Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, à France 3 le 2 février 1997, sur la situation en Algérie, la réforme de l'OTAN et son commandement en Europe, et les relations de la France avec la Chine et l'Irak.

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Média : France 3 - Télévision

Texte intégral

France 3 : Le Président de la République a passé la journée à Moscou, il a déjeuné avec le Président Eltsine. Avez-vous eu M. Chirac au téléphone depuis son retour ?

M. Hervé de Charette : Non, je ne l’ai pas eu depuis son retour. Je ne sais pas d’ailleurs s’il est déjà rentré à Paris. J’ai entendu, et m’en suis réjoui, qu’il avait trouvé le Président Eltsine en bonne forme.

France 3 : Ce constat vous suffit pour le moment.

M. Hervé de Charette : Je ne peux pas vous en dire plus aujourd’hui. Simplement, pour nous, du point de vue française, je crois que nous avons un très grand intérêt à la fois à la stabilité de la Russie et à son progrès sur la voie de la démocratie et de l’économie de marché. C’est vraiment notre intérêt, tout ce qui va dans le sens de la stabilisé russe est conforme à l’intérêt de la France.

France 3 : Y compris la santé de M. Eltsine bien sûr.

M. Hervé de Charette : Naturellement.

France 3 : Parlons d’un drame et d’un bain de sang quasi quotidien, 30 morts aujourd’hui encore en Algérie. Face aux souffrances innommables des civils algériens et à leur courage aussi, faut-il se rendre à cette triste évidence que la France est impuissante ?

M. Hervé de Charette : D’abord, en effet, c’est innommable. Je suis allé le 1er août dernier en Algérie, me recueillir sur la tombe de nos moines à Tibéril. J’ai été bouleversé par ce que j’ai su de la mort de ces moines, par ce que j’ai entendu sur place, par l’émotion des familles que j’avais suivies pendant toutes les longues semaines d’attente. Tout ceci est terrifiant. Je dirai que le premier acte politique est d’abord de condamner sans rémission possible et sans pardon. J’ai déjà dit que je n’oublierai pas.

France 3 : Que les morts soient français ou qu’ils soient algériens ?

M. Hervé de Charette : Ce terrorisme est épouvantable. Il utilise des moyens, d’une cruauté rarement vue au cours de ces dernières années qui n’ont pourtant pas été avares en malheurs du monde. La position de la France face à tout cela est assez simple. D’abord, solidarité avec le peuple algérien de la part de peuple français. Nous avons tous, presque tous beaucoup de liens avec l’Algérie par l’Histoire, parfois par le présent.

France 3 : C’est bien aussi ce qui complique les choses...

M. Hervé de Charette : Bien sûr, nous avons en France un millions d’Algériens, un million de Français qui sont d’origine algérienne. Je comprends combien tous ces gens sont impliqués. Je salue la dignité de tous ces Algériens qui sont en France et qui sont très inquiets pour leur famille restée au pays. D’abord cela. Ensuite, la condamnation que j’ai dite sans aucune réserve. En troisième lieu, notre souhait que le processus démocratique qui a été engagé avec l’élection du président Zeroual et que la communauté internationale a jugé qu’elle s’était passée dans des conditions satisfaisantes. Aujourd’hui, le président Zeroual est un président que la communauté internationale considère comme légitime. Je redis notre souhait que les élections législatives qui sont annoncées pour le printemps prochain se déroulent dans des conditions similaires.

France 3 : Avec tous les participants, ceux qui prétendent...

M. Hervé de Charette : Pardonnez-moi, ceci ne relève pas de la souveraineté française, mais de la souveraineté algérienne.

France 3 : Non mais c’est bien ce à quoi le Président Giscard d’Estaing a fait allusion jeudi dernier.

M. Hervé de Charette : C’est ce qu’il a dit.

France 3 : On a cru comprendre, Monsieur le ministre, que vous étiez presque arrivé à reconnaître, à haute voix, devant les députés, que vous ne croyiez plus beaucoup à une solution politique en Algérie imposée par le président Zeroual.

M. Hervé de Charette : Non, j’ai dit cela ni de près ni de loin. Le malheureux peuple algérien subit. Je le pense plutôt victime qu’acteur de la guerre qu’il subit. Je ne crois pas que dans tout cela, nous puissions dire ce que vous avez dit. Je n’ai pas…

France 3 : Donc vous pensez qu’une solution politique est encore possible.

M. Hervé de Charette : Elle est la seule possible, comme toujours dans la vie internationale. Chaque fois que l’on observe une situation nationale difficile, conflictuelle, on sait bien que seule une issue politique sera possible.

France 3 : Il semblerait aussi, pardon je vous interromps que vous avez, toujours jeudi dernier, devant cette même commission critiquée à mot moins feutré que ne le veut l’usage le président algérien.

M. Hervé de Charette : Oui, j’ai lu cela dans les dépêches. Mais je voudrais contester ces propos qui me sont attribués. Je crois vraiment que ce qui est raisonnable, ce qui est conforme aux intérêts de la France et ce qui est conforme à une vraie analyse de la situation, c’est que les autorités françaises ne ingèrent pas dans la situation algérienne aujourd’hui.

France 3 : Pour autant, est-ce que l’Europe ne devrait pas intervenir ? On sait que votre collègue italien que vous devez, je crois, rencontrer demain, en même temps que l’Espagnol, propose l’idée, suggère une conférence internationale sur l’Algérie. Êtes-vous pour ?

M. Hervé de Charette : Je ne crois pas qu’une conférence internationale résoudrait un problème national. Je peux vous dire que j’ai rencontré le ministre des affaires étrangères italien à Rome il y a quelques jours. Il m’a formellement indiqué qu’il n’y aurait pas de propositions italienne. Regardez la presse algérienne, pour essayer de comprendre, pouvons-nous être utile ? Regardez ce qu’elle dit, toutes tendances confondues.

France 3 : Vous pensez que la presse algérienne est en état encore d’exprimer...

M. Hervé de Charette : Il y a ceux qui sont proches du pouvoir et ceux qui sont moins proches, parfois assez éloignés. Tous disent la même chose : ils ne souhaitent pas qu’il y ait d’interférence internationale. Moi je vous dis très franchement je ne crois pas qu’aujourd’hui, la France puisse être utile. Je l’ai observé qu’après les propos des dirigeants politiques français. Qui s’est exprimé avec une voix que nous avons tous entendue ? C’était justement l’un de ces responsables algériens M. Saïdi qui…

France 3 : Qui représente l’une des forces démocratiques la plus proches, il faut bien le dire, de nos valeurs.

M. Hervé de Charette : C’est ce que l’on pense en France et j’y adhère volontiers. Il a été le premier à dire : « ne vous mêlez pas de nos affaires ». Ma pensée aujourd’hui va souvent vers l’Algérie. Je pense en particulier à ces femmes, à ces gens qui, dans une situation terrible, continuent d’être ce qu’ils sont, de croire à ce à quoi qu’ils croient, et qui, au risque de leur vie, continuent.

France 3 :  Cela veut que nous devons les laisser mourir, souffrir, si la France ne fait rien, l’Europe à vous entendre ne fait rien. Rappelons-le : l’Europe donne énormément d’argent à l’Algérie. C’est le principal contributeur étranger pour l’aide algérien. Y a-t-il un levier économique européen sur la situation en Algérie ?

M. Hervé de Charette : La situation économique algérienne a beaucoup changé pour deux raisons. D’abord, parce que le gouvernement algérien fait beaucoup d’efforts pour maîtriser sa situation, avec succès et le FMI a reconnu la qualité de la gestion de l’économie algérienne. Ensuite, la hausse assez importante du cours du pétrole a donné de nouvelles possibilités puisque l’essentiel des recettes extérieures de l’Algérie, c’est le pétrole et le gaz. Tout cela fait que la situation économique de l’Algérie, est bien meilleure en ce début de l’année 1997 qu’il y a un ou deux ans.

France 3 : Il y a un apport financier important venant de l’Europe ?

M. Hervé de Charette : Il n’y a pas d’apport de la France.

France 3 : Non, de l’Union européenne ?

M. Hervé de Charette : Je veux le préciser, la France ne soutient pas financièrement l’Algérie qui, d’ailleurs, ne le demande pas.

France 3 : Il n’y a d’ailleurs un protocole financier qui n’a toujours pas été reconduit ?

M. Hervé de Charette : Qui n’a pas été reconduit car les Algériens ne l’ont pas souhaité et c’est très bien ainsi. Du côté de l’Europe, la situation n’est pas exactement celle que vous décrivez. Il y a un accord d’association entre l’Algérie et l’Union européenne, comme il y en a avec tous les autres pays de la Méditerranée, qui est en cours de négociation. Elle vient de s’ouvrir il y a quelques semaines. Pour l’instant, nous n’avons pas encore signé d’accord, avec toutes les aides qui y correspondent.

France 3 : Cela veut-il dire que les États-Unis deviennent à peu près le seul.

M. Hervé de Charette : Les États-Unis !

France 3 : Oui, les États-Unis qui s’intéressent à la situation algérienne bien évidemment, qui ont beaucoup travaillé au renforcement de leurs liens avec l’Algérie ces dernières années...

M. Hervé de Charette : Je ne crois pas que l’on puisse dire cela.

France 3 : Une dernière question si vous le permettez sur un autre sujet. Sur l’accord franco-allemand de la défense que vous êtes allé défendre devant les parlementaires. Pour réintégrer pleinement les structures de l’OTAN, la France demande que le commandement sud de l’OTAN ne soit pas nécessairement et plus seulement américain. Le nouveau secrétaire d’État américain M. Cohen a dit : « c’est claire, c’est catégorique et pas vraiment négociable, ce commandement restera américain ». Je crois que vous devez rencontrer à Paris dans quelques temps votre nouveau collègue des affaires étrangères Mme Albright. Quelle peut être la nature d’un compromis avec Washington ?

M. Hervé de Charette : Oui, s’il est possible. Il y a actuellement un grand travail, une grande négociation au sein de l’Alliance atlantique à l’initiative de la France. Elle vise à organiser la personnalité de l’Europe au sein de l’Alliance atlantique. C’est ce que nous appelons l’identité européenne de défense. Pour faire en sorte que dans l’Alliance, l’Europe existe. Nous avons beaucoup travaillé avec les diplomates et les militaires.

Nous avons beaucoup progressé pour faire en sorte que l’Europe soit capable, si elle le souhaitait, d’interventions extérieures. Avec le concours des moyens de l’OTAN ou sans les Américains dès lors que, par hypothèse, ce serait une circonstance où les Américains ne voudraient pas le faire. C’est cela l’identité de l’Europe. Nous avons bien travaillé mais le fond de l’affaire, au bout de la route, il faut aboutir à un certain partage des responsabilités entre Américains et Européens. Dans l’organisation de l’Alliance, telle qu’on la voit aujourd’hui. Tout le monde est d’accord là-dessus, il y aura deux commandements stratégiques.

France 3 : Et non plus trois.

M. Hervé de Charette : Atlantique et Europe. Sous le commandement stratégique européen, deux commandements régionaux, un pour le nord, un pour le sud. Les Américains demandent les deux commandements stratégiques, tout le monde dit d’accord. Ils restent les deux commandements régionaux, nord et sud, en Europe. Nous avons demandé que ces deux commandements soient européens. Le partage c’est cela.

France 3 :  Quel serait le compromis alors ?

M. Hervé de Charette : Nous allons voir, s’il y a un compromis possible. C’est quoi les diplomates travaillent. Le Président Clinton et le Président Chirac se sont téléphonés il y a quelques jours. Nous échangeons des missions, on travaille. Si c’est possible, c’est bien. Si ce n’est pas possible, eh bien on en restera là.

France 3 : On a l’impression que le projet européen est très économique et très financier ?

M. Hervé de Charette : Pas du tout. J’aimerai dire deux choses sur ce sujet. D’abord, le projet de l’élargissement va nous occuper durant les quinze ans qui viennent. C’est un immense enjeu. C’est la première fois que les Européens se rassemblent sur la volonté des peuples et non pas sous la férule de je ne sais quel empereur ou dictateur. Deuxièmement, la création de la monnaie est un événement considérable. Aujourd’hui, il y a une monnaie mondiale, quelques monnaies régionales, beaucoup de monnaies locales. Nous proposons qu’il y ait désormais deux mondiales. Cela va changer la donne. Naturellement, la monnaie n’est pas simplement une affaire monétaire c’est une décision politique et mêle une décision politique lourde, essentielle, en faveur du poids et de la reconnaissance de l’Europe dans le monde.

France 3 : Alain Juppé devait se rendre en Inde début mars, il semble que ce voyage soit annulé. Pouvez-vous ce soir nous en donner la raison ?

M. Hervé de Charette : Je n’ai pas d’information à ce sujet.

France 3 : Cela n’a rien à voir avec les Français qui sont retenus en prison...

M. Hervé de Charette : En tout cas, sachez que ces Français ne sont pas en prison mais en liberté surveillée en Inde. Ils font l’objet de la plus grande attention et de toutes sortes de démarches de la part du gouvernement français, comme je le fais chaque fois qu’il y a un problème de ce genre. C’est un problème assez difficile. Nos partenaires indiens ne sont pas très facile non plus. Mais, les familles doivent savoir que je m’en occupe de façon très intense et avec la détermination de ramener ces personnes chez nous.

France 3 : Jacques Chirac se rendra au mois de mai en Chine. On peut imaginer qu’il sera surtout question dans ce voyage d’économie ?

M. Hervé de Charette : De politique aussi.

France 3 : Va-t-on parler des Droits de l’Homme ?

M. Hervé de Charette : Naturellement.

France 3 : Quel est le message de la France en direction de la Chine, sur ce thème-là ?

M. Hervé de Charette : Nous le souhaitons. Nous le disons toujours aux Chinois, chaque fois que nous nous voyons et nous nous voyons somme toute assez souvent. Puisqu’ils veulent entrer dans la communauté internationale. La Chine, qui est restée volontairement isolée pendant un demi-siècle, en se concentrant sur elle-même, veut maintenant prendre sa place dans la communauté internationale. Ce sera l’événement majeur en politique internationale pour les vingt ans qui viennent de la Chine-là doit accepter des règles communément admises dans la communauté internationale. Et forcément, elle devra, le plus vite sera le mieux, accepter aussi ces règles qui concernent les Droits de l’Homme, les conventions internationales qui existent dans ce domaine, initiées par l’ONU. Je souhaite que la Chine, lorsqu’elle le voudra, - nous n’avons pas le pouvoir de lui forcer la main -, comprenne que c’est son intérêt.

France 3 : Où en sont nos relations avec l’Iraq ? Peut-on encore assouplir l’embargo qui vient déjà de l’être par la résolution 986 du conseil de sécurité ? Souhaitez-vous que l’on fasse plus aujourd’hui ?

M. Hervé de Charette : Non, nous l’avons assoupli sur un seul point : on a autorisé les Iraquiens à vendre du pétrole à condition qu’avec cet argent, ils achètent des produits alimentaires et des médicaments pour la population qui est très malheureuse. Je pense que vous le savez. Ensuite, allez au-delà, c’est-à-dire, supprimer la totalité de l’embargo, suppose que l’Iraq respecte les résolutions du conseil de sécurité qui exigent que l’on sache tout en matière de désarmement la concernant. Qu’elle applique ses résolutions, ce qui pour l’instant reste à faire.

France 3 :  Ce n’est pas le cas ?

M. Hervé de Charette : Ce n’est pas tout à fait le cas, non.