Article de M. Alain Krivine, porte parole de la LCR, dans "L'Humanité" du 12 octobre 1999 et interview dans"Libération" du 16, sur la manifestation du 16 octobre pour la défense de l'emploi et les relations de la LCR et du PCF.

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Média : Emission Forum RMC Libération - L'Humanité - Libération

Texte intégral

L'HUMANITE : 12 octobre 1999

Alain Etchegoyen sait, il est même le seul à savoir vraiment ce qu'il en est de la manufacture Michelin (1). Sans travailler pour elle, donc en toute indépendance financière, il la connaît, aime à flâner dans ses ateliers et s'entretenir avec ses dirigeants, en particulier les « ancien camarades de la rue d'Ulm » et ses « anciens élèves » de Louis-le-Grand. Bref, entre soi, mais en gardant son quant-à-soi… Initié à ses secrets, Alain Etchegoyen connait l'âme de Michelin, et féru d'économie il sait que ce qui est fait en cette enceinte, tout ce qui est fait, l'est pour le client : « Je ne pense pas du tout que l'annonce simultanée des profits et des suppressions d'emplois ait eu pour objet de satisfaire les seuls actionnaires. C'est d'abord une exigence du client. »

Le « client »… Donc, vous et moi, les « Bibs » eux-mêmes, puisque tous nous roulons sur pneus Michelin, nous orientons cartes Michelin en main et les yeux rivés sur les panneaux routiers Michelin, tout en salivant à la lecture du guide gastronomique du même nom… Donc, tous coupables, et Michelin non responsable ! L'évidence nous éblouit, et la honte nous saisit pour cet émoi à l'annonce des licenciements. Mais, cette fois encore, Alain Etchegoyen sait et nous explique. C'est la haine ! La haine ? Oui, la haine pour un patronat de longue date taxé de paternalisme et d'antisyndicalisme, pour une entreprise dont Alain Etchegoyen ne se lasse pas de chanter les louanges : entreprise différente, qui résiste aux modes éphémères, entreprise efficace, leader mondial en son domaine, entreprise philanthropique, qui dispense ses bienfaits à ses ouvriers, à sa ville et à sa région…

Franchement, Alain Etchegoyen, vous qui enseignez la philosophie — et qui avez tenu à vous présenter comme tel — ne croyez-vous pas qu'il est des victimes plus dignes de votre indignation que M. Michelin ? Par exemple, les licenciés, les précaires, les exclus. D'autres sujets de réflexion qu'une prétendue « haine » contre une entreprise atypique ? Par exemple, ce système qui fait que la croissance démente de la rentabilité des investissements financiers se paie de licenciements à la pelle et d'un chômage qui mine les bases mêmes de la société… Et d'autres occasions d'exercer votre sens de la responsabilité que de livrer une tribune indigente ? Par exemple de rejoindre les manifestants du 16 octobre dont le plus ou moins grand nombre va peser pour que la logique du non-emploi et des mauvais emplois ne soit pas le seul horizon de nos gouvernants…

Loin des cénacles et de leurs secrets, en pleine lumière, cette manifestation affiche des objectifs on ne peut plus clairs et conscients. Ni haine ni ressentiment pour ces patrons de Michelin qui, paternalisme ravalé, ne font que se soumettre à l'implacable loi du profit et se montrer dociles sous la férule des marchés financiers. En effet, ils font comme les autres, et Alain Etchegoyen de citer Renault Vilvorde et Elf-Total… On pourrait en ajouter tant et tant, ici et partout. Précisément, il y en a tant que c'est trop ! Tant mieux si cet exemple de plus est celui qui fait enfin déborder la coupe de la colère. Et il est bon que celle-ci envahisse les rues, obligeant à ouvrir un débat politique indispensable.

Il y en a assez de cette loi cannibale qui veut que la rentabilité des placements capitalistes ne soit pas inférieure à 15 %, ce qui veut dire une course sans fin à l'exploitation maximum : on jette les uns au rebut et on pressure encore plus ceux qu'on garde (licenciements d'un côté, temps partiels, productivité accrue de l'autre…). Il y en a assez d'une politique qui dit : « Pour être de gauche, nous n'en sommes pas moins prisonniers de cette logique contre laquelle nous ne pouvons rien… ». Sinon mettre capacités et zèle à son service ! Donc, mitonnons une loi des 35 heures qui ne créera pas vraiment d'emplois, mais qui en revanche va dégrader les conditions de travail par une flexibilité généralisée… Et promettons le plein-emploi pour 2010, sans expliquer comment ni préciser quel emploi.

Le 16 octobre, on peut porter un coup d'arrêt à la logique de destruction des emplois et indiquer une autre voie : celle de la mobilisation de toutes et tous pour imposer au gouvernement une autre politique que la soumission au profit. L'occasion est trop belle pour la laisser échapper.

(1) NDLR : Alain Krivine fait ici référence à un texte d'Alain Etchegoyen, « Michelin, pourquoi tant de haine ? », paru dans le Monde du 29 septembre 1999.


LIBÉRATION : 16 octobre 1999

Q - Cela ne vous pose pas de problème de défiler dans la rue aux côtés d'un parti de la majorité plurielle ?

Le problème se pose surtout pour les partis de la majorité plurielle. Celles et ceux qui descendront dans la rue le feront aussi pour — qu'on le veuille ou non — critiquer la politique du gouvernement, aux côtés d'organisations qui la combattent ouvertement. Nous n'avons jamais posé la participation gouvernementale comme une exclusive aux actions dans la rue et à la mobilisation. En revanche, il y a bien un seuil que nous ne franchirons pas. Nous sommes opposés à des listes électorales communes avec des partis solidaires du gouvernement. Ensuite, aux uns et aux autres de justifier la cohérence de leur participation.

Q - Justement, le PCF précise qu'il ne s'agit pas d'une manifestation antigouvernementale, et vous n'arrêtez pas de critiquer la politique de Lionel Jospin…

Ne faisons pas de jésuitisme. Il y a deux thèmes essentiels dans cette manifestation. C'est une manifestation contre les agressions et l'arrogance patronale incarnées par la décision de Michelin par leur manifestation très lutte des classes de la porte de Versailles. Elle pose également deux exigences face au gouvernement qui ne mène pas la politique qu'attendent ses électeurs. La première porte sur les licenciements, Jospin dit qu'il ne peut rien faire. Le PCF demande un moratoire des licenciements ; nous, nous réclamons l'interdiction des licenciements collectifs pour les entreprises qui font du profit. Et finalement, le mot d'ordre commun sera : « Non aux plans de licenciements. » La seconde exigence porte sur la loi Aubry (sur les 35 heures). Nous sommes pour le retrait de cette loi telle qu'elle est, qui ne crée aucun emploi et qui entraîne la flexibilité. Nous verrons bien quelle sera l'attitude des partis représentés à l'Assemblée nationale, PCF, Verts et MDC, après cette manifestation. La logique voudrait qu'ils votent contre.

Q - C'est le PCF, alors, qui devrait être gêné de se retrouver en tête à tête avec vous ?

Je crois qu'effectivement cela lui pose un problème. Il connaît des difficultés qui sont liées à sa participation au gouvernement. La politique de Lionel Jospin mécontente une partie de son électorat et de ses militants. C'est une contradiction difficile à assumer quand à la fois on occupe des ministères et qu'on descend dans la rue.

Q - Vous le tirez quand même fortement sur sa gauche ?

Notre but n'est pas de le tirer dans un sens ou dans un autre. Nous n'allons pas à cette manifestation pour marquer des points ou régler des comptes. Nous y participons parce qu'elle nous semble nécessaire pour s'opposer au patronat et forcer le gouvernement à changer de politique. C'est une manifestation essentiellement politique. Les partis gouvernementaux auront à justifier la cohérence de leur politique en descendant dans la rue et en votant le lendemain au Parlement la loi sur les 35 heures. La contradiction est dans leur camp. A eux de l'assumer.

Q - Mais, sur le plan politique, vous n'avez pas les mêmes orientations que le PCF ?

C'est vrai que, sur les moyens, nos divergences sont importantes. Nous avons parfois des thèmes et des préoccupations communs. Le PCF semble penser que, pour lutter contre le chômage et les licenciements et obtenir une bonne loi sur les 35 heures, il faut être solidaire du gouvernement. Pas nous.

Q - Vous avez toujours dit que vous souhaitez offrir un débouché politique au mouvement social. Or celui-ci ne suit pas. C'est un échec ?

En 1995, le mouvement social était à la pointe du combat, avec des exigences très radicales, mais sans l'ombre d'une traduction politique. Du coup, cette absence d'alternative politique explique la relative stagnation actuelle du mouvement social, malheureusement bien réelle. La nouveauté est que cette radicalité sociale commence à apparaître sur le plan politique. Le PCF est obligé de descendre dans la rue, et la liste LCR-LO a quand même recueilli 5 % des voix aux dernières élections européennes.

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