Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "La Gazette albanaise" du 14 mai 1998 et déclaration sur l'escalade du conflit au Kosovo, la volonté du Groupe de contact d'obtenir un statut d'"autonomie substantielle" et sur le développement des relations avec l'Albanie, à Tirana le 15.

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Circonstance : Voyage de M. Védrine en Macédoine et en Albanie les 14 et 15 mai 1998-déclaration à Tirana (Albanie) en présence de M. Pascal Milo, ministre albanais des affaires étrangères

Média : La Gazette albanaise

Texte intégral

ENTRETIEN À « LA GAZETTE ALBANAISE » (Tirana, 14 mai 1998)

Q — Il semble que l'agression des Serbes soit en train de descendre ces derniers temps en direction des villages kosovars frontaliers de l'Albanie. Pensez-vous que cela comporte un risque pour la stabilité de la région et quel est selon vous l'élément de nature à influencer un freinage de l'offensive de Milosevic ?

R — Les événements de ces derniers jours démontrent que la situation au Kosovo se dégrade, renforcement du dispositif policier et militaire côté serbe, et multiplication des attentats terroristes côté kosovar. Des affrontements ont eu lieu près des frontières. Plus que jamais, la situation au Kosovo comporte donc de sérieux risques d'explosion et de contagion régionale.

La communauté internationale veut à la fois arrêter, ou empêcher la répression serbe au Kosovo et les attentats terroristes. Dans une certaine mesure, chacune des parties se sert du radicalisme de l'autre pour justifier le sein. Ceux qui prendront l'initiative de rompre avec ce cercle vicieux trouveront à coup sûr notre soutien.

Q — Monsieur le Ministre, que pense Paris de la possibilité d'une intervention militaire de l'OTAN et de l'UEO à la frontière entre l'Albanie et la Yougoslavie ?

R — Nous sommes inquiets devant les risques d'une escalade incontrôlée du conflit du Kosovo. Toutes les hypothèses sont à l'heure actuelle envisagées et examinées. Mais il ne suffit pas de parler de force militaire à la frontière entre l'Albanie et la Yougoslavie. Il faut préciser les objectifs et les missions d'une telle force et le cadre dans lequel elle se déploierait et dans quel cadre, etc. Ce sont des questions très sérieuses qui doivent être étudiées avec beaucoup de soin, ce dont nous avons déjà commencé à parler avec nos partenaires.

Q — Monsieur le Ministre, quelle sera la position de la France lors de la prochaine réunion du Groupe de contact qui doit se tenir à Paris ?

R — Une réunion du Groupe de contact se tiendra à Paris, le 26 mai, au niveau des directeurs politiques. Elle servira à faire le point de la situation sur le terrain et de la manière dont les autorités de Belgrade se sont confrontées, ou non, aux exigences du Groupe de contact. Pour nous comme pour tous nos partenaires du Groupe de contact, l'objectif principal reste l'acceptation par Belgrade d'une participation étrangère aux discussions entre Serbes et Albanais, acceptation qui conditionne l'ouverture du dialogue indispensable au règlement politique de la crise du Kosovo. La position française fin mai dépendra donc principalement de la satisfaction ou non de cette exigence.

Q — Monsieur le Ministre, la France a traditionnellement été un proche allié de la Serbie. Après les derniers développements dans l'ex-Yougoslavie peut-on penser que la France indépendamment de ce qui se passe au Kosovo, poursuivra sur la même ligne de relations avec Belgrade ?

R — Ne mélangeons pas une histoire ancienne et le problème d'aujourd'hui. La France n'est pas plus « l'alliée » de la RFY que de tout autre pays de la région. Comment peut-on d'ailleurs parler d'alliance avec un pays à l'encontre duquel nous avons pris des sanctions ? Nous souhaitons naturellement entretenir de bonnes relations avec la RFY comme avec tous les pays de la région. Or le règlement pacifique et négocié de la question du Kosovo conditionne pour l'essentiel le retour de la RFY dans les enceintes internationales, son rapprochement avec l'Union européenne, et par conséquent ses relations bilatérales avec nous comme avec nos partenaires.

Q — On a observé ces derniers temps une intensification des relations entre Paris et Tirana. Est-ce le résultat de la présence aux affaires des deux gouvernements socialistes dans les pays concernés ou cela découle-t-il d'une nouvelle attitude de la France à l'égard de l'Albanie ?

R — Les relations entre la France et l'Albanie sont anciennes. Notre engagement en faveur de la stabilité des Balkans constitue par ailleurs une constante de la politique française. La visite que j'effectue dans votre pays s'inspire de cette double approche. Nous avons eu le plaisir de recevoir récemment à Paris les plus hauts représentants du gouvernement albanais. Ma visite à Tirana s'inscrit donc dans une relation normale de réciprocité, inspirée par le désir de stimuler nos relations bilatérales.

Q — Monsieur le Ministre, envisagez-vous comme possible la conclusion d'un accord franco-albanais relatif au travail saisonnier des Albanais dans la foulée de ce à quoi l'on est arrivé avec l'Italie et le Grèce ?

R — La France n'a pas l'intention de conclure un accord relatif au travail saisonnier avec l'Albanie car les circonstances ne le justifient pas. Nos besoins en travailleurs étrangers sont en effet limités, et déjà satisfaits.

Q — Quelle est la position du gouvernement sur l'immigration clandestine ?

R — La France, première destination touristique et l'une des principales puissances économiques, est un pays très ouvert sur le monde. Mais la France ne peut se permettre, sous le couvert d'une libéralisation des échanges, un afflux massif de travailleurs clandestins. Nous devons être vigilants à l'égard de ceux qui tentent d'immigrer illégalement en France.

Le gouvernement français combattra le travail clandestin et les filières d'immigration irrégulière qui sont généralement le fait d'organisations criminelles. Cet objectif va de pair avec une politique visant à faciliter l'intégration des étrangers se trouvant en situation régulière en France et à mieux garantir leurs droits. Le gouvernement souhaite, dans ce domaine, préserver l'équilibre qui lui paraît indispensable entre la tradition d'ouverture et d'accueil de notre pays et la nécessaire maîtrise des flux migratoires.


CONFERENCE DE PRESSE CONJOINTE DU MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES,M. HUBERT VEDRINE,ET DU MINISTRE ALBANAIS DES AFFAIRES ETRANGERES,
M. PASKAL MILO
- PROPOS DU MINISTRE FRANCAIS -
(Tirana, 15 mai 1998)


Le Ministre -
Mesdames et Messieurs, je suis très heureux d'être venu aujourd'hui à Tirana. Aucun ministre des Affaires étrangères n'y était venu depuis sept ans. J'ai pensé que c'était anormal, d'autant plus que notre idée est de développer les relations bilatérales avec l'Albanie sur tous les plans. J'ai pu évoquer ces perspectives, aujourd'hui, avec le président de la République, le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères. Nous avons décidé de saisir toutes les occasions d'un échange politique pour confronter nos analyses et nos points de vue sur tous nos sujets d'intérêt mutuel. Nous avons l'intention, de part et d'autre, de développer nos relations économiques qui sont tout à fait insuffisantes. Nous avons un accord de protection des investissements qui remonte à 1995 et qui nous donne déjà un bon cadre de travail. Nous allons entamer les discussions menant à une convention pour éviter les phénomènes de double imposition. Beaucoup d'entreprises françaises sont prêtes à participer au développement des infrastructures et de l'équipement de l'Albanie.

Sur le plan culturel, nous voulons retrouver nos traditions, qui remontent au début du siècle, de coopération entre l'Albanie et la France, d'autant plus que les dirigeants albanais ont manifesté un intérêt politique déterminé pour la Francophonie. Nous allons ouvrir, dès la rentrée prochaine, des classes bilingues dans des lycées à Tirana et à Korça. Nous allons lancer une formation en français à la gestion des entreprises à l'école polytechnique de Tirana. Un projet de création d'une Alliance française à Korça est à l'étude et, comme l'a dit M. Milo tout à l'heure, plusieurs autres projets ont été mentionnés : nous avons convenu de les examiner ensemble pour savoir quelles seront nos priorités. Je peux donc pouvoir dire que nos entretiens aujourd'hui, sur le plan bilatéral, auront été féconds et ouvrent beaucoup de perspectives pour l'avenir.

Pour le reste, nous avons évidemment parlé des questions régionales, et notamment de la situation au Kosovo. J'ai dit à mes interlocuteurs que, pour les membres du Groupe de contact, il est très important de connaître l'analyse exacte de l'Albanie. Nous avons donc échangé nos vues de façon détaillée sur la seule perspective qui évitera un drame, c'est-à-dire la recherche de la véritable solution politique et d'une autonomie substantielle du Kosovo par la négociation. A cet égard, les nouvelles qui nous arrivent de Belgrade aujourd'hui sont de bonnes nouvelles. Il semblerait que l'insistance et la persévérance des pays membres du Groupe de contact commencent à porter leurs fruits. Naturellement, cet effort doit être poursuivi. Je m'en tiens là pour laisser la place à vos questions.

Q - Je souhaiterais connaître, Monsieur Védrine, la position du gouvernement français au sujet du déploiement des forces de l'OTAN en Albanie, lorsque l'on sait que la répression au Kosovo continue et que cette idée est de plus en plus partagée par les alliés atlantiques.

R - Les pays membres de l'OTAN ont tous décidé d'entreprendre des études approfondies et précises concernant toutes les hypothèses d'évolution de la crise au Kosovo, les différentes façons d'y faire face et d'y répondre éventuellement. Je ne peux pas vous en dire plus à ce stade. La France a donné, évidemment, son accord à ces études qui ne sont pas terminées, et d'éventuelles décisions ne pourraient être prises qu'au vu des conclusions de ces études.

Q - Monsieur Védrine, est-ce que l'option française sur le statut du Kosovo pourrait aller jusqu'à une République fédérée ?

R - Tous les pays membres du Groupe de contact ont la même position sur ce point. Depuis plusieurs semaines, les Etats-Unis, la Russie, la France, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Italie disent que le statu quo au Kosovo est intolérable. Cela fait plusieurs semaines que le Groupe de contact est mobilisé. Vraisemblablement, cela a empêché la situation de s'aggraver. Cela fait également plusieurs semaines que tous les pays membres du Groupe de contact demandent l'ouverture de négociations pour aboutir à un statu quo d'autonomie substantielle. Et les démarches à Belgrade des Américains, des Français, des Anglais, des Allemands, des Italiens, des Russes, ont toutes été dans le même sens. Nous n'avons pas voulu définir a priori ce que sera la définition exacte, le contour exact de cette autonomie substantielle. Nous avons demandé une vraie négociation et une vraie solution politique, et nous n'allons pas fixer, de l'extérieur, l'aboutissement de la négociation. C'est aux négociateurs de le faire. Aujourd'hui, c'est important de constater que le président Milosevic s'est engagé lui-même dans cette négociation. Quand j'avais été à Belgrade avec M. Kinkel, il avait déjà désigné le vice-Premier ministre yougoslave pour participer à ces négociations, mais cela ne suffisait pas et il fallait que lui même s'engageât. D'autre part, en allant à Belgrade, M. Rugova a montré son courage politique, son sens des responsabilités. On annonce maintenant que le président Milosevic et M. Rugova se sont mis d'accord pour qu'il y ait des réunions hebdomadaires pour conduire cette négociation. C'est une bonne nouvelle. Les pays membres du Groupe de contact resteront mobilisés et vigilants pour accompagner cette recherche d'une vraie solution jusqu'à ce qu'on l'ait trouvée.