Texte intégral
* Irlande du Nord
En Irlande du Nord, un accord de paix vient d’être conclu. Est-il possible d’en tirer des leçons pour régler les autres conflits qui ravagent la planète ?
Hubert Védrine : Cet accord constitue une très heureuse nouvelle. Il faut rendre hommage au ouvrage, à la persévérance de tous ceux qui dans chaque camp, ont pris le risque d’affronter les jusqu’au-boutistes pour dépasser leur logique d’affrontement. Il faut souhaiter que le référendum annoncé consolide cette percée.
Cependant il n’est pas possible de transposer mécaniquement la solution d’un conflit à un autre. Mais cet accord nous rappelle qu’il ne faut jamais désespérer.
* Rwanda
Q. – Peut-on espérer, un jour, une réconciliation au Rwanda ? Et entre la France et le Rwanda ? Vous qui étiez, à l’époque du génocide, secrétaire général de l’Élysée, avec accepté de témoigner début mai devant la mission parlementaire d’information. Pourquoi ?
R. – Oui, il faut espérer une réconciliation des Tutsis et des Hutus, au Rwanda comme au Burundi. La mission d’information est une très bonne initiative de Paul Quilès. Dès sa création, le 3 mars j’ai annoncé que le Quai d’Orsay coopérait avec elle. Le premier ministre vient d’ailleurs de donner des instructions très précises dans ce sens. J’expliquerai aux membres de la mission ce que j’ai pu avoir à connaître de cette affaire notamment lors de la deuxième cohabitation, à l’occasion de la préparation des conseils restreints.
Q. – Votre audition, prévue le 5 mai, sera-t-elle publique ?
R. – Oui.
Q. – Vous sente-vous « responsable », ne serait-ce que « par passivité » – comme le président Clinton, ou comme Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU – du génocide rwandais ?
R. – S’il y a un reproche qu’on ne peut pas faire à la France, s’est celui de la passivité ! La France a fait tout ce qu’elle a pu – trop seule ! – à partir de 1990 pour trouver une solution politique, au problème Hutu-Tutsi patent depuis l’indépendance, et pour prévenir ainsi des évolutions désastreuses qui étaient à redouter.
Q. – Depuis 1990, on savait que ça n’allait plus au Rwanda, que les risques de guerre civile étaient réels. Pourquoi avoir soutenir jusqu’au bout le président Habyarimana ?
R. – Je ne crois pas que l’on puisse dire que « la France a soutenu jusqu’au bout le président Habyarimana. Cela serait plus exact de dire qu’elle n’a cessé de faire pression sur lui pour qu’il accepte une évolution de son régime et notamment un partage du pouvoir avec ses opposants de l’intérieur et avec le FPR, et c’est cette politique qui a abouti aux accords d’Arusha. Et elle a fait pression sur lui qui récapitule de façon honnête tout ce que la France a tenté de faire de 1990 à 1994 pour prévenir le retour des affrontements…
Q. – Vous justifiez l’intervention de la France par une intervention extérieure, en l’occurrence de l’Ouganda. Y avait-il un accord de défense entre le Rwanda et la France ?
R. – je ne « justifie » pas. J’explique. Il y avait un accord de coopération militaire, pas de défense. Mais ce n’est pas le problème, il n’y avait plus au Tchad et cela n’avait pas empêché la France d’intervenir. L’idée de l’époque était de sécuriser l’ensemble des pays liés à la France et qui lui avaient fait confiance. Faute de quoi, la stabilité de toute la zone serait remise en cause.
Q. – L’intervention française n’était donc pas destinée à préserver la francophonie dans la région ?
R. – Soyons sérieux ! Aussi attachés que nous soyons à notre langue, on ne décide pas d’une intervention militaire pour qu’un certain nombre de Rwandais parle français plutôt qu’anglais en plus du kinyarwanda. La France était au Rwanda, répétons-le, pour prévenir le retour des affrontements par une politique de sécurisation contre une agression extérieure et de démocratisation et de partage du pouvoir dans l’esprit de La Baule.
Q. – L’opération Turquoise menée par l’armée française n’a-t-elle pas conduit à la constitution de ces camps de réfugiés, à l’est du Zaïre, dans lesquels se sont cachés aussi des auteurs du génocide ?
R. – Si vous raisonnez comme ça, vous allez discréditer bien des efforts en faveur des réfugiés dans bien des guerres où que ce soit ! L’opération Turquoise a été décidée par le président Mitterrand et le gouvernement Balladur, parce qu’après plusieurs semaines aucun pays ne se décidait à répondre aux appels de la France ou du secrétaire général des Nations unies. Il fallait bien faire quelque chose !
Q. – Bill Clinton a exprimé ses regrets pour la passivité des États-Unis au moment du génocide. À vous écouter, un mea culpa de la France n’est pas d’actualité ?
R. – Il faut quand même rappeler que si les États-Unis n’ont pas répondu aux appels de la France ou du secrétaire général des Nations unies en avril 1994, c’est parce qu’ils étaient traumatisés par leur déconfiture, et leurs 18 morts, en Somalie. Quelles fautes, ou quelles erreurs la France a-t-elle pu commettre en ce qui la concerne ? Attendons pour nous prononcer là-dessus les conclusions de la mission Quilès.
Q. – Mais sans attendre, la France n’a-t-elle rien à regretter ?
R. – Si, bien sûr, l’échec de sa politique, l’échec des accords d’Arusha. S’ils avaient pu être vraiment appliqués, peut-être que toutes ces horreurs auraient été évitées.
* Bosnie
Q. – Vous avez accepté que des militaires français aillent témoigner devant le tribunal pénal international (TPI) de La Haye. Avez-vous mis des restrictions à leurs témoignages ? Quand auront-ils lieu ?
R. – La France a contribué à la création du TPI. Mais il y avait un problème. La procédure retenue au TPI pouvait conduire à traiter de manière identique, lors des interrogatoires, des témoins ayant participé à des opérations de maintien de la paix au titre de l’ONU et des criminels de guerre. Le risque existait. Or, ce serait un paradoxe que le développement – souhaitable – de ce genre de tribunal, mette en péril les opérations de maintien de la paix. Le traitement doit être différent. Élisabeth Guigou et moi-même en avons parlé avec la présidente du tribunal, Mme Macdonald, et avec le procureur, Mme Arbour. Ce problème est en voie d’être résolu. J’ajoute que nous n’avons pas demandé autre chose que ce qui avait déjà été accepté pour des témoins américains ou britanniques. La date des auditions. C’est au procureur d’en décider.
Q. – Ravodan Karadxic, l’ex-leader des Serbes de Bosnie, inculpé de crimes contre l’humanité et de génocide, est toujours libre. Le temps de son arrestation approche-t-il ?
R. – Je l’espère.
* Kosovo
Q. – La tension monte au Kosovo. Comment éviter que le conflit ne dégénère ?
R. – En imposant, pendant qu’il en est encore temps, une autonomie réelle. Il y a un élément positif aujourd’hui : lorsque la Yougoslavie a commencé à se désintégrer en 1991, les grands pays étaient divisés quant à l’attitude à adopter. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Tous les grands pays (groupe de contact européens) sont d’accord pour juger le statu quo intolérable ; d’accord pour refuser la revendication d’indépendance des Albanais du Kosovo ; d’accord, je le répète, pour une autonomie substantielle dont les contours exacts sont à négocier entre les parties.
Q. – Justement, les négociations bloquant, les Albanais les voulant au niveau de la Yougoslavie et les Serbes en faisant une affaire interne à la Serbie.
R. – Avec mon collègue allemand, Klaus Kinkel, nous avions obtenu une concession – la présence d’un représentant personnel de Slobodan Milosevic et des autorités yougoslaves dans la délégation serve – jugée insuffisante par les Albanais du Kosovo qui veulent une présence internationale. Nous appuyons cette demande que Belgrade refuse encore. Tous nos efforts convergent pour enclencher la discussion.
* Proche-Orient
Q. – Autre région du monde où un processus de paix est dans l’impasse : le Proche-Orient où vous vous êtes rendu en janvier ; Qui en rendez-vous responsable ?
R. – On peut sans doute trouver des reproches à faire à l’Autorité palestinienne mais force est de constater que, depuis son élection, le Premier ministre israélien a démontré de façon concrète sa fidélité aux positions qu’il défendait lorsqu’il était dans l’opposition, son hostilité aux accords d’Oslo. Chacun en mesure aujourd’hui les conséquences.
Aujourd’hui, ni la France, ni l’Europe, ni les États-Unis n’ont trouvé le levier qui permettrait de peser sur Benyamin Netanyahou ou de le convaincre. C’est un homme politique talentueux, très populaire, et qui s’appuie sur une base politique forte. Mais il n’y a plus de perspectives d’avenir pour les Palestiniens ! Et pour les Israéliens ? S’arc-bouter sur ce refus n’en est pas une. Mais nous ne baisserons pas les bras.
Nous continuerons inlassablement à dialoguer avec le gouvernement israélien, et avec les autres forces politiques du pays. Nous resterons aux côtés des Palestiniens qui attendaient tout du processus de paix. Et nous poursuivons un dialogue permanent avec les États-Unis car la situation serait encore pire s’ils se décourageaient. Au sein de l’Europe, nous agissons pour que l’expression de l’Union soit plus vigoureuse. Il faut arrêter l’asphyxie du processus de paix, revenir aux engagements et à l’esprit d’Oslo, obtenir du gouvernement israélien un désengagement substantiel, ne pas exiger d’Arafat, qu’il accepte une solution au rabais qui l’affaiblirait encore plus, redessiner un avenir pour les Israéliens et les Palestiniens.
Q. – Le gouvernement israélien a récemment affirmé qu’il reconnaissait la résolution 425 du Conseil de sécurité de l’ONU invitant l’armée israélienne à quitter sans délai le Liban-Sud. Croyez-vous en sa sincérité ?
R. – Le ministre de la défense, Yitzhak Mordehaï, m’a paru sincèrement préoccupé par la situation de ses troupes au Sud-Liban. La France peut avoir, dans cette affaire, un rôle de messager. Et si les intéressés trouvent un accord, nous serons prêts à offrir nos garanties à sa mise en œuvre.
Q. – En Irak, les missions des experts en désarmement de l’ONU se poursuivent. Quel type d’armement reste-t-il à trouver et peut-on prévoir une date de levée de l’embargo ?
R. – L’embargo pourra être levé quand les conditions seront remplies. La résolution 687 du Conseil de sécurité est précise sur ce point. Cela dépend largement des Irakiens. Le volet nucléaire a l’air au clair. Les experts s’interrogent encore sur le sort de deux missiles. Les choses sont plus compliquées à propos des composants d’armes chimiques et bactériologiques par nature faciles à disperser. L’investigation n’est pas terminée. Mais l’accord Kofi Annan-Tarek Aziz s’applique pour le moment sans accroc. C’est l’essentiel.
Q. – Le lancement de l’euro approche. En escomptez-vous un renforcement de la construction européenne ?
R. – Oui ; c’est d’autant plus précieux que l’Union européenne entre dans une phase où de multiples négociations s’enchevêtrent : élargissement, réforme des institutions, financement du budget européen et des politiques communes pour les années 2000-2005. Dans ce contexte, la création de l’euro, la discipline que ses mécanismes vont exiger, la solidarité accrue que cela supposera entre ses membres, la puissance que cela va donner à l’Europe créent une nouvelle donne. L’arrivée de l’euro va entraîner un choc fécond, fédérateur des énergies européennes, si nous voulons.