Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, à l'occasion de l'inauguration officielle du pont François Mitterrand sur la Garonne, sur la carrière de l'ancien Président de la République, Bordeaux le 2 février 1998.

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Circonstance : Baptème officiel du pont François Mitterrand, à Bordeaux le 2 février 1998

Texte intégral

Chère Danielle, cher Gilbert, Monsieur le préfet,

Messieurs les présidents, Mesdames, Messieurs les maires,

Mesdames et Messieurs, chers amis,

L’eau chez François Mitterrand est rarement un torrent. Elle est souvent une rivière lente. À Jarnac, elle s'appelle la Charente. A Touvent, chez ses grands-parents, Dordogne, Dronne et [illisible]. On s'y baigne dans le bourdonnement des abeilles. On s'y retrouve à l'ombre d'un saule. On décroche une gabare et on se laisse aller, comme cela, rêvant un livre à la main. Entre frères et sœurs, on s'y défie parfois et c'est à celui qui, le dernier, quittera ses habits pour piquer une tête et narguer les parents.

Puis il y a l'eau quand elle devient fleuve, quand elle cherche l'océan, quand elle se fait Garonne, avant de devenir Gironde, comme ici entre Bègles et Bouillac : alors elle s'étale, nonchalante, et envahit les champs. Parce qu'elle a tant donné, elle reprend son dû. Comme une roche, comme une église, elle ne bouge plus. François Mitterrand avait la nostalgie heureuse de son enfance. « C'est mon pays à moi, disait-il, je suis né sous le ciel mouillé d’Aquitaine… »

Le fleuve passe, le temps passe, mais notre souvenir de François Mitterrand ne s'est pas éteint. Sa silhouette, son écharpe, son chapeau, voici qu'ils incarnent, dans nos villes et nos villages. Ici c'est un musée ; là une avenue ; ailleurs une bibliothèque, grande ou petite. Et, aujourd'hui, un pont. Ne disons pas, comme on le dit souvent, que sa volonté ou sa modestie en aurait été chagrinée. Faire corps de cette façon avec la nature, enjamber le fleuve, mêler la pierre des beaux ouvrages et le béton des grandes réalisations, ne lui auraient sans doute pas déplu, même s'il se serait gentiment moqué. « J'ai toujours fait partie du paysage de la France » disait-il, évoquant il est vrai plus la politique que la géographie.

D'autant que ce pont a pour François Mitterrand une signification particulière. Longtemps, la Garonne fut infranchissable. Longtemps, aussi, l'Aquitaine, le Poitou, l’Aunis, la Saintonge et la Charente ont communiqué sans toujours s’entendre. Ici, sur un bord, c'était la langue d’oc, sur l’autre, la langue d’oïl. Bâtir ce quatrième chevauchement sur votre très beau fleuve était déjà le signe d'une généreuse volonté humaine et politique. Le 7 décembre 1993, lors de son dernier déplacement officiel en Aquitaine, François Mitterrand l’inaugurait. Oui, je crois qu'il aurait aimé la force de ce pont, frère moderne du pont Saint-Jean et du pont de pierre, une sorte de trait d’union, de gage d'éternité posé entre deux terres.

Mais concrètement, rien de tout cela n'aurait été possible sans l'entente de trois élus que parfois tout ne rassemble pas. Le maire de Bègles, Noël Mamère, celui de Bouillac, Pierre Favroule, et celui de Bordeaux, Alain Juppé qui, il est vrai encourager, comme à son habitude, par mon ami Gilles Savary, a bien voulu que ce pont situé sur le territoire de la communauté urbaine qu’il préside, porte le nom de François Mitterrand. Ce n'est pas sans logique, ni continuité. Il en fût le ministre des affaires étrangères écouté. Avec lui il partage, du moins l'ai-je lu, une tentation qui s'arrêta à la limite des ponts de Venise.

Comme toujours avec trois mousquetaires, il en fallait au moins un quatrième. Nous ne sommes pas loin de la Gascogne et les cadets ne manquent pas. J'en saluerai deux en particulier. L’un absent, compagnon de résistance, et des temps de la libération, Jacques Chaban-Delmas. L'autre présent, Pierre Garmendia, maire de Floirac, que j'étais fier de compter il n'y a pas si longtemps dans le petit groupe de députés qu’alors je présidais, auquel a succédé Conchita Lacuey.

Philippe Madrelle, mon ami Philippe, président du conseil général, me pardonnerait si je ne le citais pas, mais-moi pas, car il a joué, dans cette réalisation comme dans toutes les autres, un rôle majeur : je vais donc le saluer ainsi que le président du conseil régional Jacques Valade.

François Mitterrand, que de commentaires sur lui ! Presque autant, disparu que vivant. Coup manqué pour ceux qui ont voulu faire croire qu'il ne fît qu’ouvrir une parenthèse que sa disparition aurait refermée aussitôt. On connaît la méthode : tresser des louanges à l'homme ou à l’écrivain… pour mieux oublier le responsable politique, le socialiste. Mais ainsi va le monde es Mais ainsi va le monde est le chat de Château-Chinon on aurait souri le chat de Château-Chinon on aurait souri. Il aurait eu d'ailleurs de quoi ! En mai 1995, il nous avait dit publiquement, un peu isolé dans ce jugement alors, que le pays appellerait à nouveau et rapidement ceux à qui il avait fait confiance en 1981. En juin dernier, les Français donnaient raison à cette prédiction. C'est que la crédibilité de la gauche, même si les temps changent, a reposé largement aux yeux des Français sur les réussites du double septennat de François Mitterrand. Dédramatiser les alternances. Légitimer la gauche rassemblée au pouvoir. Hisser au rang de normalité un climat d'apaisement et de paix sociale assez inédit au regard des conflits qui ponctuaient l'histoire de France. Moderniser tout en préservant les équilibres. Vous connaissez les avancées : le droit à la retraite à 60 ans, la cinquième semaine de congés payés, la décentralisation, la fin de l'inflation, le redressement de beaucoup de nos grandes entreprises, l'accès plus large au savoir et à la culture, la liberté des ondes, l'abolition de la peine capitale, l'enracinement européen… Certes, des lumières et des ombres. Des échecs parfois, et même durs. Mais combien d'avancées décisives, en France et à l'étranger, où, pour dire les choses simplement, il en « imposait ». La France ne fait pas toujours la force dominante au plan international, mais toujours une grande voix. Avec pour la construction de l'Europe la place centrale : « La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir ».

Impossible en quelques mots de dresser un croquis exhaustif de quatorze années pleines, et donc complexes. Bien sûr, il y eut des ratages. Mais les moments de découragement eux-mêmes - il y en eut - n’étaient que des invitations au sursaut. Car François Mitterrand croyait profondément à la volonté et à la durée. Soixante années de lutte pour gravir, enfin, cette rue qui mène au Panthéon et rejoindre Jaurès, Blum, Mendès, autres grandes figures de la gauche.

Mesdames et Messieurs, 1916-1996, un parcours d'une durée est d'une dureté inégalées, d'une diversité et d'une profusion rares. François Mitterrand a aimé d'une façon exceptionnelle la France, ses odeurs, ses terroirs, ses habitants. Les toits de tuiles et les tables familiale, les églises romanes et les tours de verre, les meetings et les cafés, le 14 juillet et le 10 mai, les montagnes et les fleuves, il s'est confondu avec tout cela. L'homme ne dispose pas de l'immortalité, alors il dispose du temps. Le temps, ce grand sculpteur, fera son œuvre. Et l'on comprendra avec François Mitterrand qui il n'y a pas de réussite sans ténacité, d'innovation sans tradition, ni d'ambition sans référence. « La force tranquille », « Une France unie » : ces mots de deux campagnes victorieuses ne résument-ils pas ce qu’était l’ambition de François Mitterrand : faire progresser notre pays sans provoquer la déchirure, changer sans détruire. Bref, aujourd'hui un pont pour celui qui en a tant bâti.

Car telle fut la destinée d'un homme qui sut agir et qui savait faire rêver, au point que, seul, il était finalement devenu des milliers. C'est cela sans doute qui explique qu'à l'heure où l'homme rencontre sa vérité, ses opposants l’ont regretté et nous, ses amis, l’avons pleuré. Au-delà de ce pont qui lui est dédié, il y a les ponts humains inébranlables qu'il construisit et nous appela tous pour le futur à construire, avec les matériaux dont ils doivent être faits : la justice, l'égalité, la liberté.