Texte intégral
France 2 - vendredi 16 mai 1997
G. Leclerc : On ne vous a pas beaucoup entendu dans les médias mais vous êtes très présent sur le terrain. Comment jugez-vous cette campagne ? On la dit parfois ennuyeuse. On dit que les Français sont indifférents, sans illusions, est-ce votre avis ?
B. Kouchner : Pas du tout. Je vois des gens très concernés, beaucoup de jeunes. Je n'ai jamais vu autant de monde dans les réunions publiques. J’en fais deux à trois par jour. Hier, j'étais à Sartrouville, dans une cité, et cela s'est finit par un débat exceptionnel avec la jeunesse. Hier soir, au Zénith, il y avait 6 000 jeunes et des varies propositions pour eux. Non, je pense au contraire qu’il y a un vrai intérêt pour cette campagne qui a été, un peu imposée par effraction. On a tenté ce hold-up et, à mon avis, il n’est pas réussi.
G. Leclerc : Après un bon départ, il semblerait que la gauche patine, qu'elle recule même un petit peu dans certains sondages. Que se passe-t-il ? Ce ne sont pas les bons arguments qui sont employés ou c'est l'organisation de la campagne qui ne va pas ?
B. Kouchner : Je ne crois pas. D'abord, les sondages vont changer, vous allez voir. Deuxièmement, la campagne a démarré très vite et la gauche était, en effet, très en avant. Et puis maintenant, on parle des propositions. Les propositions de la gauche sont apparemment, et d'après les sondages, même si je les interprète avec précaution, les seules discutées. Et pour une raison simple, c'est qu'il n'y a pas de propositions à droite. En particulier sur la jeunesse, puisqu'on en a parlé hier, il y a au moins deux fortes propositions : les 350 000 emplois, non pas de fonctionnaires mais à travers les associations, les municipalités. Ce sont des emplois nouveaux, des emplois créer, à inventer, des emplois de convivialité pour les jeunes. Eh bien cela, ils en parlent et avec beaucoup de flamme. Autre chantier extraordinaire, c'est la démolition des citées insalubres et la recomposition, avec les habitants, de ces banlieues qui sont invivables. Ce sont des projets extrêmement forts. De l'autre côté, je cherche encore les projets ! On va sans doute les découvrir, peut-être trop tard.
G. Leclerc : Est-ce qu'en même temps, la gauche n'accuse pas le coup des attaques très fortes de la droite sur l'héritage ? A. Juppé disait que la gauche, c'était 700 000 chômeurs de plus par législature, c'est un endettement qui a doublé !
B. Kouchner : La droite, c'est 450 000 chômeurs en quatre ans. La droite, dans le cœur des Français, c'est plus d’impôt et moins de boulot ! C'est assez simple comme bilan. Et puis, au-delà de la polémique, je crois que les propositions sont claires, qu'on va les analyser, qu’il reste dix jours de campagne et qu'évidemment, il faut accélérer. Mais regardez, cela a été un hold-up sur cette démocratie pourtant ancienne : on a imposé très vite cette dissolution, dans un mois où il y a tellement peu de jours ouvrables que l’on n'a pas le temps d'en parler. Alors, nous nous ressaisissons. La gauche a proposé un programme et je n'ai pas vu le programme de la droite. Et cela va se savoir. Cela se sait très vie.
G. Leclerc : Cinq arts de cohabitation, c'est jouable ?
B. Kouchner : C'est, à mon avis, une chance pour la France, La France est un pays assez sage. Donner à la droite, l’Assemblée, le Sénat., les régions, y compris la justice qu'elle veut tenir en laisse, cela n'est pas raisonnable. Il y a une solution constitutionnelle chère au cœur des Français et qui s'appelle la cohabitation. Et on devrait aussi parler de l'Europe. II y a une espèce de rapt sur l'Europe. L'Europe n'est pas un concept de droite. L'Europe a été travaillée, proposée, amendée par les socialistes, il faut quand même le rappeler. Pour toutes ces raisons, il semble qu'un Président, qui serait forcément le Président de la République J. Chirac, et une majorité qui serait celle de gauche, pour passer à l'euro, pour donner à la France du souffle pour que cet euro se traduise en emplois, en rêve, en aventure dirigée par la France, je crois que ce serait une très bonne chose que cette cohabitation au contraire. Et elle va s'imposer.
G. Leclerc : Vous êtes très européen mais n'êtes-vous pas gêné d'être allié avec les communistes, le Mouvement des Citoyens qui sont contre Maastricht, contre l'euro ?
B. Kouchner : C'est vrai. Cela me gêne pour eux et je pense qu'ils n'ont pas bien compris. Moi, qui vis l'Europe tous les jours dans un Parlement qui est l'expression élue des 375 millions d'Européens, eh bien, il faudrait qu'on cesse d'en parler de façon péjorative. Cette Europe sociale, nous devons la faire, mais elle se fait au Parlement. Eh bien, la droite qui a voulu l'Europe économique, rappelons-le, aurait une gauche qui pousserait et créerait l'Europe sociale. Je vous rappelle qu'en Europe, il y aurait dix pays qui seraient plus ou moins de gauche et c'est aussi une chance. C'est une chance non seulement pour nous, non seulement théorique mais c'est aussi une chance pour l'ensemble du monde et en tout cas pour l'ensemble des travailleurs en France.
G. Leclerc : Un mot sur la Chine. Il y a eu cette nuit, une déclaration conjointe pour un partenariat global. Il y a un petit chapitre sur les droits de l'homme dans lequel il est dit qu'il faut les protéger en tenant compte des particularités de chacun.
B. Kouchner : C'est cela que je voulais vous dire. Je me réjouissais qu'enfin, la Chine puisse reconnaître l'universalité des droits de l'homme mais seulement il y a cette phrase : "tout en tenant pleinement compte des particularités de chacun". Je crains que ce soit un grand coup d'épée dans une grande mare. Pour le moment, ce n'est pas suffisant. Je crois que les droits de l'homme ne se divisent pas, il sont universel. Quand on est en prison, on souffre. Quand on est un homme ou une femme, on souffre. Et quand les femmes chinoises avaient des bandelettes sur les pieds pour leur rétrécir la taille des orteils, elles souffraient même si c'était traditionnel. Et elles se sont plaintes et c'est un nommé Sun Yat-Sen qui a enlevé les bandages. II a consacré l'universalité des droits de l'homme sans restriction.
G. Leclerc : Vous aviez annoncé il y a quelques mois que vous n'aviez pas pu vous présenter aux élections et que vous vouliez prendre un peu de champ.
B. Kouchner : Je prenais du champ et voilà que, par effraction, comme je vous l'ai dit, on a imposé cette campagne à laquelle je me devais de participer aux côtés de mes amis parce que je pense que j'ai un certain nombre de choses à apporter avec les radicaux. Voilà, je l'ai fait mais j’étais en train d'écrire, j'y retournerai. Je ne sais pas quel sera le sort de tout cela.
RMC – 30 mai 1997
P. Lapousterle : J’avais cru comprendre que la vie politique vous fatiguait ces derniers temps, et voilà que vous êtes un des quelques mousquetaires de la gauche pendant cette campagne !
B. Kouchner : C'est vrai qu'elle me fatiguait, je m'étais retiré. Mais, comme tous les Français, je ne savais pas que le Président de la République avait une tendance à la glissade et une tendance que les politologues jugeront peut-être comme suicidaire et qu'il avait voulu se séparer de sa majorité. Alors, je suis revenu. C'était mon travail, mon devoir, même.
P. Lapousterle : Vos premières constatations, après la reprise de votre vie politique ?
B. Kouchner : Mon service est maximum ! Moi, je disais depuis un mois, depuis le début de cette campagne qu'il y avait une ferveur, une attention, des réunions très pleines, que jamais on n'avait vu autant de gens, que la gauche était en train de renaître. Et comme on nous imposait ce rythme accéléré, les querelles s'apaisaient. Elle était vivace, dynamique, rassemblée. Je ne pouvais en tirer aucune conclusion. Je n'en tire d'ailleurs aucune conclusion. Surtout, il y a le phénomène des femmes : formidable ! Essentiel, ces 30 % de femmes qui font des scores comparables aux anciens, à ceux qui étaient déjà implantés, souvent meilleurs, et qui ont une manière de parler aux gens, de s'imposer par la douceur, d'imposer le débat extraordinaire ! Hier, J. Lazard en pays bigouden, une fille de pêcheur : tout change lorsqu'on commence à faire différemment : pas de machisme, pas de cette espèce de fausse virilité qui se manifestait dans les rapports politiques. Vraiment, la moralité, la manière dont L. Jospin, de façon tenace, a imposé une vision intègre, cela a tout changé.
P. Lapousterle : L. Jospin, toujours prudent dans ses pronostics, a dit hier pour la première fois dans cette campagne qu'il croyait à la victoire de la gauche dimanche. Est-ce votre avis ?
B. Kouchner : Pendant que j'étais à Lyon, il était à Lille. Je ne l'ai pas entendu. Je reste prudent jusqu'au dernier moment. Je n'interprète pas les sondages ou les faux sondages parce qu'ils sont favorables à la gauche, comme je n'ai pas interprété ceux qui étaient favorables à la droite. Attendons le dernier moment. Chaque voix compte jusqu'à dimanche 20 heures. Et puis, on verra bien.
P. Lapousterle : On voit votre photo ce matin partout dans les journaux, comme futur ministre si la gauche parvenait au pouvoir. Seriez-vous prêt éventuellement ?
B. Kouchner : Cela aussi, je ne veux pas vous répondre. D'abord, cela apporte la scoumoune ! Deuxièmement, ce n'est pas mon problème pour le moment. D’abord, gagnons. Si nous gagnons, si la gauche l'emporte, vous rendez-vous compte du bouleversement en Europe, partout ? Ce qui était inimaginable, inenvisageable, même par la gauche, devient possible par la grâce ou la faute d'un Président qui avait une majorité de béton et qui a voulu s’en débarrasser. Songez aux travaux des politologues sur cette période de la France ; regardez les titres des journaux étrangers. Je dis au Président de la République, avec le respect qui lui est dû, qu'il devrait changer d'entourage.
P. Lapousterle : Sur le fond, les Français ont quelques réserves à vous porter au pouvoir. Cela s'est même vu, d'ailleurs, au premier tour. Notre programme leur paraît un peu « demain, on rase gratis », avec à la fois l'augmentation, de salaire, des créations d'emplois par centaines de milliers et les 35 heures payées 39. Deuxième réserve : ils pensent que vous n'étiez pas tout à fait prêts à revenir aux affaires. Sur ces deux points, quelle est votre réponse ?
B. Kouchner : D'abord, la droite était prête à les quitter, ces affaires. Quand je pense aux affaires, je pense vraiment aux affaires, à la moralité publique, aux affaires de Paris et d'ailleurs, qui ont joué un grand rôle dans le dégoût des Français. Quant à nous, oui, cela a été en effet rapide. Les programmes, celui du Parti radical-socialiste qui était fort, à mon avis, celui du Parti socialiste, des Verts, des communistes, n'ont pas eu le temps de s'entrechoquer suffisamment pour s'harmoniser assez. Mais cela fut une chance. On nous a rendu un grand service car je n'ai jamais vu non plus une campagne où la gauche s'étripe aussi peu et se mette en accord sur l'essentiel. Alors, vous avez raison : les problèmes sont devant nous. Pas de triomphalisme. Je ne sais pas ce qui se passera dimanche mais si les Français nous donnent la majorité, c'est pour être sérieux, pour appliquer sur le long terme – pas de 40 jours payés trois jours maintenant par M. Séguin, puisque tout a disparu, pas de programme, plus de Premier ministre. Les propositions dont vous avez parlé, c'est-à-dire, en gros, la réduction du temps de travail – je préfère dire : à terme, en le construisant lentement, la semaine de quatre jours, pour en avoir trois à consacrer à autre chose. Je crois beaucoup à l'emploi des jeunes. Dans le programme socialiste, il est mal mentionné qu'il s'agit d'emplois publics. Non, non et non : ce ne sont pas des fonctionnaires. Il s'agit d'argent public. Là où l'État est nécessaire, là où ça fait mal, il y aura plus d'État pour donner aux associations et aux municipalités de quoi créer des emplois nouveaux auprès des personnes âgées qu'on traite si mal en France, auprès des municipalités, pour la sécurité, pour l'environnement.
P. Lapousterle : Mais il n'y a pas un sou dans les caisses.
B. Kouchner : Non : il y a de l’argent qui est mal employé. Je crois véritablement que l'argent donné aux entreprises et qui n'a pas créé d'emplois, peut être redéployé, comme on dit – le mot est horrible et technocratique. Surtout, on va créer une dynamique : je le sens venir. Ce pays avait besoin d'un coup de booster. Eh bien, c'est L. Jospin, dont on n'aurait pas cru qu'il était ce personnage, qui est en train de le fournir. Si nous nous mettons ensemble, ce pays formidable qu'on parcourt en ce moment à toute allure, vu du ciel et de la terre, est capable de produire cela, une autre manière de vivre ensemble, de se parler, de proposer au monde. Oui, il y a en France un mélange de pas trop d'État, mais d'un peu d'intervention, d'invention et puis évidemment d'économie de marché. Qu'on ne nous fasse pas croire, surtout la droite qui sait si mal compter, contrairement à sa réputation, que nous découvrons l'économie de marché ! Nous savions cela.
P. Lapousterle : Ne serait-il pas incohérent pour tous ceux qui ont voté J. Chirac, il y a deux ans à peine, de voter pour la gauche deux ans après ? N'y a-t-il pas là une perturbation et une erreur ?
B. Kouchner : Je n'en sais rien. J'espère que cela va se faire comme ça, mais attendons. Il y aura des explications. Les politologues vont écrire des tonnes et des tonnes de thèses sur ce phénomène.
P. Lapousterle : Est-ce bon pour la France ?
B. Kouchner : Les jeunes, qui soutenaient J. Chirac, parce que c'était la nouveauté, souvenez-vous, sur les Champs-Elysées, comme ils manifestaient, dans toutes les villes, 55, 65 % derrière lui : il n'y en a plus que 25 ou 35 ! Ils ont été déçus, bien sûr. Pourquoi ? Parce qu'on n'a pas accompli le projet. Maintenant, ça va plus vite. On changera peut être plus vite et de majorité et d'idées générales. Je ne sais pas si on se rend bien compte du choc pour les électeurs de la majorité, pour les députés qui n'en savaient rien ; on leur dit : "vous êtes forts, vous êtes tous ensemble, vous avez une majorité de béton, donc, rentrez chez vous, on la détruit". Vous vous rendez compte du choc psychologique chez ces braves gens ? On ne peut plus les croire. On peut dire ce qu'on veut d'A. Juppé mais il fut courageux, tenace et avait entamé des réformes dont certaines sont indispensables, même s’il les a mal faites. On le renvoie à la maison et au dernier moment, on sort un Polichinelle du tiroir ou deux, et les autres râlent. Comment voulez-vous que ça marche ? Je ne sais pas qui conseille. Vous savez qu'il y a une plaisanterie qui consiste à dire que J. Pilhan, un des conseillers de J. Chirac, est toujours payé par F. Mitterrand !
P. Lapousterle : Est-ce que ça a changé quelque chose pour vous, pour la gauche, d'avoir P. Séguin comme adversaire au lieu d’A. Juppé ? Est-ce que ça peut changer la nature du vote des Français ?
B. Kouchner : Personnellement, je ne le crois pas. Si on avait mis P. Séguin tout seul, c'est une autre vision, plus sociale, plus étatiste mais il n'y a pas que P. Séguin : il y a A. Madelin qui est son contraire. Je crois que les gens n'ont pas saisi la possibilité d'entente. Évidemment, ils vont se disputer : lorsqu' A. Madelin a été avec A. Juppé, qui était quand même moins étatiste que Séguin, il a été renvoyé du gouvernement, du ministère des finances. Donc, ça ne peut pas marcher. Et puis, ce qu'ils n'ont pas fait en deux ans et même en quatre... parce qu'on nous dit toujours "la gauche a régné pendant 14 ans", mais ce n'est pas vrai ! Sur les 10 dernières années, il y a six années de droite et le bilan est catastrophique. Alors, ce qu'ils n'ont pas fait en six ans, ils ne pourront pas le faire en deux jours. Il reste la journée de campagne : je ne crois pas que cela puisse changer. J’espère en tout cas que ça changera dans le bon sens et qu'on va confirmer le choix de dimanche dernier.
P. Lapousterle : Quelle interprétation donnez-vous aux hésitations du Parti communiste hier qui, après avoir demandé des postes ministériels pendant des semaines, a laissé entendre que, peut-être, ils ne participeraient pas au gouvernement si la gauche gagnait ?
B. Kouchner : Je ne sais pas. Je les laisse. J'étais à Lyon. Je sens bien une réticence. Ce n'est pas encore – ce ne sera d'ailleurs peut-être jamais un parti de gouvernement, comme on dit, au sens des responsabilités et de la manière mesurée dont il faut prendre les choses. Peut-être pensent-ils qu'on ne peut pas immédiatement – et cela, immédiatement, on ne le pourra pas, il faudra du temps – accomplir cette tâche lourde de redresser la France. Peut-être veulent-ils le voir de l'extérieur. Peut-être à l'intérieur y a-t-il des fractures entre ceux qui veulent aller aux affaires et les autres, je n'en sais rien. Pour le moment, ce sont nos alliés. La gauche est unie, elle est vivace. Je l'ai vu encore dix fois hier. Cela, c'est un spectacle bien nouveau et bien réjouissant.
P. Lapousterle : Vous êtes un combattant pour l'Europe depuis longtemps. Cela ne vous inquiète-t-il pas, pour l'Europe, ces conditions que la gauche met ? Cela ne risque-t-il pas d'entraver la dynamique européenne ?
B. Kouchner : Il faut maintenant positiver le risque. Les conditions étaient présentes dans le traité de Maastricht. En gros, aller vers l'euro moyen, l'euro outil – l'euro n'est pas une fin en soi : c'est pour faire quelque chose, donner de la croissance, pour faire une Europe différente. Je crois que c'est tout à fait juste. Maintenant, il ne faut pas s'appesantir, parce que les choses sont faites pratiquement. D'ailleurs, 64 % des Français sont pour l'euro, et dans la jeunesse, 75. Non, cela ne me fait pas peur mais il faut être attentif à ne pas briser l'élan, à ne pas renégocier. Surtout, un pays de gauche de plus dans l'Europe, cela fait 11 : ça change tout. Cela fait une Europe qui aura des possibilités de création d'emplois, qui s'intéressera la croissance plus qu'à la circulation des capitaux, aux hommes plus qu'à la monnaie.