Texte intégral
J.-P. Elkabbach : C’est décidément long : la semaine sera décisive pour la survie ou la mort de milliers de réfugiés. Une force multinationale sera-t-elle ou non envoyée au Zaïre ? La France est-elle prête et comment ?
Charles Millon : La France, depuis des jours et des jours, se bat dans les enceintes diplomatiques pour qu’une force internationale, composée de troupes européennes, africaines et américaines, sauve des vies humaines, afin qu’elle établisse des corridors pour acheminer des aliments et pour acheminer des moyens afin d’assurer la sécurité des réfugiés au Zaïre et au Rwanda. Il est urgent d’intervenir et les atermoiements d’un certain nombre de pays, les tergiversations de la communauté internationale sont intolérables, la France le répète tous les jours.
J.-P. Elkabbach : C’est un cri de colère, mais on voit bien que, quand les Américains ne veulent pas prendre une décision, ne donnent pas une autorisation, même si l’Europe et même si la communauté est d’accord, tout est bloqué. N’est-ce pas choquant ?
Charles Millon : Ce qui est choquant, c’est que la communauté internationale ne parvienne pas à relever un défi humanitaire qui va amener un désastre, une catastrophe, un drame, ne parvienne pas à le faire dans des délais courts. Alors, c’est vrai qu’il y a des luttes d’influence – il ne faut pas les nier –, c’est vrai qu’il y a eu des échéances électorales mais aujourd’hui, nous sommes au pied du mur et nous n’avons pas le droit de pousser à la mort, par notre indifférence ou par nos hésitations, 1 200 000 personnes.
J.-P. Elkabbach : Vous dites : la France est prête. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Est-ce qu’il y a des soldats français qui sont, ou en France ou en Afrique, prêts à intervenir et dans combien de temps, si l’accord était donné ?
Charles Millon : Depuis plusieurs jours, l’état-major des armées a préparé un certain nombre de plans et de dispositifs pour permettre aux Français de participer à la force internationale. Dans 48 heures, un millier de Français peuvent être sur place, ils partiront de France ou des bases africaines et ils pourront immédiatement se mettre en marche pour pouvoir assurer la sécurité des corridors et permettre l’acheminement de l’aide humanitaire.
J.-P. Elkabbach : Est-ce-que vous mettez une durée à cette mission, si elle a lieu ?
Charles Millon : Le problème n’est pas posé aujourd’hui de la durée de la mission. Le problème est de répondre à un drame qui est en train de se construire sous nos yeux.
J.-P. Elkabbach : Oui, mais vous êtes en train de discuter avec les Américains. Est-ce que c’est, par exemple, eux qui auraient le commandement de ces troupes ou un Européen ? Est-ce que vous demandez à ce que ce soit un Français qui ait le commandement ?
Charles Millon : Mais on n’en est pas à ce type de querelle. On en est à la répartition des responsabilités. Je crois qu’il y a des responsabilités pour chacun, des responsabilités à prendre à Goma, des responsabilités à prendre à Bukavu. Actuellement, les états-majors sont en train de faire les plans de travail, les répartitions de responsabilités sur le terrain. Je souhaite que, dans les heures qui viennent, on puisse y donner une réponse. Je sais que l’humanitaire, ce n’est pas la solution miracle mais il est indispensable, il est urgent aujourd’hui de sauver des vies humaines et de permettre à ces réfugiés de retrouver un petit espoir. Ensuite, il est vrai, il faudra passer au politique et il est, là aussi, nécessaire et indispensable que la communauté internationale organise une conférence pour trouver une solution politique, parce que nous n’allons pas, tous les deux ans, être confrontés à un problème de ce type-là avec un nombre de réfugiés, donc un nombre de personnes condamnées à des situations tout à fait insupportables, qui ne va qu’en augmentant.
J.-P. Elkabbach : Je vous ai rarement vu aussi en colère. Mais la situation, probablement, le justifie sur ce plan-là. Les militaires pour l’humanitaire, les militaires pour rendre possible le politique. Sur place, on réclame une force neutre. Est-ce que la France est neutre ?
Charles Millon : La France a démontré que chaque fois qu’il y avait un combat pour la vie des hommes, pour la sécurité, pour l’aide humanitaire, pour la paix et la stabilité, elle était là. Donc, je crois que ce n’est pas un problème de neutralité ou de non-neutralité, la France est disposée à participer à une opération afin de sauver des vies humaines.
J.-P. Elkabbach : Mais pas pour soutenir les Hutus contre les Tutsis, les Tutsis contre les Hutus, le Zaïre contre le Rwanda, le Rwanda contre le Zaïre ?
Charles Millon : La France s’est toujours refusée à s’engager dans ce type de polémique, je ne vais pas commencer ce matin.
J.-P. Elkabbach : Si les États-Unis traînent encore, s’il faut attendre le retour de vacances de M. Clinton d’Hawaï ; est-ce qu’une action de plusieurs États européens est possible ? Il parait que les Espagnols sont prêts.
Charles Millon : Les États-Unis ne peuvent plus traîner.
J.-P. Elkabbach : Hier, on a vu le président de la République célébrer différentes choses et on a le sentiment que la mémoire nationale reconnaît les drames, les événements de l’Afrique du Nord. On ne dit pas encore la guerre d’Algérie. Est-ce que ça veut dire que la France reconnait toutes les phases, tous les aspects, même les plus douloureux, de son passé ?
Charles Millon : Jacques Chirac a rendu un hommage émouvant aux militaires, aux rapatriés, aux Harkis, à toutes les personnes qui ont participé à ces événements d’Afrique du Nord. Je crois que, hier, c’est une blessure qui s’est cicatrisée.
J.-P. Elkabbach : Vous êtes aussi un dirigeant politique. Peut-on dire que la gauche est en train de revenir ? Ressentez-vous qu’il y a une autre politique que la vôtre ?
Charles Millon : Le programme socialiste est affligeant. Les socialistes sont désespérants. Ils n’ont rien appris. Ils ne tirent aucune conclusion de leur expérience gouvernementale. Ils sont pires que les enfants. Quand les enfants se brûlent en touchant un poêle, ils ne recommencent pas. Les socialistes sont arrivés au pouvoir en 1981, ils nous ont proposé la création d’un million d’emplois. Ils nous ont annoncé la relance de l’économie par la réduction du temps de travail de 40 à 39 heures. Ils ont lancé un certain nombre d’idées utopiques, ceci a amené la France au bord de la catastrophe et de l’endettement. Maintenant, 15 ans après, 16 après, ils recommencent, ils nous proposent de créer des emplois par décret, 350 000 dans la fonction publique, 350 000 dans les entreprises. Ils nous proposent de ramener la durée du travail à 35 heures. Non, véritablement, ils n’ont rien compris. Ils sont affligeants. S’ils veulent être une alternative, ils ont encore beaucoup de travail à faire.
J.-P. Elkabbach : On a le sentiment, en vous écoutant, que l’affrontement droite-gauche revient.
Charles Millon : Entre le réalisme et l’utopie, c’est évident. Nous sommes réalistes et eux utopistes.
J.-P. Elkabbach : Le Figaro publie ce matin les premières estimations des experts électoraux pour 1998 : les socialistes obtiendraient entre 180 et 230 députés à l’Assemblée. Faut-il changer de Premier ministre, anticiper les élections comme le suggèrent tant de gens, même dans votre majorité ?
Charles Millon : Vous savez bien qu’on ne décide pas la politique à coups d’études sociologiques, de sondages ou de pressions médiatiques. Ceux qui, aujourd’hui, veulent changer de politique ou changer de Gouvernement ou de Premier ministre, devraient se rafraîchir la mémoire parce que, n’est-ce pas souvent les mêmes qui, il y a quelques mois, proclamaient l’élection présidentielle jouée d’avance sur la foi des mêmes sondages ? Alors, que chacun se calme. Que chacun se remette en tête les principes de la Ve République et renonce à la nostalgie de la IVe. La France n’a besoin ni de référendum, ni de dissolution, ni de remaniement, ni de changement de Gouvernement, elle a besoin de réforme. Or la réforme exige la durée et la volonté. La Constitution de la Ve République donne au Gouvernement la durée, la volonté. Vous le savez, le président de la République l’a et le Gouvernement la possède.
J.-P. Elkabbach : Alors, tout va bien ?
Charles Millon : Je ne dis pas que tout va bien car les événements sont difficiles. II y a le problème économique, le problème du chômage, la construction de l’Europe. Mais aujourd’hui, il y a une volonté gouvernementale pour affronter une situation. Il y a une volonté d’engager des réformes. Ce n’est pas au milieu du gué qu’on change d’équipe.
J.-P. Elkabbach : Vous avez vu la première page de Libération : « Alain Juppé peut-il encore gouverner ? » Votre réponse ?
Charles Millon : Bien sûr que oui. Je rappelle quand même à ceux qui, aujourd’hui, sont en train de remettre en cause la légitimité d’Alain Juppé en disant que c’est pour le bien de Jacques Chirac, que le président de la République a dit une phrase tout à fait claire, il y a quelques semaines : on ne peut pas se réclamer de moi si l’on ne soutient pas le Gouvernement. D’ailleurs, c’est le principe de base de la Ve République.
J.-P. Elkabbach : Ça veut dire qu’ils prennent des coups ensemble, tous les deux, et que l’un affaiblit l’autre ? Donc, le Premier ministre peut affaiblir le président de la République ?
Charles Millon : Non, c’est une équipe qui est solidaire, qui relève les défis actuellement présentés à la France. La France était dans une situation très difficile en 1995, on est en train aujourd’hui d’engager des réformes fondamentales dans le domaine de la Sécurité sociale, dans le domaine de la défense, dans le domaine économique, dans le domaine fiscal. Il faut laisser le temps au temps. La Ve République donne aux gouvernants la durée, je demande à celles et à ceux qui sont impatients de calmer leurs impatiences.
J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire à tous ceux qui, parmi les vôtres, ne peuvent pas retenir leur langue ?
Charles Millon : Exactement. Je dis à tous ceux qui sont soit de la majorité, soit de l’opposition, qu’il faut laisser à la France le temps de se réformer, de se redresser, de se redéployer, de rayonner.