Interviews de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, et de différentes personnalités, dans "Le Figaro" du 17 octobre 1996, sur les leçons que l'on peut tirer de la lecture de Machiavel.

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

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Quelles leçons avez-vous tirées de Machiavel ?

Pierre Messmer, ancien Premier ministre

Son pessimisme est utile

À la veille de la guerre, j'ai lu pour la première fois Le Prince dans la traduction de Gahory, en français du XVIe siècle. J'étais jeune et curieux d’un livre qu'on diabolisait alors.

Mon attention a été accrochée par des formules bien frappées, du genre : « Ce n’est pas avec des mots qu'on maintient des États » qui s'appliquaient exactement aux réactions verbales des ministres de la IIIe République, face à Hitler et Mussolini.

Au fond, Machiavel le Florentin est d'abord un patriote italien. Il conclut son livre par un « Enhortement à délivrer l’Italie des barbares », parmi lesquels les Français, évidemment. Mais il sait que cette libération sera difficile car ses contemporains, comme tous les hommes, « sont ingrats, dissimulés, lâches, intéressés... » On a envie de dire : n'en jetez plus ! Son pessimisme sur la nature humaine inspire à Machiavel les conseils qu'il donne au Prince, donc à tout chef d'État, et qui lui ont valu sa réputation sulfureuse. Pour lui, l'opposition entre l'État qui veut le bien commun et l'individu toujours égoïste qui refuse de payer les impôts, d’obéir aux lois, de faire la guerre, est fatale. Le machiavélisme conseillé à ceux qui gouvernent découle naturellement de celle pensée initiale. « Tous les prophètes triomphent quand ils sont armés et succombent quand ils sont désarmés. »


Hervé Gaymard, secrétaire d’État à la santé

Il m’a appris à frémir

Machiavel, m'a-t-on appris, a ébauché, le premier, un art du gouvernement. L'assertion est plaisante. Je ne l'ai jamais vraiment comprise. Les uns m'ont dit qu'il avait fait de la politique une analyse des rapports de force ; tandis même que les autres m'expliquaient que, foin de morale, il avait inventé une sociologie du pouvoir. Machiavel incarne sans doute la préfiguration d'une politique prévisionnelle. Mais surtout il fait, à mes yeux, surgir a contrario la seule question politique qui vaille : « Où est donc la liberté de l’homme ? »

Si j'aime Machiavel, ce n'est pas qu'il me désigne l'interdit, c'est qu'il me rende intelligible le risque du possible. En cela, il m’apparaît loin du cynisme. Je n'ai jamais aimé ni même été sensible au cynisme, qui ne peut s'achever que sur un mépris de soi-même. Réduire ou séduire, dit le tacticien, Suivre ou conduire dira le politique.

J'ai pu comprendre chez Montaigne, rêver chez Michelet. J'ai appris à frémir dans Machiavel.


Jean-Pierre Chevènement, député du territoire de Belfort

De tous les temps et de tous les régimes

Machiavel décrit les « princes y compris républicains, tels qu'ils agissent réellement pour conquérir et préserver le pouvoir. Il n'est point démocrate, car la « virtu » qui fait alterner la ruse et la violence est l'apanage des princes et nullement ce qu'ils attendent des citoyens, voués à l'obéissance.

Machiavel n'est pas pour autant le père du totalitarisme, concept fourre-tout par excellence. Il s'intéresse au pouvoir mais ignore le « bien commun », censé le justifier. Machiavel développe une approche qui se veut objective des phénomènes du pouvoir. Elle n'est pas toujours réjouissante. Machiavel ne pense pas la « République » qui soude gouvernements et gouvernés dans la recherche d’un bien commun (respublica). Dans cette mesure, il ouvre la voie à toutes les récupérations. Foin de pudibonderie : il n'y a pas besoin de se dire « machiavelien » pour reconnaître, avec un peu de sens de l'observation, que Nicolas Machiavel est de tous les temps et de tous les régimes.


Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture

Un pédagogue du peuple

Machiavel nous montre tout simplement ce qu’est la vie d’un peuple qui ne connaît que ses passions. Il se trouvera toujours un prince pour le manipuler. Plus encore : un tel peuple, sans prince, se détruirait bien vite lui-même. Le peuple de Machiavel a besoin du prince parce qu’il n’est pas adulte. Mais en nous faisant comprendre ce qu’est la servitude, Machiavel nous fait comprendre en même temps ce qu’est la liberté : se gouverner soi-même, et autrement que par ses passions. C’est bien mauvais signe pour une démocratie quand elle se retrouve avec un chef machiavélique, et quand de plus cette réputation suscite éloge et fascination. C’est un bon signe lorsqu’elle rejette une telle façon de gouverner, et choisit la transparence et le débat, si rude soit ce dernier. Je crois que Machiavel est un véritable pédagogue du peuple. Comme l’écrit Rousseau dans le Contrat social : « En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. »


Ségolène Royal, députée des Deux-Sèvres

Un conseiller frustré

Machiavel est un conseiller frustré, qui souffre d’un complexe de supériorité et qui ressent l'aigreur de ne pas avoir été reconnu à sa juste valeur. Il dévoile la pensée d'un homme pessimiste sur la nature humaine et qui justifie par cette servitude de la condition humaine le cynisme des conseils qu'il dispense. Le cynisme de Machiavel, mu par son ambition personnelle, rejoint la cruauté qui fonde le pouvoir absolu, mais le déborde, sans doute au-delà de ce qu'il avait imaginé.

La question est d'une actualité aiguë, si l'on pense que l'éthique politique doit être redéfinie. Je crois qu'aujourd'hui dissimulation et hypocrisie, les deux « vertus » enseignées par Machiavel ne sont plus possibles.

Le peuple les voit et les rejette. La politique, en démocratie, requiert des vertus et du courage, de l'authenticité et de la générosité. Méfions-nous des petits Machiavel qui fourmillent dans les cabinets ministériels et dans les officines de communication.


Philippe de Villiers, député au Parlement européen

Un froid praticien

J’ai tendance à voir en Machiavel un froid praticien établissant un diagnostic et envisageant les diverses, médecines possibles, au cas par cas. Je le perçois comme une sorte d'expert de haut niveau remettant à son autorité de tutelle un rapport dans lequel il a énuméré les diverses possibilités d'action, laissant aux dirigeants le choix d'une politique. Italien de la Renaissance, en cette période où s'affirment les premiers États nations sur les débris du Saint-Empire et sur les rêves de la chrétienté médiévale, Machiavel est le citoyen d'une nation éclatée en dizaines de principautés rivales, où l'individualisme est roi. D'où sa recherche d'un « rédempteur » de l'Italie, qui rassemblerait la nation autour d'un État. Quoi de plus actuel que cette quête de la nation, en cette période où les vieilles nations européennes se trouvent confrontées à une idéologie ultra-libérale et fédéraliste qui veut abolir les frontières et étouffer les aspirations des peuples à rester eux-mêmes ?


Robert Hue, secrétaire général du parti communiste français

Dire ce qui fait mal

Ce qui m’intéresse dans Machiavel, c’est d’abord sa volonté de ne pas raconter d’histoire, de penser la politique « selon la vérité effective de la chose », comme il l'écrit. Avec sa manière tranquille et assurée de mettre à nu « ce qui fait mal » : non, l’État n'est pas né dans la douceur du « droit naturel » et du « contrat social », comme on dira après lui, mais dans une violence qui sut se dissimuler en utilisant la morale et la religion.

C'est ensuite sa façon d'introduire dans la politique la pensée de la « conjoncture ». Autrement dit l'art non de penser en général ou de répéter les exemples du passé, mais de déceler le nouveau à inventer qu'appelle la situation (pour lui, la constitution d'un État national italien qui puisse durer). C'est enfin sa conviction que, pour bien connaître les princes, il n’est pas inutile d'être comme lui du peuple. Et qu’en toute cité on trouve « deux humeurs opposées » : « le peuple désire ni être commandé ni opprimé par les grands et les grands désirent commander et opprimer le peuple ». Serait-il ici question de « lutte des classes » : ... Mais Machiavel n’est pas Marx avant Marx... C’est en tout cas une analyse pénétrante de la pratique politique sur laquelle Marx n’eut pas trop de temps à se pencher !


Jean-François Deniau, député du Cher

Ambigu

Si on pouvait répondre à votre question, c’est que Machiavel ne serait plus Machiavel.