Texte intégral
Q. : Depuis l'élection du Président Chirac, la France semble avoir trouvé une nouvelle énergie sur la scène diplomatique mondiale. Paradoxalement, le prochain budget de la France réduit les moyens de l'institution chargée de mettre en oeuvre cette nouvelle politique de la France, à savoir le ministre des affaires étrangères. La France admet-elle que, pour des raisons économiques, elle ne dispose plus des ressources nécessaires pour être un acteur majeur des relations internationales ?
R. : Il est vrai que, pour respecter les engagements qu'elle a contractés dans le cadre de l'Union européenne et pour parvenir à la monnaie unique en Europe, la France doit, comme ses partenaires, s'imposer des contraintes et des disciplines, notamment en termes de déficits publics. Sous l'autorité du Président de la République, le gouvernement a ainsi entrepris une réforme de l'État dont l'objectif est de permettre à la puissance publique d'agir plus efficacement avec des dépenses réduites. Le ministre des affaires étrangères contribue à cet effort. Mais la France continuera d'assumer pleinement les responsabilités qu'elle exerce du fait de son statut, notamment de membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies.
Q. : La disponibilité de la France à réintégrer l'OTAN en tant que membre à part entière et l'intégration accrue de l'Europe signifie que la France est désireuse de traiter des affaires internationales davantage sur une base consensuelle. Outre les raisons de realpolitik, cela constitue-t-il un tournant historique pour la France ? La France harmonise-t-elle sa culture du fait de la globalisation des économies et de la prépondérance de l'économie de marché ?
R. : Non seulement la France n'a jamais quitté l'Alliance atlantique, mais elle est constamment restée fidèle à ses engagements envers ses alliés et elle est aujourd'hui, par exemple, l'un des principaux contributeurs à l'action menée par l'Alliance atlantique en Bosnie. Cela dit, par rapport à l'époque où le général de Gaulle avait décidé de quitter les structures militaires intégrées de l'Alliance, le monde a connu de véritables bouleversements. C'est pourquoi le Président Chirac a autant insisté pour que l'Alliance réforme ses structures afin de tenir compte de la nouvelle situation stratégique et permettre à l'identité européenne de défense de s'affirmer, sur le plan politique comme sur le plan militaire. La décision adoptée à Berlin le 3 juin 1996 va dans cette direction ; cet accord est un succès pour la France, pour les Européens et pour le partenariat entre Européens et Américains.
Par ailleurs, la globalisation des économies est l'une des raisons qui justifient l'action internationale que mène la France, notamment au sein des grandes organisations comme les Nations unies, l'Organisation mondiale du commerce ou l'Organisation internationale du travail. Le souhait de la France est que les pays moins développés et les populations défavorisées des pays industrialisés ne souffrent pas des conséquences de la mondialisation.
Q. : Monsieur le ministre, vous avez été l'un des principaux négociateurs lors du récent conflit entre Israël, le Liban, la Syrie et le Hezbollah. Depuis 1967, l'attitude de la France envers le Moyen-Orient a été différente de celle des États-Unis. La position diplomatique de la France a-t-elle beaucoup changé depuis la conclusion des Accords d'Oslo ?
R. : La position de la France a toujours été en faveur d'un règlement politique du conflit du Proche-Orient qui concilie des frontières sûres et reconnues pour Israël et la satisfaction des aspirations légitimes du peuple palestinien, y compris son autodétermination. Les Accords d'Oslo ont constitué un pas en avant historique vers cet objectif, à la réalisation duquel la France s'est toujours déclarée prête à contribuer. C'est ce qu'elle a démontré en participant activement aux efforts qui ont récemment permis de mettre en terme aux souffrances des populations civiles libanaises et israéliennes. Elle continuera dans cette voie, notamment assumant ses responsabilités au sein du comité de surveillance du cessez-vous et en soutenant la mise en oeuvre des Accords d'Oslo ainsi que la conclusion par Israël d'un accord de paix avec la Syrie et le Liban.
Q. : Après la vente d'avions Mirage à Taïwan pendant le mandat du Président Mitterrand, il semble que le parti gaulliste ait décidé d'accorder la préférence à la Chine continentale au détriment de l'île nationaliste. La récente visite de Li Peng en France et la signature des contrats Airbus signifient une entente plus étroite avec Pékin. La France n'essaiera-t-elle pas toutefois de régénérer ses relations diplomatiques avec Taïwan suite à l'élection du président Lee ?
R. : La France a été le premier État occidental à reconnaître la République populaire de Chine en 1964, à l'initiative du général de Gaulle. Elle ne reconnaît depuis lors qu'une Chine et n'entretient pas de relations diplomatiques avec Taïwan. Les relations entre la France et la Chine sont dictées par l'intérêt mutuel des deux pays, dans les domaines politique, économique, scientifiques, culturel, etc., comme l'a montré la récente visite en France du Premier ministre chinois. La France, qui entend renforcer sa présence en Asie, ne saurait ignorer une puissance mondiale telle que la Chine. Comme tous les pays industrialisés membres du G7, la France souhaite intensifier son dialogue politique et développer son partenariat économique avec la Chine. S'agissant des ventes d'armes à Taïwan, nous honorons les contrats passés tout en respectant les termes du communiqué signé par Paris et Pékin en janvier 1994. Cela ne signifie pas que nous n'ayons pas de relations économiques, commerciales et culturelles avec Taïwan, bien entendu. Comme tous les pays du monde, à commencer par Singapour, nous souhaitons développer nos échanges commerciaux et industriels avec deux rives du détroit de Taïwan.
Q. : À ce sujet, la récente crise de missiles entre Pékin et Taïwan a montré l'importance de la présence militaire américaine dans la région. Envisagez-vous que la France développe ses alliances militaires avec certains pays d'Asie ?
R. : La France entretient des relations d'amitié avec l'ensemble des États asiatiques et une coopération militaire limitée avec certains d'entre eux. Elle n'envisage pas d'étendre ces relations dans le cadre d'alliances militaires. En revanche, elle soutient activement le processus de désarmement et de non-prolifération dans la région. Elle y a contribué en signant en mars 1996 les protocoles additionnels du Traité de Rarotonga sur l'établissement d'une zone exempte d'armes nucléaires dans le Pacifique Sud, et elle adopte une attitude de principe favorable au traité sur la dénucléarisation de l'Asie du Sud-est conclu à Bangkok en décembre 1995.
Q. : Du fait de son statut d'ancienne colonie française, le Vietnam entretient une relation spéciale avec l'ancienne puissance coloniale. Peut-on imaginer que le Vietnam devienne un jour un tremplin pour les entreprises asiatiques vers la France et l'Europe ?
R. : La France, il est vrai, est attachée à l'ancienneté de ses relations avec les pays de la péninsule indochinoise, dont le Vietnam. Ce pays amorce, avec un succès qui ne nous surprend pas, son décollage économique. La perspective du prochain sommet de la francophonie à Hanoï à la fin de 1997 permet à la France de développer encore davantage ses liens culturels, économiques et politiques avec le Vietnam (…). Dans cette entreprise n'entre aucune nostalgie d'un passé révolu Il est de l'intérêt bien compris des deux pays de coopérer plus étroitement. Au Vietnam, comme au Laos ou au Cambodge, la langue française n'a évidemment nulle ambition d'être la seule langue étrangère. Mais elle peut être un atout pour le développement de ces pays et l'affirmation d'une certaine spécificité culturelle, dans un environnement régional majoritairement anglophone. Être dans la grande famille francophone, c'est aussi, pour le Vietnam, pouvoir tisser des liens privilégiés avec de très nombreux pays situés sur les cinq continents. Le fait que le Vietnam ait accédé récemment à l'ASEAN et participe au sommet Europe-Asie de Bangkok montre par ailleurs que son rôle dans les échanges économiques entre les pays asiatiques et les pays européens est reconnu. De là à parler de « tremplin », il faut se garder de toute schématisation ; le monde de demain sera un monde de plus en plus multipolaire et multilatéralisé où tous les pays commerceront avec tous les pays.
Q. : Les essais nucléaires menés par la France lui ont valu une publicité très négative. Quel en sera l'impact pour l'économie française ? Avez-vu pu restaurer l'essentiel de vos relations diplomatiques avec les États du Pacifique ?
R. : Les protestations contre les essais nucléaires français ont été largement amplifiées par l'effet médiatique. Mais leurs conséquences économiques ont été nulles. Ainsi, le commerce extérieur français a connu en 1995 un nouvel excédent record de près de 21 milliards de dollars (dont près de 2 milliards de dollars en Asie), en hausse de 20 % sur l'année précédente et de 28 % en Asie. Même les exportations de vin, qui avaient fait l'objet, ici ou là, de tentatives de boycott, se sont accrues de 5% ! Nos exportations ont augmenté de 8 % vers l'Australie et de 57 % vers la Nouvelle-Zélande grâce, dans ce dernier cas, à un exceptionnel contrat de vente d'avions alors qu'il s'agissait de pays extrêmement critiques à l'égard des essais nucléaires français. C'est la preuve que le comportement des agents économiques est plus rationnel qu'on veut parfois le croire : en l'occurrence, ils se sont déterminés essentiellement en fonction de la compétitivité des entreprises françaises, de leur capacité d'adaptation aux marchés étrangers et de la diversité de l'offre apte à satisfaire la demande internationale.
Quant à nos relations avec les pays du Pacifique, elles se sont déjà considérablement améliorées, comme l'a montré le dialogue noué lors du sommet Europe-Asie. Nous sommes candidats, en qualité de « membre associé », à cette enceinte de concertation rassemblant des pays d'Asie, d'Océanie, d'Amérique du Nord et du Sud qu'est le « Pacific Economic Coopération Council » (PECC). Dans le Pacifique Sud, la France a retrouvé sa place au sein du « Dialogue post-Forum » et de l'ensemble des instances du Pacifique. Le ministre délégué français délégué aux affaires européennes, M. Michel Barnier, a participé à la rencontre organisée les 6 et 7 septembre aux îles Marshall. Enfin, nos relations avec les pays insulaires du Pacifique sont solides : alors que la plupart des donateurs d'aide publique au développement diminuent leurs contributions, la France, qui est le 4e bailleur d'aide dans la région, augmente la sienne (26 millions de dollars en 1995).
Q. : Vous avez participé au récent voyage du président Chirac en Asie. M. Chirac a annoncé l'intention de la France de tripler sa part de marché en Asie en dix ans. C'est un objectif très ambitieux. Comment la France s'y prendra-t-elle pour mettre en oeuvre cette stratégie ?
R. : En Asie, les entreprises françaises sont insuffisamment représentées par rapport au potentiel que représentent à la fois la France, 4e exportateur mondial, et les marchés asiatiques, qui connaissent une forte croissance. Ainsi, alors que la part de la France dans le commerce mondial s'élève à 6 %, elle atteint à peine 2 % en Asie. Il y a donc un très gros effort à consentir, en encourageant nos entreprises à investir, à être présentes sur les marchés asiatiques, en faisant connaître les succès de celles qui ont pris la peine et parfois le risque de s'expatrier. Ce rapport sur la France que votre journal diffuse sur Internet contribuera, j'en suis convaincu, à une meilleure connaissance de la France en Asie.
Q. : M. Chirac est un ami personnel de M. Lee Kwan Yew et un grand admirateur du pays dont il a été Premier ministre. Quelle leçon la France peut-elle tirer de la réussite de Singapour et, vice-versa que Singapour peut-il apprendre de la France ?
R. : Comme vous le savez, c'est à Singapour le Président Chirac a effectué sa première visite officielle en Asie depuis son élection. Il y a rendu hommage au Senior Minister Lee Kwan-Yew, qu'il a qualifié « d'un des plus grands hommes d'État de notre temps », de « visionnaire, volontaire et créatif » et de « sage dont les analyses lucides, la prescience continuent d'inspirer les décideurs du monde entier ». Il a aussi salué les succès du peuple de Singapour, qu'il considère comme un « laboratoire de la modernité asiatique et un creuset exemplaire des grandes civilisations de l'Asie ». De fait, la France et le peuple singapourien appartiennent à d'anciennes civilisations de l'Asie » de fait, la France et le peuple singapourien apparient à d'anciennes civilisations dont l'histoire et la culture peuvent s'enrichir mutuellement. C'est bien pourquoi nous avons considéré le Sommet Europe-Asie comme le début d'un partenariat fructueux. Lorsque je me suis entretenu avec le Premier ministre de Singapour en France en 1995, il m'a dit : « Vous, les Français, vous avez tout pour réussir, vous êtes intelligents, vous avez de la technologie vous êtes créatifs, vous êtes capables, mais, a-t-il ajouté, vous ne prenez pas les bonnes décisions Tant que vous ne les aurez pas prises, cela ira mal ». J'espère que les décisions que nous avons prises en renforçant notre partenariat avec l'Asie permettront que cela aille mieux.
Q. : Êtes-vous optimiste quant à la capacité de la France de rester la 4e puissance économique du monde dans un marché global de plus en plus concurrentiel ?
R. : Comme l'a rappelé le Président Chirac à Bangkok, l'économie de la France est une économie solide, mais aussi tournée vers l'extérieur, puisque le commerce extérieur représente près du quart de son produit national brut. C'est le deuxième exportateur mondial pour l'agriculture et les services ; elle détient le deuxième excédent financier après les États-Unis. La majorité de ses exportations concerne non pas les produits de luxe ou les alcools, comme on le croit parfois, mais le secteur de l'énergie, celui des biens manufacturés, des équipements, des industries agro-alimentaires ou des produits pharmaceutiques. Pour rester le 4e puissance économique, la France dispose de tous les atouts nécessaires : une main-d'oeuvre hautement économique, la France dispose de tous les atouts nécessaires : une main-d'oeuvre hautement qualifiée, une recherche scientifique active, un maîtrise des technologies avancées, bref, une économie saine et compétitive, qui repose sur des prix stables et sur une monnaie solide. Par ailleurs, les réformes structurelles que met en oeuvre le gouvernement renforceront encore la compétitivité de nos entreprises, l'efficacité de nos services publics et l'adaptation de notre marché du travail aux besoins des entreprises, dans une économie mondiale de plus en plus concurrentielle.
Bien entendu, si des puissances très peuplées comme la Chine, l'Inde ou l'Indonésie continuent à connaître un développement économique très rapide pendant encore de nombreuses années, il arrivera un moment où leur produit national brut (PIB) dépassera le PNB français. Cette perspective ne me choque nullement car, au fur et à mesure que le pays s'enrichisse, la paix peut progresser, en même temps que les échanges de biens, d'hommes et d'idées. De tels échanges favorisent aussi la croissance et l'enrichissement des pays industrialisés, car les nouveaux marchés qui apparaissent constituent autant de débouchés nouveaux pour l'exportation de nos produits industriels ou de nos biens de consommation. C'est d'ailleurs ce qui explique largement que la France, en dépit d'une certaine tendance à l'autocritique, n'a jamais été aussi riche qu'actuellement. En termes de PNB par habitant, nous figurons en effet dans les premiers rangs mondiaux et nous continuerons à progresser.