Texte intégral
Monsieur le président, vous êtes le seul dirigeant africain dont le poids moral et la puissance militaire puissent forcer le destin. Monsieur le président, le sang coule à nouveau sur la terre africaine. Nous savions tous ce qui allait se passer et nous n'avons rien fait. Non loin de chez vous, on tue et on affame. Ici, en Occident, et comme d'habitude, nous consommerons bientôt l'image de ces tueries. Lorsque les exactions sembleront trop cruelles pour nos rétines, ou l'lorsqu'il ne sera plus possible d'expliquer à nos enfants nos passivités, un remords nous saisira. Nous feindrons de nous étonner.
Puis, nous nous indignerons pour de bon. À quoi sert cette Europe, que l'on souhaitera immédiatement toute-puissante alors que tout le reste de l'année, on aura cherché à la nier ? Alors, nous enverrons, bien trop tard, de l'humanitaire et, si nous y sommes contraints par l'horreur, après les habituelles tentatives diplomatiques, les propositions de conférences et les envoyés spéciaux, nous bâtirons une force armée d'interposition. Mais tout le monde sera mort.
C'est au Prix Nobel de la paix que je m'adresse, au grand démocrate que vous êtes, au président de la plus grande et jeune démocratie d'Afrique, à l'inlassable militant des droits de l'homme. Bill Clinton attend sa réélection et ne la compromettra pas par une initiative dont je le sais capable un mois plus tard. Jacques Chirac est empêtré, pris entre une diplomatie conservatrice et une vraie générosité. Mais la position de la France dans une région lui interdit de jouer les chevau-légers, même si notre pays devrait immédiatement vous soutenir. Vous êtes donc le seul aujourd'hui en mesure d'initier et même de déclencher en urgence une intervention militaire de pacification dans la région des Grands Lacs. C'est à l'Afrique de prendre l'initiative d'une armée africaine multinationale que déjà Julius Nyerere réclamait, voilà quelques mois. Et que l'Organisation pour l'unité africaine (OUA) avait approuvée. Cette force, n'en doutez pas, serait immédiatement soutenue par l'Europe.
En 1994, au moment du génocide rwandais, au côté de François Mitterrand qui n'approuvait pas entièrement mon attitude, j'étais venu vous demander déjà d'intervenir. Vous m'aviez répondu que votre pays sortait d'un terrible chaos, que l'espoir de votre peuple tait immense et que vous ne pouvez, pour l'heure, vous consacrer qu'à lui.
Mais vous aviez reconnu le bien-fondé d'une telle initiative de prévention des massacres, d'ingérence contre des souverainetés d'État meurtrières.
Il me paraît utile de rappeler nos erreurs. Oui, cette tuerie des bords du lac Kivu pouvait être évitée.
Souvenons-nous d'abord des réactions lors du génocide télévisé des Tutsis du Rwanda. N'oublions pas que la France et la Belgique allèrent chercher leurs ressortissants – des Blancs –, ce qui est légitime, mais laissèrent les Noirs s'assassiner entre eux. Ne perdons pas la mémoire de ces « casques bleus » impuissants qui assistèrent aux massacres que le monde contemplait à la télévision, sans songer à intervenir. Sauf trop tard, et la France seule : hélas, la plus mal placée pour le faire.
La communauté internationale connaissait la situation dans les camps de réfugiés du Zaïre, les milices s'y reformaient à l'aise et disposaient à leur guise de l'assistance humanitaire. La secrétaire générale des Nations unies avait sollicité une intervention internationale pour désarmer ces bandits de la revanche programmée. Les pays occidentaux n'avaient pas répondu à sa demande. Plus tard, une intervention de forces africaines pour le Burundi, que proposait le président Nyerere, avec l'approbation de l'OUA et sous le contrôle de l'ONU, a été refusée par de nombreux pays, dont la France.
Alors, que peut-on faire d'autre aujourd'hui ? Peut-on les laisser mourir ?
Vous seul pouvez convaincre les protagonistes de se rendre à la conférence de Nairobi prévue mardi. Le droit d'ingérence, tellement décrié par les conservateurs, demeure l'unique manière de protéger les minorités en amont de leur mort. Vous le savez, Nelson Mandela, parce que cette ingérence dans les affaires intérieures d'un État oppresseur, vous en avez bénéficié au temps de l'apartheid. Vous ne pouvez pas l'oublier.
Des milliers de vies africaines sont en jeu. Pour elles et parce que nous avons confiance en vous, je vous demande d'agir, au nom de tous les volontaires européens en charge du développement, de toutes les administrations européennes en charge de l'aide africaine. Je vous demande de parler haut et fort, au plus vite. Chaque heure qui passe condamne à la mort des enfants et des femmes, des hommes et des vieillards. La solution n'est pas humanitaire. Elle est diplomatique et militaire. Il faut protéger militairement les corridors humanitaires et les réfugiés eux-mêmes.
Nous serons nombreux à vous soutenir, monsieur le président, cher Nelson Mandela. Le Parlements européen, les représentants élus des quinze nations de l’Europe, dans sa presque unanimité, sont d’ores et déjà à vos côtés.