morts dans les camps de réfugiés, MSF notamment annonçait déjà près de 14 000 morts, or le dernier annoncé hier par le HCR par le de 3 000 à 4 000 victimes. Il y a un début de polémique en France : certains disent qu’à force de crier au loup certaines associations humanitaires vont perdre en crédibilité ?
X. Emmanuelli : C’est très facile d’avoir des affirmations un peu catégoriques de Paris. Sur place la situation est difficile, complexe. Moi, je vais vous dire une chose : si ces gens peuvent rentrer, si ces gens sont vivants, et qu’ils peuvent rentrer comme ça, retourner au Rwanda, c’est parce qu’ils sont été pris en charge par les organisations humanitaires, parce qu’ils ont été nourris, abrités, soignés. Et j’ai vu – lorsque j’étais hier au Rwanda, à la frontière – des organisations humanitaires qui les prenaient en charge, qui leur donnaient à boire, qui leur distribuaient de la nourriture, qui les soignaient. Alors je crois que c’est un peu facile de décrier l’humanitaire et de tenir des comptes sur 3 000 ou 14 000 personnes. Personne ne le sait. Ceux qu’on voit rentrer sont – c’est vrai – les plus valides, mais combien y en a-t-il encore de l’autre côté ? On n’a pas de précisions là-dessus. »