Texte intégral
« Le Parisien » (Paris, le 11 novembre 1996)
Le Parisien : Quels sont vos sentiments devant ce qui se passe au Zaïre ?
Hervé de Charrette : Hélas, le drame se nous de plus en plus ! Plus de 1 000 000 personnes sont sur les routes, la peur au ventre, chassées ou bien des camps ou bien de leurs villages. Ces hommes, ces femmes, ces enfants n’ont ni nourriture, ni eau, ni médicaments. La situation est tragique. Si la communauté internationale n’intervient pas de toute urgence, nous allons assister à l’un des plus grands drames de l’histoire de l’humanité.
Le Parisien : Qui sont les responsables de cette tragédie ?
Hervé de Charrette : L’heure n’est pas venue de rechercher les responsabilités. D’ailleurs, si on les cherchait, elles seraient partagées. L’heure est à l’action. Et dans deux directions : d’abord, en venant au secours de ces centaines de milliers de réfugiés que guette la mort ; ensuite, en s’attaquant aux causes des problèmes, des difficultés et maintenant des drames que connaît cette région des Grands lacs, au cœur de l’Afrique.
Le Parisien : Il existe donc une solution politique ? Beaucoup en doutent !...
Hervé de Charrette : Il y a sur la table une proposition française, qui date de plusieurs mois, soutenue par de nombreux pays : l’organisation d’une conférence des Grands lacs, sous l’égide de l’ONU et avec le concours de l’Organisation de l’unité africaine, l’OUA. Tout devra être discuté, y compris la question de la sanction des responsables des massacres de 1994.
Le Parisien : En admettant qu’elle ne puisse agir seule, la France ne fait-elle pas un aveu d’impuissance ?
Hervé de Charrette : « Impuissance » ? Je vous laisse la responsabilité de ce mot, à mes yeux non fondés ! La vérité, c’est que la France, dans cette région et sur ce dossier, est totalement désintéressée. Nous n’avons pas de but caché. Nous n’avons aucune intention d’interférer dans les relations entre les pays de la région. Simplement, nous sommes la quatrième puissance du monde et nous tenons au respect d’un certain nombre de valeurs. Il est donc de notre responsabilité de chercher à résoudre cette crise humanitaire. Mais ce n’est pas de la responsabilité des seuls Français. C’est le devoir de la communauté internationale toute entière. Nous avons, pour notre part, pris nos responsabilités en lançant l’idée, il y a déjà dix jours, d’envoyer sur place une force dite de « sécurisation » qui permettrait aux organisations humanitaires de revenir sur place et d’apporter vivres, eau et médicaments aux populations en déroute. Pour une telle opération. La France est prête, elle l’a dit, à apporter sa contribution. Car une opérations française solitaire n’a évidemment pas de sens. Elle n’aurait aucune efficacité. Nous voulons agir avec nos alliés européens et américains, en étroite coopération avec les pays africains les plus directement concernés. D’ores et déjà, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas ainsi qu’un certain nombre de pays africains envisagent favorablement leur participation à la force internationale. D’ailleurs, je tiens à le souligner, nous ne réclamons pas le commandement des troupes qui seraient ainsi envoyées sur place. C’est vous dire combien nos propositions sont désintéressées et n’obéissent qu’à des considérations humanitaires, capitales, il est vrai, à nos yeux.
Le Parisien : Comment interpréter les réticences de certains, face aux suggestions de la France ?
Hervé de Charrette : Nous avons été les premiers à vouloir agir, et agir avec les autres. Du coup, cela ne m’a pas échappé, quelques-uns, en réponse, souhaiteraient en faire le moins possible…
Le Parisien : Quel jugement portez-vous sur l’attitude l’ONU ?
Hervé de Charrette : Je me félicite que le Secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali ait réuni, il y a déjà plusieurs jours, le Conseil de sécurité en lui proposant de créer une force multinationale, une idée qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la force de sécurisation humanitaire que la France a proposée. M. Boutros-Ghali a montré là sa lucidité, son courage et le sens élevé qu’il a de la mission qui est la sienne.
Le Parisien : Puisque rien, jusqu’ici, ne s’est passé, certains, forcément, s’interrogent sur les choix américains…
Hervé de Charrette : Je n’ai pas l’intention d’accuser qui que ce soit. Il s’agit d’un drame humanitaire d’une ampleur considérable. La France assume ses responsabilités. Et elle souhaite que chacun en fasse autant. Les États-Unis ont des décisions à prendre. La France est à la fois la partenaire et l’amie des Américains. Nous souhaitons très vivement que les Américains soient présents dans cette opération de sauvetage qui nous concerne tous.
Le Parisien : Les Américains craignent-ils de s’enliser comme en Somalie ?...
Hervé de Charrette : Ne cherchez pas dans cette affaire à opposer la France et les États-Unis ! J’ai bien vu que, dans les semaines passées, il y avait eu quelques phrases aigres d’échangées entre nos deux pays. Je crois que ce n’était pas heureux. Entre la France et les États-Unis, il y a des relations amicales et de partenariat. Ce qui ne nous empêche pas, à l’occasion, d’avoir des analyses différentes. Mais il n’y a pas d’opposition entre nous. Ce à quoi nous assistons actuellement, ce n’est, ni de près ni de loin, je ne sais quel conflit d’influence entre la France et les États-Unis en Afrique. Je le répète encore une fois : au Kivu, franchement, la France ne serait pas digne de son histoire si elle restait sourde et aveugle.
Le Parisien : Qu’est-ce que la France a tiré des contacts qu’elle a eus avec le président Mobutu ?
Hervé de Charrette : Le président Mobutu est le chef d’État du Zaïre. Par sa personnalité, il est le mieux à même de contribuer à la recherche de la solution des problèmes du Zaïre. Je suis tout à fait persuadé que le président Mobutu soutient et appuie la position française.
Le Parisien : Avez-vous un message à lancer à l’ensemble des chefs d’État africains ?
Hervé de Charrette : Je ne veux pour rien au monde donner le sentiment que la France chercherait à donner l’ombre du commencement d’une leçon à qui que ce soit. Nous sommes une grande nation, nous avons des responsabilités internationales. Parmi ces dernières, il y a l’exigence de tendre une main secourable à 1 100 000 personnes qui sont en danger de mort. Ça s’arrête là. Je souhaite naturellement que les pays africains, qui se réunissent aujourd’hui à Addis-Abeba prennent les décisions appropriées, qui permettront ensuite à la communauté internationale de venir au secours, dans les meilleurs délais, des réfugiés.
Le Parisien : Quel est le délai avant que le drame ne devienne tragédie ?
Hervé de Charrette : Je ne suis pas médecin. Mais, je le sais, c’est désormais une question de jours…
Le Parisien : Dans ces conditions, à quoi est prête la France aujourd’hui ?
Hervé de Charrette : La France est prête à participer à une force internationale neutre ; afin que les populations en danger puissent soit rentrer dans leurs villages, soit rentrer au Rwanda, sur la base du volontariat, pour celles qui sont originaires de ce pays, et elles sont nombreuses. Dans tous les cas, ces populations doivent bénéficier des secours de la communauté internationale. Tel est l’objectif de la France. Pour cela, nous sommes prêts à envoyer un millier de soldats, dans le cadre de cette force, sans même, je vous l’ai dit, demander le commandement de nos troupes.
Le Parisien : Humainement, le ministre des Affaires étrangères que vous êtes a-t-il le sentiment d’une situation extraordinairement poignante ?
Hervé de Charrette : Cela fait huit jours que je frappe à toutes les portes de la communauté internationale, que j’appelle les uns et les autres. Oserai-je vous le dire ? En les suppliant d’intervenir, avec nous, pour que nous puissions ensemble sortir ces victimes du drame. Voilà, nous en sommes là… Espérons que demain sera meilleur qu’aujourd’hui.
Le Parisien : Si ne n’était pas le cas, peut-on déjà dire que des responsabilités graves seraient engagées ?
Hervé de Charrette : Ma tâche n’est pas d’accuser qui que ce soit. Je ne suis pas un accusateur public. Je suis un responsable français qui essaie, à la place qui est la sienne, de conduire la communauté internationale à assumer pleinement ses responsabilités sur le terrain.
« Europe 1 » (Paris, le 14 novembre 1996)
Europe 1 : Bonjour, Monsieur le ministre. Merci d’être avec nous. Vous savez que ça fait des semaines que l’on dit qu’il y a urgence. Puisque cette force maintenant va pouvoir se rendre sur place, quand avez-vous espoir qu’elle soit effectivement à pied d’œuvre ?
Hervé de Charrette : D’abord, je me réjouis qu’en effet tout le monde soit bien en phase : Européens, Américains du Nord et Africains. On va pouvoir enfin y aller. J’espère que ça va aller vite. Je presse pour qu’il y ait cette réunion du Conseil de sécurité dans les heures qui viennent. Je rencontre aujourd’hui les Canadiens et les Américains pour mettre tout cela au point. J’espère que d’ici le week-end on verra le premier soldat sur le terrain.
Europe 1 : Alors, Monsieur de Charrette, quelle sera exactement la mission de cette force multinationale ? Est-ce qu’une mission humanitaire, strictement humanitaire est possible ?
Hervé de Charrette : Oui, absolument. C’est d’ailleurs le seul objectif. Depuis le début, nous avons dit nous-mêmes, Français : « il faut une force de sécurisation ». Cela voulait dire qu’il fallait sécuriser le travail des organisations humanitaires. Aussitôt, d’autres, des experts ont dit « mais attention, il faut aussi que les réfugiés rentrent au Rwanda ». En effet, c’est une très bonne idée, c’est un très bon objectif à condition qu’ils y rentrent dans des conditions volontaires et qui assurent la sécurité. Et puis, se pose la question du contrôle des anciennes milices hutues ou du contrôle des rebelles tutsis au Zaïre. Ce sont d’autres questions dont je pense que la force multinationale, force de paix, force de secours humanitaire ne devrait pas se mêler.
Europe 1 : Mais M. de Charrette, s’il faut intervenir, s’il faut répondre à des tirs ? Par exemple, les rebelles menacent de tirer sur les soldats français.
Hervé de Charrette : Naturellement. Ce sera une force internationale qui recevra un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU et qui lui donnera les moyens militaires d’imposition, c’est-à-dire de se faire respecter et de pouvoir faire son travail.
Europe 1 : Est-ce que le fait d’apporter de la nourriture dans certains camps qui sont contrôlés par l’un ou l’autre des camps, c’est-à-dire soit par les rebelles, soit par les autorités gouvernementales du Zaïre, n’est pas déjà une façon de prendre position, Monsieur le ministre ?
Hervé de Charrette : Non, il ne s’agit pas de prendre position. Certainement pas. Comme vous le savez d’ailleurs, les camps sont vides pour l’instant puisque malheureusement, tous ces réfugiés sont en fuite. Il s’agit d’aller vers ces réfugiés et de leur donner enfin, quinze jours plus tard je vous le rappelle, les vivres, les médicaments, l’eau dont ils ont besoin. Je répète que cette force multinationale recevant un mandat de l’ONU n’a pas pour mission de s’occuper des problèmes sur le terrain. Il y a aussi les causes de la crise, c’est-à-dire les problèmes politiques, ceux que vous venez d’évoquer et c’est pourquoi la France recommande, en même temps que cette opération humanitaire, la réunion rapide d’une conférence internationale que nous appellerons la Conférence des Grands lacs du nom de cette région. Elle réunira à la fois les pays de la région sous l’égide de l’ONU et de l’OUA et permettra de traiter les problèmes parce qu’en effet, guérir les symptômes, c’est urgent pour le moment, mais il faut aussi guérir la maladie.
Europe 1 : Apporter de l’aide aux réfugiés, c’est même, Monsieur de Charrette, aussi une manière de maintenir le problème ?
Hervé de Charrette : Enfin, vous avez une façon assez étrange de le dire. Apporter de l’aide aux réfugiés qui n’ont pas d’argent, pas de ressources, pas à manger, pas à boire depuis des jours, c’est probablement quand même une bonne chose. C’est même un devoir humanitaire sacré.
Europe 1 : Et s’ils restent dans ces régions alors qu’ils sont finalement les otages de la situation ?
Hervé de Charrette : Il y a un problème politique que vous avez raison d’évoquer. Ce problème politique, il faut le traiter sur le plan international. C’est pourquoi la France propose depuis de longs mois cette Conférence des Grands lacs qui met autour de la table les pays de la région sous l’égide de l’ONU et permettra, je l’espère, que ce drame ne se reproduise pas.
Europe 1: Faudra-t-il, Monsieur le ministre, désarmer les milices, juger les criminels de guerre, enfin, ceux qui sont soupçonnés de crimes de guerre au Rwanda ?
Hervé de Charrette : Bien sûr. Il y a eu des crimes épouvantables commis il y a deux ans. Il faut que les auteurs soient légitimement jugés. Cela me paraît tout à fait normal. Il y a le problème de retour des réfugiés chez eux. Il y a le problème des relations politiques entre les pays voisins de cette région où le climat est assez tendu. Bref, il y a un certain nombre de questions qui doivent être traitées non pas par la force mais par le dialogue et donc par la conférence internationale.
Europe 1: Et vous dites à toutes les parties « la France est neutre » ?
Hervé de Charrette : Oui, bien entendu. Pourquoi voulez-vous qu’elle ait un autre comportement que celui de rechercher la meilleure solution dans un intérêt commun des pays de la région ? Pourquoi aurait-elle un parti pris d’un côté ou d’un autre alors qu’elle n’a pas d’intérêt personnel dans cette région.
Date : Jeudi 14 novembre 1996
Source : France 2/Édition du soir
France 2 : Le président de la République a eu B. Clinton au téléphone cet après-midi, les Américains ont donc dit oui à une opération mais pour visiblement s’occuper de logistique. Ils font très attention où ils mettent les pieds. Et les Français ne sont pas forcément très bien vus dans la région. C’est une opération dangereuse ?
Hervé de Charrette : Il faut voir les décisions qui ont été prises. Il y a maintenant le soutien et la participation d’un certain nombre de pays européens, la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas et peut-être d’autres. Il y a les États-Unis et le Canada et il y a un certain nombre de pays africains. Donc, les trois grands ensembles, Afrique, Europe, Amérique du Nord sont engagés dans cette opération qui va faire l’objet d’une décision du Conseil de sécurité dans les heures qui viennent. Le plus vite, c’est le mieux parce qu’il y a une urgence.
France 2 : Les troupes peuvent être opérationnelles à quelle date ?
Hervé de Charrette : C’est difficile de faire des pronostics mais j’ai l’impression que d’ici la fin de la semaine ou au tout début de la semaine prochaine, on aura les premiers effectifs sur le terrain. Je rappelle qu’il y a vraiment une très grande urgence. Nous les Français, ça fait maintenant bientôt dix jours que nous demandons, j’allais dire que nous supplions que la communauté internationale agisse.
France 2 : Que vont faire les Français et combien seront-ils ?
Hervé de Charrette : Maintenant, nous sommes dans une phase où les militaires discutent entre eux pour les modalités pratiques de l’opération. La France avait annoncé qu’elle était prête à mettre 1 000 hommes dans cette opération.
France 2 : Et pour quoi faire ?
Hervé de Charrette : Comme l’ensemble du dispositif, c’est-à-dire, avoir une force qui sécurise le retour des ONG, qui permette aux réfugiés de revenir de façon qu’on puisse s’occuper d’eux, les nourrir, leur apporter des vivres, de l’eau et des médicaments dont ils sont privés depuis maintenant 15 jours.
France 2 : Pour les nourrir simplement et les laisser dans ces camps ou pour les inciter à rentrer dans leur pays, ce qui permettrait de mettre un terme à ce problème ?
Hervé de Charrette : Il y a deux aspects. Il y a l’aspect humanitaire d’urgence, c’est de ça dont nous parlons. Et ce que disaient les officiels américains est bien sur la même ligne. Il faut s’en occuper d’urgence. Et puis il y a l’aspect politique et naturellement, il faut s’en occuper parce que sinon, les mêmes causes produiront les mêmes effets dans quelques mois. Aussi bien, la France a proposé mais d’autres pays aussi ont proposé que se réunisse une conférence des Grands Lacs où il y ait les pays de la région, sous l’égide de l’organisation des Nations-Unies, avec le concours de l’Organisation militaire africaine, de telle sorte qu’on puisse venir à bout des vrais problèmes. Ils sont très nombreux. Il y a le retour des réfugiés chez eux, dans des conditions de sécurité. S’ils sont partis, c’est qu’ils ont peur. S’ils ne sont pas revenus, c’est qu’ils ont toujours peur. Il faut aussi traiter les problèmes politiques, l’intégrité territoriale des pays etc. Je crois que c’est une affaire régionale et africaine.
France 2 : Avant de vous quitter, un mot sur la Bosnie. Vous aviez une journée très chargée aujourd’hui. Le président de la République a réuni ce matin les trois présidents bosniaques pour leur dire que la Force internationale allait rester sur place, mais à une condition, je crois, c’est qu’ils se mettent enfin d’accord pour désigner un Président pour gouverner leur pays.
Hervé de Charrette : La conférence sur la Bosnie d’aujourd’hui était très importante. Elle avait pour objet de recueillir l’engagement de la présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine, de mettre en œuvre complètement les accords de Dayton. Vous savez malheureusement que ça n’est pas le cas et qu’il y a encore beaucoup de sujets non traités, beaucoup d’obstacles, et souvent de la mauvaise volonté des uns et des autres. Et puis deuxièmement, en contrepartie, d’offrir la poursuite de l’effort international. Nous passons, je dirais, d’une année 96 qui a été dominée par la logique d’assistance – on est venu en aide, on a imposé la paix – à une logique de responsabilité. Désormais, c’est un vrai contrat qu’il y a entre eux et nous, nous sommes prêts à continuer, mais à condition qu’ils assument toutes leurs responsabilités. C’est bien la moindre des choses.