Texte intégral
Le Journal du mardi : « On a besoin d’une vraie gauche » répétez-vous dans vos conférences-débats. Di Rupo, Jospin, Blair ce n’est pas la vraie gauche ?
Alain Krivine : Le mouvement ouvrier, au sens large, est divisé. Il n’existe pas trois voies, comme le prétend le premier ministre britannique Tony Blair, mais deux. La première voie est celle qu’empruntent les socialistes et les écologistes au pouvoir. C’est un accompagnement social du capitalisme, qui évolue de plus en plus à droite. Ses partisans sont en train de quitter la voie social-démocrate. Ils se convertissent au social-libéralisme.
Le Journal du mardi : Vous mettez Jospin dans le même sac que Blair ?
Alain Krivine : A part quelques mesurettes, il n’y a pas de différence. Sauf pour le langage. Jospin parle à gauche, mais agit à droite. Comme Blair, il applique les souhaits du patronat. Il tient un discours de gauche pour tenter de sauver la face, parce que le rapport de force n’est pas le même qu’en Angleterre. En France, la classe ouvrière n’a pas été écrasée. Nous n’avons pas eu Thatcher. Les revendications demeurent donc plus fortes. Jospin fait semblant d’y répondre.
Le Journal du mardi : La réduction du temps de travail à 35 heures, votée par la gauche plurielle, est-ce vraiment une « mesurette » ?
Alain Krivine : L’effet d’annonce a été maximal. Mais, malgré les apparences, Jospin ne rencontre pas du tout cette vieille revendication de la gauche syndicale. La loi Aubry est une vraie catastrophe. Elle fait le jeu du patronat en instaurant une annualisation et une flexibilité du travail tous azimuts. C’est un fameux recul. Second recul : les privatisations. Jospin a privatisé bien davantage que les deux gouvernements de droite précédents.
Le Journal du mardi : En copiant la politique de la droite, la social-démocratie programme sa disparition ?
Alain Krivine : Elle devient de plus en plus un grand lobby électoral, dont le programme n’est pas de gauche, mais qui conserve des racines dans le mouvement ouvrier.
Le Journal du mardi : Dans ce paysage, où situez-vous la vraie gauche ?
Alain Krivine : J’en arrive à la seconde voie que j’évoquais tout à l’heure. C’est celle qu’empruntent ceux qui, à gauche, veulent rompre avec le capitalisme. Ces militants de la vraie gauche, on les rencontre parfois au sein des partis communistes, très marginalement chez les Verts et encore plus marginalement au PS. La plupart sont actifs au sein de ce qu’on appelle le mouvement social. Dans les équipes syndicales. Et, bien sûr, au sein d’organisations comme LO-LCR en France, notre liste qui a frôlé le million de voix au scrutin européen.
Le Journal du mardi : Le 20 novembre dernier, les dirigeants socialistes ont organisé à Florence, avec le président américain Bill Clinton, un sommet dit « de le gauche moderne ». Clinton, c’est la gauche moderne ?
Alain Krivine : Ce sommet de Florence, a été fort utile. Voir Jospin bras-dessus, bras-dessous avec Clinton remplace une longue explication.
L’image se substitue au texte. En France, on était déjà étonné que l’« homme de gauche » Jospin copine avec Blair et Schröder. Mais avec Bill Clinton, cela se passe de commentaires.
Le Journal du mardi : Si je vous comprends bien, ces socialistes-là sont ringards, et pas modernes pour un sou…
Alain Krivine : Ils incarnent tout l’archaïsme social-démocrate. Prenez la fameuse formule de Jospin « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ». C’est hypocrite. C’est la théorisation moderne d’un concept très ancien : la collaboration de classes.
Le Journal du mardi : C’est quoi, une gauche moderne ?
Alain Krivine : Une gauche anticapitaliste. Une gauche qui, face aux effets de la mondialisation, source d’une terrible aggravation des inégalités, veut répondre aux besoins élémentaires des gens.
Le Journal du mardi : Avec quelles méthodes ? La mondialisation n’est-elle pas incontournable ?
Alain Krivine : Il faut se donner les moyens de ses ambitions. Retrouver le plein emploi par une réduction drastique du temps de travail en Europe. Sans baisse des salaires, ni flexibilité accrue. Il est également indispensable de renforcer les services publics, que les socialistes et les écologistes sont en train de détricoter. La mondialisation actuelle aboutit à une privatisation totale de notre vie quotidienne. Mêmes les œuvres d’art, les loisirs, les médicaments, deviennent des marchandises comme les autres. C’est cela le libéralisme. Ou plutôt le capitalisme, un mot que les socialistes n’osent plus employer. Le libéralisme n’est qu’une facette de ce capitalisme qu’ils ont cessé de combattre.
Le Journal du mardi : Le sociologue Anthony Giddens, père de la « troisième voie » et conseiller de Tony Blair, exhorte la gauche à abandonner ses vieilles recettes, tout en continuant à poursuivre ses objectifs de justice sociale. Vous n’êtes pas convaincu ?
Alain Krivine : La gauche doit abandonner les vieilles recettes social-démocrates. Mais certainement pas, comme le veut Anthony Giddens, pour adopter les recettes libérales. D’autres solutions existent. Les recettes de la gauche anticapitaliste n’ont encore jamais été appliquées. C’est le moment d’y recourir. Car on peut juger sur pièces le bilan des sociaux-démocrates. Il est désastreux. Ils occupent le pouvoir pratiquement partout en Europe. Partout, ils appliquent la même politique que la droite. Partout, c’est le règne des privatisations, du travail précaire, des licenciements…
Le Journal du mardi : La « troisième voie », c’est une autoroute vers le libéralisme ?
Alain Krivine : C’est déjà du libéralisme. D’ailleurs, il le reconnaît, en déclarant que, souvent, Thatcher a pris des bonnes mesures. La troisième voie représente une couverture idéologique qui permet aux sociaux-démocrates de faire du libéralisme, tout en essayant de conserver leur base sociale.
Le Journal du mardi : Que répondez-vous à Jospin, lorsqu’il dit : « Le révolutionnarisme est derrière nous. Il n’y a pas de modèle alternatif » ?
Alain Krivine : Quelle capitulation ! Quel constat d’échec ! C’est la vieille tactique des socialistes : criminaliser toutes les politiques de rupture avec le capitalisme qui se situent à leur gauche. Ils n’ont plus la moindre volonté politique. Lorsque la société Michelin, après avoir réalisé de gros profits, a licencié des milliers de travailleurs, Jospin s’est aplati « L’État ne peut pas tout faire », a-t-il déclaré. Les socialistes se résignent à l’impuissance.
Le Journal du mardi : Parce qu’ils estiment que, malgré tout, le capitalisme est le moins mauvais des systèmes ?
Alain Krivine : Mais le capitalisme est une catastrophe ! Il débouche sur une tiers-mondisation de l’Europe occidentale. Savez-vous qu’aujourd’hui, près de 30 % des citoyens ne savent plus se soigner correctement…
Le Journal du mardi : L’internationale socialiste vient d’adopter une résolution défendant « la fonction créatrice du marché » et affirmant qu’« il n’y a pas de société démocratique sans marché ». Libéralisme et liberté vont de pair ?
Alain Krivine : Au contraire, libéralisme économique et libertés sont souvent complètement antagonistes. Le cas de la Russie est particulièrement éclairant. Aujourd’hui, le capitalisme sauvage y règne. Et les libertés démocratiques ne sont vraiment pas au rendez-vous. Au point que même la droite et les sociaux-démocrates se demandent si cela vaut toujours le coup de soutenir un voyou mafieux et alcoolique comme Eltsine.
Le Journal du mardi : Pour le chancelier social-démocrate allemand Gherard Schröder, « Il n’est pas souhaitable d’avoir une société sans inégalité, car cela se termine par écrasement de l’individu ». Étonnant ?
Alain Krivine : Quel aveu. Et quel cynisme absolu. L’égalité est, bien sûr, la condition pour libérer les individus. De tels propos montrent que cette gauche n’est plus de gauche. Elle n’a plus aucune imagination.
Le Journal du mardi : L’imagination viendra-t-elle des écologistes, qui jouent un rôle croissant dans plusieurs pays ?
Alain Krivine : Malheureusement, non. Les écolos ont donné l’impression d’être à la gauche de la social-démocratie. Ils ont réussi à capter un électorat qui voulait donner une leçon au PS. Mais, dès qu’ils participent au pouvoir, les écolos s’institutionnalisent. Ils s’intègrent dans la société capitaliste. En avalant toutes les couleuvres. A force d’être écartelés entre le mouvement social qu’ils soutenaient quand ils étaient dans l’opposition et le gouvernement, ils vont perdre une partie de leur électorat.
Le Journal du mardi : Pourquoi ce renoncement tellement rapide des Verts ?
Alain Krivine : Dominique Voynet ministre écologiste dans le gouvernement Jospin, est assez lucide a cet égard. Récemment, elle m’a dit qu’elle était consciente que les Verts n’avaient pas la même cohérence idéologique que les mouvements qui, comme le nôtre, se veulent « 100 % à gauche ». L’écologie est une dimension fondamentale de la lutte anticapitaliste. Mais ce n’est qu’une de ses dimensions. Un projet de société écologiste, cela n’existe pas. Cela explique pourquoi les partis verts sont en crise perpétuelle. En effet, ils esquivent les vrais choix de société, ils sont victimes de leur propre succès.