Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur l'exposition "L'Europe des images" sur la révolution de 1848, à l'Assemblée nationale le 4 février 1998.

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Circonstance : Inauguration de l'exposition "L'Europe des images", à l'Assemblée nationale le 4 février 1998

Texte intégral

Chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,

Nous sommes rassemblés pour réparer une injustice. Certes, le Serment du Jeu de paume, la nuit du 4 août ont façonné notre histoire. La Révolution de 1789 est évidemment essentielle. Pour autant, la Révolution de 1848 est aussi l’un des moments forts de notre alchimie nationale. Comment oublier les journées de février, l’instauration du suffrage universel, l’abolition de l’esclavage ? C’est la même matrice qui a fait ce que nous sommes, les valeurs qui nous réunissent. 1936, 1870-1871, 1848, 1830, 1789, dans ce compte à rebours de l’émancipation, les dates se complètent.

Disant cela, je ne surprendrai aucun d’entre vous. Pourtant, pour les familiers de cette maison, que nous nous retrouvions dans cette tente autour de ces piliers d’un bleu mésopotamien, n’est pas commun. Pas plus que ce chambardement qui fait de notre galerie des fêtes, un véritable salon d’exposition. Si je souligne l’ouverture, 6 jours sur 7, au public. Si j’ajoute le succès hier du « J’accuse » de Zola, et avant l’été, mondial oblige, le sport qui, sous la forme d’une exposition-consécration, fera son entrée sur notre terrain parlementaire. Si j’évoque d’autres manifestations prévues pour célébrer 1848, à la fin avril l’abolition de l’esclavage, certains se diront que nous sommes saisis, avec les questeurs, d’une fièvre commémorative ! Non. Je voudrais vous en dire quelques mots.

Sur le message de 1848, d’abord. D’autres, le professeur Maurice Agulhon, à qui l’on ne saurait trop rendre hommage, puisque cette exposition c’est lui, Mesdames Le Men et Moulonguet, parleraient mieux que moi de ce que fut cette année sans pareille. Grâce à eux, le commentaire avisé aura son heure, puisqu’en février, nous accueillerons un aréopage de savants qui feront le point sur les enjeux historiques et historiographiques de 1848. Aujourd’hui je veux surtout être attentif à la concordance des temps.

Hier, l’instauration de la République, l’adoption du suffrage universel masculin et l’apparition des femmes au cœur de la vie publique ; aujourd’hui, la rénovation de nos institutions et la recherche de la parité. Hier, le droit au travail, aujourd’hui la mobilisation pour l’emploi. Hier, la révélation de la presse comme un acteur essentiel, aujourd’hui, la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication au service, je l’espère, de la croissance et du bien-être. Hier, les convulsions de l’Europe, aujourd’hui la construction de son Union.

Car la signification de 1848 n’est pas hexagonale, elle est européenne. L’abolition de l’esclavage traduit aussi la volonté d’un ordre international fondé sur le respect et le droit ; le « Printemps des peuples » qui, à travers toute l’Europe, veulent disposer d’eux-mêmes.

Metternich en fuite, l’unité et la liberté des Italiens en marche à Rome, comme celle des Allemands à Berlin et nous voilà renvoyés à la question du rassemblement démocratique des nations du « vieux monde ». Au moment où les « quinze » s’apprêtent à franchir, avec l’Euro et l’élargissement, une étape décisive de leur histoire commune, comment méconnaître que 1848 fut un grand moment de la conscience et de l’unité européenne ?

Ce qui justifie le parti pris de cette exposition qui rassemble les principales représentations graphiques, livres, journaux, gravures et tableaux de l’époque, les images d’un des derniers événements qu’ignore presque totalement la photo qui va apparaître, le son qu’on va bientôt pouvoir enregistrer et le film qui n’attendra pas la fin du siècle. Pour faire vivre, pour raconter, il faut encore traduire, recréer, interpréter. L’image n’a pas attendu l’âge de la télévision pour peser sur le cours des choses. Place à une nouvelle venue qui ne disparaîtra plus : l’opinion.

Ce que nous retenons aujourd’hui encore de 1848, ce sont souvent des séquences visuelles : la liesse qui salue la chute de la monarchie ; Lamartine brandissant notre drapeau tricolore ; George Sand, se lançant dans l’action politique ; Hugo, passant comme une comète, de la chambre des pairs vers l’exil que bientôt il connaîtra ; Daumier illustrant l’actualité dans la presse devenue libre. C’est la fraternité de ceux que l’on n’appelle pas encore les intellectuels et du peuple. En donnant à voir les grandes figures quarante-huitardes, comme en montrant les objets de la vie quotidienne, nous avons voulu rendre accessibles à tous ces enjeux révolutionnaires qui marqueront les mentalités des Français de ce temps.

Un message d’actualité, un souci pédagogique, une exposition citoyenne donc. Pourquoi 1848 ici-même, entre hôtel de Lassay et Palais-Bourbon. D’abord, c’est l’évidence, parce que notre représentation nationale, nationale et non plus censitaire comme au temps de la monarchie de juillet, doit beaucoup à 1848. Ensuite parce que, si la mission première des députés est de voter les lois et de contrôler le Gouvernement dans l’hémicycle, je souhaite que notre Assemblée prenne sa part à trois missions qu’elle peut aussi servir : l’éducation continuelle, la culture vivante, les commémorations d’avenir.

Dès les premiers jours de 1848, les acteurs révolutionnaires avaient souligné les risques d’une élection au suffrage universel dans un pays où l’essentiel des citoyens ne savaient pas lire, où les abonnés aux journaux n’étaient pas nombreux, où l’éducation des plus humbles ne s’était faite que lentement et grâce au « patronage démocratique » des notables le plus éclairés. Le triomphe hivernal d’un Bonaparte devait vérifier leurs craintes. Ce qui est désormais en jeu, pour une démocratie moderne comme la nôtre, c’est sa capacité à offrir des systèmes et des moyens d’éducation tout au long de la vie. Elle ne peut plus simplement être envisagée comme un bagage que l’école donnerait une fois pour toutes. Il faut rendre le savoir et le temps pour l’acquérir accessibles au plus grand nombre, donc enrichir sans cesse l’offre éducative. Tel est l’un des buts recherchés à travers cette exposition.

Notre Assemblée doit aussi être un des vecteurs de l’action culturelle de la France. Le succès des grandes expositions, la croissance des dépenses culturelles, le développement des pratiques artistiques amateurs démontrent que cette politique répond à une demande de nos concitoyens. Il est normal que notre institution parlementaire mobilise une partie – faible – de ses crédits pour y répondre. Cette exposition, l’édition d’un CD très original sur les chants de 1848, la place que cet ensemble prend sur notre site Internet, sont des façons de répondre à ce besoin de connaissances. Nous en ferons davantage sur la chaîne parlementaire qui aura aussi cette dimension culturelle.

Car je crois à la valeur des commémorations d’avenir. Depuis plusieurs années, la France vit un peu au rythme des soubresauts de sa mémoire. Si cela traduisait un manque de confiance dans le futur, ce ne pourrait être un bien. En revanche, qu’une nation, en faisant lucidement retour vers son passé, s’approprie les valeurs qui la soudent, alors l’exercice me paraît salutaire. Commémorer donc, non pour commémorer, mais parce que « l’avenir vient de loin ». Les étudiants de 1848 allaient de banquets en banquets au cri de « Vive la Réforme ». Diverses villes d’Europe accueilleront cette exposition au printemps. La réforme nécessaire, l’Europe présente, voilà qui nous projette vers l’avenir. Je souhaite que ces projets de 1848 soient présents en 1998.