Texte intégral
L’Humanité Dimanche - 10 avril 1997
L’Humanité : Pour la première fois depuis près de vingt ans, les organisations syndicales manifesteront à Paris de façon unitaire le 1er mai. Exemplaire également, l’importance de la participation du mouvement associatif, des comités antiracistes aux assises féministes en passant par les organisations de chômeurs ou de sans-logis. La naissance d’un nouveau 1er mai ?
Louis Viannet : C’est le reflet de ce qui bouge dans le mouvement social dans sa diversité. Le nombre de luttes unitaires dans les entreprises est inséparable des initiatives communes entre syndicats contre la prétention du FN à investir le champ du syndicalisme. Elles sont aussi inséparables du lien qui se crée entre revendications sociales et défense des valeurs. Quelle que soit la motivation qui les pousse à s’engager, les gens ont de plus en plus conscience que la concrétisation de leurs aspirations ne pourra se faire sans luttes et convergences d’intérêts.
L’Humanité : Cette volonté d’unité se traduit-elle aussi au niveau des centrales syndicales ?
Louis Viannet : Le « tous ensemble » signifie aussi toutes forces syndicales ensemble. La CGT souhaite impulser ce processus en tenant compte de la réalité. La division syndicale a structuré un état d’esprit qu’on ne gomme pas d’un revers de la main. C’est au quotidien qu’il faut faire vivre l’idée que l’on peut agir ensemble, sans être d’accord sur tout. Il n’y a pas une méthode. Le tournant que vit le conflit dans le monde de la santé en témoigne.
La bataille contre la réforme hospitalière et l’application du plan Juppé dans le secteur hospitalier a démarré dès les premières retombées des restrictions budgétaires sur les personnels infirmiers, administratif et leurs conditions de travail. Dans un second temps, l’entrée des internes dans ce mouvement a pu être vécue par ce même personnel comme une bataille qui n’était pas la sienne. Dans certains services, les internes sont un peu les patrons.
Ce sentiment a évolué au fur et à mesure du développement du conflit, notamment parce que le contenu revendicatif des internes s’est modifié. Ils ont fait le lien entre la convention médicale et le plan Juppé. Leur opposition à une conception « comparable » de la médecine peut aujourd’hui rejoindre les aspirations des autres personnels de la santé.
L’Humanité : Comment appréciez-vous les récents mouvements contre la loi Debré ou le Front national ? Lors du mouvement de soutien aux sans-papiers, les syndicats étaient fortement présents. A Strasbourg, le 29 mars dernier, cette participation était moins nette. N’y a-t-il pas dans le monde du travail le sentiment que le vrai débat est celui du chômage et qu’il ne peut se limiter à une mobilisation sur les valeurs ?
Louis Viannet : La légitimité de la présence syndicale sur des luttes dont le caractère revendicatif n’est pas immédiatement perçu est à regagner. C’est le reflet d’un certain retard, d’un manque de vigilance de notre part.
La question de l’immigration, tout comme la défense des valeurs humanistes, qui sont profondément à la source de la création de la CGT, nécessitent une présence permanente du débat.
Nous payons le fait d’en avoir sous-estimé l’importance quand elles étaient moins apparentes dans la vie sociale. De plus, la perversité de l’argumentation du gouvernement pour justifier la loi Debré, mensongère sur la réalité du travail illégal d’origine étrangère, nourrit aussi la division du monde du travail sur cette question, tout en dédouanant la politique du gouvernement et du patronat dans ses responsabilités économiques et sociales. Il y a nécessité de se battre sur les deux fronts.
Cela dit, si un certain nombre de salariés, voire de syndiqués, contestent au syndicat son engagement dans la lutte pour les sans-papiers ou contre le FN, les mêmes se retrouvent sur ces objectifs dans des associations. Ces contradictions nous ont notamment conduits à organiser « le tour de France de la Solidarité ». Nous voulons susciter le débat, y compris dans les entreprises, sur le racisme, l’exclusion, le FN, tout en développant notre bataille pour le plein-emploi solidaire. C’est bien dans la profondeur des difficultés économiques et sociales que le FN déverse son venin et trouve un certain écho.
L’Humanité : Quels types de relations entendez-vous avoir avec ces mouvements et associations qui émergent sur la scène sociale ?
Louis Viannet : La volonté de mise en commun qui nous anime n’élimine personne, dès lors que les exigences sur lesquelles nous nous retrouvons correspondent non seulement à ce que nous pensons mais aussi à ce qui est exprimé, porté par les salariés, les chômeurs. Des initiatives sont déjà prévues ou en préparation à propos de la loi sur la cohésion sociale et les fonds sociaux de l’UNEDIC. Nous recherchons des formes de soutien solidaire avec la marche des chômeurs. Nous continuons contre la loi Debré, avec les cinéastes comme avec d’autres, car la CGT est membre observateur du Comité de vigilance contre l’extrême droite. Tout un champ de contacts est en train de s’élargir de façon significative pour défricher ce que nous pouvons faire ensemble.
L’Humanité : La fermeture de Renault à Vilvorde a provoqué un véritable séisme. Elle a aussi suscité des réactions inédites, en particulier une manifestation bruxelloise où se sont retrouvés des syndicalistes de plusieurs pays européens. C’est un cap ?
Louis Viannet : C’est un premier pas vers une intervention plus offensive et plus dynamique du syndicalisme européen. D’autant que l’onde de choc a eu des effets au-delà du groupe Renault lui-même. Les mensonges de l’argumentation patronale, de la pensée unique, sur les problèmes de mondialisation, sont à nu.
Beaucoup de salariés se sont rendu compte que les délocalisations, la fermeture d’entreprises au nom du profit, la concurrence entre salariés, ce n’était pas à Hong Kong et en Asie mais bien chez nous, à l’intérieur de cette Europe qui devait être un rempart contre les méfaits de la mondialisation.
La question posée est celle de la place de l’homme dans les stratégies des grands groupes industriels. Renault ferme, non pas parce que ce n’est pas rentable, moderne, ou que les salariés n’ont pas le savoir-faire nécessaire, mais tout simplement parce que, en liquidant Vilvorde, le groupe espère faire plus de profits.
L’Humanité : Comment jugez-vous l’attitude du gouvernement dans cette affaire ?
Louis Viannet : La décision de Renault à Vilvorde est celle d’un groupe dont la stratégie est la même partout où il est implanté. Tout le monde est donc interpellé.
La politique du gouvernement est au service de cette stratégie qui priorise les intérêts financiers au détriment de la reconquête industrielle et des coopérations. L’affaire de Vilvorde, un peu comme un rideau qui se déchire, met en pleine lumière la responsabilité des dirigeants d’entreprise et du pays dans la situation économique et sociale qui est la nôtre.
Renault sacrifie son ambition industrielle, la possibilité d’une véritable politique sociale dans l’entreprise, et soumet sa stratégie commerciale au seul bénéfice de ses objectifs financiers. « Mieux vaut vendre moins de voiture et gagner plus d’argent sur chaque voiture vendue », tel est le credo de la direction du groupe. C’est un choix dangereux qui place le groupe sur la pente descendante.
C’est précisément sur ces questions de stratégie que le PDG de Renault, Louis Schweitzer, refuse de discuter avec qui que ce soit. Or, ni le groupe ni ses objectifs ne sont sa propriété.
Il y a nécessité de débattre et il faut permettre aux salariés d’intervenir directement dans ce débat. Ils doivent disposer de nouveaux droits à la transparence et de pouvoirs de contrôle.
L’Humanité : où en sont les relations entre syndicats européens ?
Louis Viannet : À l’intérieur même de la CES (Confédération européenne des syndicats), de plus en plus d’organisations émettent des critiques sur l’évolution actuelle et recherchent des propositions nouvelles pour une autre Europe. Si le syndicalisme veut pouvoir peser sur les choix e les décisions, il doit se donner les moyens d’intervenir le plus efficacement possible. Des rapprochements sont nécessaires et c’est dans ce cadre que se situe le débat sur l’adhésion de la CGT à la CES.
Un premier échange a eu lieu. La CFDT a marqué son opposition. Mais ce n’est pas le statu quo. Le syndicalisme européen doit montrer qu’il est aujourd’hui possible de se retrouver dans une seule organisation internationale, en dépassant les clivages de caractère idéologique.
L’Humanité : Lors du 29e Congrès du PCF, vous avez annoncé votre départ du Bureau national de ce parti. D’autre part, récemment la CGT était présente lors d’un colloque sur le syndicalisme organisé par le PS. Est-ce l’amorce d’un nouveau type de rapports entre la CGT et les partis politiques ?
Louis Viannet : J’ai quitté le Bureau national du PCF mis je suis resté membre de son Comité national, dont le rôle est différent. Je souhaitais ainsi acter de façon significative la conception nouvelle d’une action syndicale résolument indépendante.
Cette conception qui est celle de la CGT, portée par son secrétaire général, ne signifie ni le renforcement à un engagement politique des militants et militantes ni l’abandon de toute relation entre la CGT et les partis politiques, dès lors qu’elles ne fondent sur des rapports d’égalité et une détermination totalement indépendante des positions de chacune des organisations concernées. L’action de la CGT doit, plus que jamais, se conduire en fonction de ses propres objectifs, déterminés dans ses instances, dans des conditions démocratiques de ses syndiqués. Ces principes ont souvent souffert dans le passé, notamment lors des deux septennats de François Mitterrand.
L’Humanité : Comment évolue aujourd’hui la CGT ?
Louis Viannet : Les syndiqués doivent être les véritables décideurs et acteurs d l’action syndicale. Le réaliser s’apparente à une petite révolution. La CGT a longtemps fonctionné par délégation de pouvoirs. Toute une culture est à bousculer pour que la prédominance de « ceux qui savent » soit atténuée. Nous voulons également favoriser la rencontre avec d’autres acteurs de la vie sociale, notamment du secteur associatif, créer des liens nouveaux entre usagers et salariés des services publics, inventer des réactions de solidarité nouvelles.
Nous ne sommes pas au bout de ces changements. La pression des conceptions qui ont irrigué le mouvement social pendant des décennies continue de peser. En particulier l’idée qu’un mouvement doit être orienté d’en haut et que ce rôle est dévolu à la CGT. Le niveau des forces organisées dans les entreprises et le pays devrait nous rendre plus modestes et susciter une réflexion sur la manière dont nous pouvons nourrir autrement le mouvement.
Libération - 29 avril 1997
Libération : Quel sens souhaitez-vous donner à ce 1er Mai qui tombera en pleine campagne électorale ?
Louis Viannet : La dissolution de l’Assemblée nationale est marquée par la volonté d’obtenir une légitimité pour imposer une nouvelle baisse du coût du travail et faire passer en force les mesures de rigueur et d’austérité que nécessitent le respecte et d’austérité que nécessitent le respect des critères de Maastricht et la marche vers la monnaie unique. Vilvorde, Moulinex, les suppressions de postes annoncées dans la fonction publique sont déjà le résultat de ces mesures que la droite veut encore aggraver. Il est plus que jamais nécessaire que s’affirment les aspirations des salariés. Et nous allons tout faire pour les favoriser. Un 1er Mai syndical, unitaire, revendicatif, solidaire et antiracisme doit y contribuer.
Libération : La CGT est donc opposée à la construction européenne…
Louis Viannet : La question ne se pose pas ainsi. Il s’agit de savoir si nous allons favoriser une Europe où tout le monde trouvera sa place ou si, pour si, pour aller vers la monnaie unique, on va continuer à sacrifier les intérêts du plus grand nombre. Les problèmes de l’emploi sont au cœur du début. On constate la poursuite et l’aggravation des plans de licenciement. Les mêmes tendances se retrouvent dans la plupart des pays d’Europe. Si l’on veut une Europe où les salariés trouvent leur place, les syndicats doivent se faire entendre.
Libération : Les confédérations semblent actuellement divisées. Cette année, le 1er Mai ne sera pas unitaire, sauf à Paris…
Louis Viannet : Au contraire, rarement pour un 1er Mai nous aurons eu autant de manifestations et d’appels unitaires. A Paris et pour la première fois depuis longtemps, CGT, CFDT et FO défileront ensemble et je suis heureux de pouvoir participer à cette manifestation. Que ce soit face au Front national, sur les problèmes de l’emploi ou sur la politique européenne, il y a nécessité de rassembler l’ensemble des organisations syndicales. Quant à l’Europe, les préoccupations des centrales syndicales sont convergentes puisque toutes défileront ensemble le 10 juin à Paris à l’initiative de la Confédération européenne des syndicats pour la défense de l’emploi.
Libération : Cette unité syndicale se fait aujourd’hui avec une CGT distancée par la confédération de Nicole Notat…
Louis Viannet : Je ne veux pas entrer dans une querelle de chiffres stérile. Quels que soient les nombres d’adhérents avancés, ce ne sont que des grignotages qui ne changent pas l’aspect fondamental du syndicalisme français, encore loin de rassembler l’ensemble des salariés. La CGT a enregistré une légère progression du nombre de syndiqués en 1996. Je suis le premier à regretter la faiblesse du syndicalisme français, qui se traduit par une balkanisation accrue de ses forces. Mais dix-huit mois après le formidable mouvement de décembre 1995, qui peut dire aujourd’hui que les syndicats sont hors-jeu ? Il ne se passe pas une semaine sans qu’un conflit éclate, et le plus souvent dans l’unité entre les différents syndicats.
Libération : Comment expliquez-vous que lors des conflits des internes, votre participation ait été aussi faible ?
Louis Viannet : Il ne faut pas négliger l’environnement général du monde hospitalier, où les rapports entre les différentes catégories sont très hiérarchisés. Cela a constitué un obstacle à la lutte contre des mesures gouvernementales qui entraînent un rationnement des soins. La bataille pour la survie de l’hôpital public est loin d’être finie et nous voulons infléchir les objectifs du gouvernement.
Libération : La réduction du temps de travail vous apparaît-elle comme une solution au problème de l’emploi ?
Louis Viannet : C’est un élément indispensable de la lutte contre le chômage. Ce n’est certainement pas le seul. Les entreprises doivent également relancer les investissements et augmenter le pouvoir d’achat des salariés. C’est un ensemble de propositions dynamiques qui n’ont rien à voir avec le partage du temps de travail à la sauce patronale, qui vise à ajuster les effectifs à l’activité. Les effets bénéfiques de la loi du Robien restent à démontrer. Aujourd’hui, elle est utilisée pour licencier à moindre frais.
Le Parisien - 30 avril 1997
Le Parisien : Le syndicaliste que vous êtes est-il satisfait de ce début de campagne électorale ?
Louis Viannet : Quelles que soient les conditions dans lesquelles est engagée une campagne électorale, c’est un moment privilégié de réflexion pour les citoyens, donc pour les salariés. Mais je souhaite que les salarié les retraités et les chômeurs feraient entendre très fort leurs aspirations et leurs revendications.
Le Parisien : Les véritables problèmes des salariés semblent selon vous considérablement détériorés par les hommes politiques ?
Louis Viannet : Les problèmes des salariés – emploi, chômage et exclusion, pouvoir d’achat et consommation, conditions de travail et de vie – sont si dégradés qu’ils s’imposent à tous et ne [MOT ILLISIBLE] être dédiés devant l’opinion, [MOT ILLISIBLE] par ceux qui le voudraient bien. Mais aborder les problèmes est une chose, y apporter des réponses et ne donner les moyens de les mettre en œuvre en eut une autre.
Le Parisien : Précisément, quelle priorité souhaiteriez-vous voir traitée ?
Louis Viannet : Si le problème de l’emploi était posé comme un objectif à atteindre, et non comme une retombée de l’exploitation et des profits, cela aiderait à résoudre la plupart des autres questions que posent les salariés.
Le Parisien : Dans l’hypothèse d’une reconduction de la majorité présidentielle, pronostiquez-vous un troisième tour social ?
Louis Viannet : L’idée de troisième tour social n’a aucun sent dès lors que l’activité revendicative que nous connaissons depuis 1995 va se poursuivre pendant la campagne électorale et au-delà, quels que soient les résultats. Cela dit, aggraver la diminution des dépenses publiques, poursuivre l’allègement des charges des entreprises, intensifier les privatisations, comme le souhaite le CNPF et comme le laisse entendre la majorité actuelle, ne peut conduire qu’à la multiplication des conflits.