Articles de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte Ouvrière, dans "Lutte Ouvrière" des 5, 12, 19 et 26 juillet 1996, sur le bilan de la politique gouvernementale, l'affaire Tibéri et les jeux olympiques d'Atlanta.

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Média : Lutte Ouvrière

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Lutte ouvrière : 5 juillet 1996

Des policiers, un juge à la rescousse de Tiberi !

On a beau être habitué depuis longtemps à ces gouvernants bonimenteurs… surtout menteurs, on est toujours choqué sinon surpris, par la facilité avec laquelle ils renient leurs promesses. Sans sourciller. Ce qui ne les empêche nullement d'affirmer qu'ils maintiennent toujours le même cap.

La dernière, disons plutôt la plus récente de ces volte-face, car il y en aura bien d'autres d'ici pas longtemps, est celle de Jean Arthuis, le ministre des Finances. Il vient d'annoncer que les contribuables seraient mis à contribution pour combler le trou du Crédit Lyonnais, contredisant son prédécesseur et néanmoins ami politique, qui déclarait, lui, qu'il n'était pas question que la dette de cette banque soit à la charge de la collectivité. C'est aussi l'annonce que la « prestation autonomie » pour les personnes âgées dépendantes, promise par Chirac lors de sa campagne électorale, était reportée à une date indéterminée. Façon de dire qu'elle est sans doute enterrée.

Rendons toutefois cette justice aux gouvernants, qu'en dépit des apparences ils gardent le cap : celui, contre vents et marées, de servir les nantis.

À propos de cette ardoise du Crédit Lyonnais, par exemple, s'il vient aujourd'hui à l'idée du gouvernement Juppé de prendre dans la poche de la population, en revanche, il n'envisage pas, pas une seconde, de taxer les riches, de prendre sur les revenus de ceux qui ont bénéficié des largesses et des facilités des dirigeants de cette banque, de leur demander, en quelque sorte, de restituer les détournements dont ils ont été les bénéficiaires. Et pourtant ces milliards disparus ne se sont pas volatilisés. Ils ont contribué à arrondir les fortunes d'un certain nombre de profiteurs, à les aider à spéculer, à s'acheter des usines et des biens. La logique, l'équité voudraient que pour reboucher ce trou qui est pour bonne partie leur œuvre, on se tourne d'abord vers ces gens-là. Mais de ce côté-là, pas touche !

Équité, justice ? À la bourse des valeurs qui ont cours dans le monde des nantis et des politiciens qui les servent, ces mots n'ont pas la même signification que pour le commun des mortels. La morale ou même les lois sont faites pour le bon peuple, pas pour eux.

À preuve l'affaire Tiberi. Que le maire de Paris, bon père, ait utilisé sa position pour obtenir un HLM haut de gamme à sa progéniture, qu'il ait utilisé ou permis d'utiliser les fonds de l'office qui gère le patrimoine immobilier de la ville pour faire des travaux somptuaires dans ce logement – ne chipotons pas pour savoir si le revêtement choisi était du marbre ou du comblanchien – est scandaleux. Mais à l'heure où des scandales font surface les uns après les autres, de la villa de Léotard à celle de Longuet, en passant par les tripatouillages de Carrignon, cette affaire apparaît désormais comme une banalité. Ce qui l'est un peu moins, c'est la façon dont les hommes du pouvoir usent de la justice et de la police, comme d'une justice et d'une police privées, à leur service, qui, de plus, ne ménagent pas leur zèle à leur égard. Un juge, le juge Halphen, dessaisi de l'affaire, qui est transférée à un de ses confrères, lequel s'empresse de l'enterrer, sans même se donner des délais que la simple décence imposerait ; des policiers qui, sur injonction de leur hiérarchie, refusent d'assister la justice lors de la perquisition de l'appartement Tiberi, comme la loi leur en fait l'obligation ; un ministre de l'Intérieur qui approuve l'attitude de la hiérarchie policière dans cette affaire, en contradiction flagrante avec la loi qu'il a pour charge de faire appliquer ; et pour couronner le tout, un garde des Sceaux qui s'active à mettre le couvercle sur ces agissements nauséabonds. Cet enchaînement illustre le sans-gêne des hommes qui nous gouvernent. D'ailleurs les patrons qu'ils servent n'agissent pas différemment. On a pu le voir lors des démêlés récents avec la justice des Suard, Dassault, Pineau-Valencienne, Le Floch-Prigent et de bien d'autres… sans oublier ceux qui passent entre les mailles du filet.

Mais pourquoi se gêneraient-ils puisqu'ils ne s'estiment pas hors la loi, mais simplement au-dessus des lois, qui sont faites pour (ou plutôt contre) les pauvres.

Et ce sont ces gens-là qui prêchent la morale aux travailleurs ! Ce sont ces gens-là qui expliquent que la crise justifie les sacrifices… pour la population laborieuse !

« Nul devoir ne s'impose aux riches, le droit du pauvre est un mot creux » dit le chant de lutte des travailleurs, « L'internationale ». C'est toujours vrai. Mais ce sont ces riches et leurs valets qui, par leurs agissements, apportent chaque jour des aliments à la colère populaire, cette colère qui ne manquera pas, et nous le souhaitons, nous ferons tout pour cela, de se transformer en révolte.


Lutte ouvrière : 12 juillet 1996

Les emplois dégringolent et la Bourse grimpe : c'est fou, mais c'est le capitalisme !

Le 5 juillet, Wall Street, la Bourse de New York, a connu sa baisse la plus forte depuis quatre mois.

Pourquoi cette baisse des actions ? Parce qu'on venait de publier de « trop bons chiffres » indiquant qu'en juin, aux États-Unis, le chômage était à son plus bas niveau depuis six ans.

C'est le monde à l'envers et décidément cette société marche sur la tête.

D'autant plus que si le chômage est au plus bas, c'est, disent les mêmes chiffres, parce que la croissance économique augmente.

Oui, cette économie, cette société est folle et tous les beaux discours qui veulent nous faire croire le contraire sont des mensonges purs et simples.

Parce que ces messieurs de Wall Street comme ceux de toutes les autres Bourses de valeurs, y compris celle de Paris, qui a baissé dans la foulée, ont leur propre logique. Si le chômage diminue, les salaires risquent d'augmenter. Et si les salaires augmentent, les bénéfices vont diminuer. Cela devrait être compensé par le fait qu'on vende plus ! Mais non ! Parce que pour vendre plus, il faudrait investir et ces gens-là font plus de profits en appauvrissant la population qu'en produisant.

Les bénéfices distribués par les sociétés, et dont dépend le prix des actions, montent d'autant plus que la part des salaires est faible. Et c'est pourquoi Wall Street baisse quand le chômage diminue et que la production croît.

Et il ne faut pas croire qu'il n'y a pas d'argent. Toujours pour ne parler que des États-Unis, la Bourse de New York, malgré cette baisse, a gagné 9 % depuis le début de l'année sur la valeur moyenne des actions qui y sont cotées. Cette valeur a doublé en un peu plus d'un an et demi, ce qui fait 620 % de hausse en 14 ans !

Quels sont les salariés, quels sont les retraités, quels sont a fortiori les chômeurs qui ont vu leurs revenus évoluer ainsi en 14 ans ?

Par contre, pour les bourgeois, les actionnaires, si la valeur des actions a été multipliée par six, c'est que le montant des dividendes a évolué au moins de la même façon.

Le volume des actions échangées chaque jour à une Bourse comme celle de Paris représente plusieurs milliards, cinq en moyenne chaque jour et parfois beaucoup plus.

Aux États-Unis, sur les cinq premiers mois de 1996, 600 milliards de francs se sont nouvellement investis dans la Bourse. C'est-à-dire que des capitalistes avaient ces 600 milliards disponibles et les ont utilisés pour spéculer, au lieu de les investir dans quoi que ce soit d'utile. Car, rappelons-le, les actions ne servent pas à produire plus ou à créer des emplois, au contraire, elles se vendent moins bien lorsque le chômage baisse.

Et il en va de même aux bourses de Londres, de Paris, de Bonn ou de Berlin, de Tokyo, dans toutes les grandes capitales des sept pays les plus riches.

Voilà comment ce monde, voilà comment cette économie, fonctionnent. La recherche du profit, rien que du profit, et pas de l'intérêt général, a des résultats aberrants. Aberrants pour le sens commun mais, par contre, bien dans la logique du système.

Alors, il faut casser cette logique. Aucune revendication sur les salaires, sur les aménagements d'horaires, ne changera le fait que plus il y en a pour la bourgeoisie, moins il y en a pour les travailleurs. Si nous voulons changer tant soit peu notre sort, il faut rendre publics tous les comptes des grandes entreprises, des grands patrons qui, même lorsqu'ils ne trafiquent pas, gèrent un système qui appauvrit la majorité de la population pour enrichir les classes dominantes.

Oui, il faut savoir d'où sort cet argent qui s'investit dans la Bourse pour y spéculer contre l'emploi !

Si les travailleurs n'imposent pas cela, il y aura de plus en plus de chômage et de misère.

Les gouvernants parlent de fracture sociale mais c'est eux qui mènent, organisent, conduisent et, pour le moment, gagnent, la lutte de classe. Mais cela ne durera pas toujours.


Lutte ouvrière : 19 juillet 1996

14 juillet : Chirac s'est défilé

C'est que pour se défiler, le président s'est vraiment défilé dans son discours du 14 juillet.

Si le budget de l'État est en déficit, ce n'est pas de sa faute, mais celle de ceux qui étaient là avant lui…

Si la consommation et la production ne repartent pas, c'est parce que les Français n'osent pas acheter…

S'il n'arrive pas à régler le problème du chômage ou celui du déficit de la Sécurité sociale, c'est parce que les Français sont rétifs au changement…

Si patronat et syndicats n'ont pas réglé le problème du temps de travail, c'est parce que tout le monde est frileux…

C'est à la fois une façon de dire qu'il n'est pour rien dans la situation et tenter de nous faire oublier tout ce dont il avait parlé lors de sa campagne. Plus question, aujourd'hui, de colmater la fracture sociale dont il parlait tant, il y a tout juste un peu plus d'un an.

Que ce soit pour les arsenaux, Moulinex ou la vache folle, sa réponse a été la même : « On n'a pas su agir avant ! ». Sans dire d'ailleurs ce qu'il aurait fallu faire alors, selon lui, et qu'il lui serait impossible de faire maintenant.

La seule chose un peu concrète qu'il ait dite, c'est qu'il n'hésitait pas à manger de la viande de bœuf en famille. Vu l'aspect spongieux de son discours, ça n'est pas rassurant… !

Il y a quand même une nouveauté : cette fois, il ne promet rien pour l'avenir.

À part cela, il n'y a qu'un seul emploi qu'il ait garanti – en dehors du sien –, c'est celui de Juppé. Pour combien de temps ? On ne sait pas car dans le métier de Juppé, il n'y a pas de préavis (mais il y a maintien de la retraite, même pour une seule année d'exercice professionnel).

Aux députés de sa majorité, il a dit qu'ils n'avaient pas le choix. S'ils craignaient de ne pas être réélus, qu'ils s'en prennent à eux-mêmes. Eux aussi !

Lui était là pour un bon moment et, quant à eux, ils n'avaient le choix qu'entre prendre le risque de perdre leur place tout de suite – avec la dissolution – ou celui de ne la perdre que dans deux ans. Car quand on dit si fort « je ne veux pas dissoudre », cela revient à dire « je peux le faire… si vous me faites suer ».

Bien évidemment, ce ne sont pas ces gens-là qu'il faut plaindre, après tout Chirac, ils se le sont choisi.

Mais pour le reste, oui, Chirac s'est défilé. À vrai dire, il ne pouvait guère faire autrement, car vis-à-vis de la population, son bilan est désastreux.

Bien sûr, s'il avait dressé son bilan uniquement vis-à-vis des possédants et des financiers, il eût été beaucoup plus favorable. Mais en s'adressant à l'ensemble de l'électorat, il ne pouvait pas se permettre d'être aussi cynique. Alors, il s'est contenté de dire : « Ce n'est pas moi, c'est pas ma faute, etc., etc. ».

Ce qu'il faut cependant retenir de son discours, c'est qu'il s'est adressé à nous en disant : « Cela dépend de vous que les choses changent ».

Cela, c'est bien vrai ! Cela ne dépendra pas de lui ou, du moins, pas qu'elles changent en bien pour la population et les travailleurs.

Compter sur lui, personne ne le faisait parmi les travailleurs. Maintenant, il ne faut pas plus compter sur le fait qu'une majorité de gauche dirigée par les socialistes, qui reviendrait pour une nouvelle cohabitation en juin 1998, ferait mieux pour nous, que ce que fait Chirac ou ce qu'elle-même a fait pendant dix ans.

Oui, cela dépend de nous et nous seuls, le monde du travail, les chômeurs, la population laborieuse en général, que les choses changent.

Aujourd'hui, les Bastille de l'Ancien Régime n'existent plus, mais il reste d'autres Bastille, des oligarchies financières et industrielles qui réalisent des profits gigantesques pendant que le chômage, l'insécurité s'accroissent et que la misère augmente.

Oui, ces Bastille-là restent à prendre !

Et il n'y a que les travailleurs qui puissent entreprendre de les démolir.


Lutte ouvrière : 26 juillet 1996

Jeux olympiques

Cinq anneaux de nos chaînes

Difficile d'échapper aux Jeux d'Atlanta. On ne nous cache même plus, aujourd'hui, tous les gros sous qui sont derrière tout cela.

Oh ! ce n'est pas tant ce que touchent les sportifs en cas de victoire, car pour quelques grosses primes pour les vainqueurs ou les médailles, il y a tous les anonymes pour lesquels il ne reste que d'avoir participé, l'essentiel paraît-il.

Ceux-là, au moins, ont fait l'effort et montrent, à chaque fois un peu plus, ce que le courage, l'énergie, la volonté peuvent obtenir des capacités du corps humain. Sauf dopage bien sûr. Mais là, c'est l'appât de la réussite qui pousse des jeunes, souvent déshérités au départ, à perdre leur vie en voulant la gagner, avec une couronne, mais parfois mortuaire. Et comment fera-t-on admettre à l'ensemble de la jeunesse que la drogue c'est la mort, si l'on pousse les athlètes de haut niveau à utiliser des substances qui, tout en n'étant pas du crack, fabriquent les cracks olympiques ?

Les gros sous sont d'autant plus visibles à Atlanta qu'il s'agit de la ville de Coca-Cola. Et comme c'est Coca-Cola et l'Amérique, toute la presse française ne cache pas les intérêts que le principal et le premier sponsor des Jeux olympiques peut y trouver. La même presse en faisait moins état lors d'Albertville et pourtant, des gros sous, il y en avait aussi.

Et puis, ce qu'il y a de choquant dans ces foires, c'est l'aspect nationaliste. Les nations s'y affrontent plus que les sportifs individuellement. Ce n'est pas « que le meilleur gagne », mais c'est « vive la France ». Et c'est ainsi que l'on voit un colosse de l'équipe française de judo pleurer, non de joie parce qu'il a été le meilleur mais, a-t-il dit, « en entendant la “Marseillaise” ».

Les Jeux qui étaient, ou qui seraient, un symbole de fraternité sont un autre moyen d'exacerber les sentiments nationalistes, y compris là où ils n'ont rien à faire. Tous se vantent que la politique en soit exclue, mais c'est la pire qui par ce biais y est introduite.

Que des peuples opprimés, ou récemment opprimés, soient fiers quand l'un des leurs remporte une victoire car cela les venge des humiliations ou de la prétention des autres, en particulier des Blancs, à la supériorité, cela se comprend aisément. Mais que des peuples des pays oppresseurs, comme les USA, l'Angleterre, l'Allemagne ou la France, aient les mêmes sentiments, c'est dérisoire. Dérisoire de se croire meilleur parce qu'on a la même nationalité qu'un champion.

Les athlètes ne sont sûrement pas les plus à plaindre des habitants de leurs pays respectifs, mais derrière eux, des milliers d'autres, qui espèrent réussir et n'y parviennent pas, forment des bataillons d'exploités sans récompense.

Dans le passé, les empereurs romains donnaient au peuple, pour qu'il ne se révolte pas, du pain pour qu'il mange à sa faim, même mal, et les jeux du cirque pour qu'il pense à autre chose qu'à sa misère.

Aujourd'hui, on est plus raffiné, on offre du pain, de la viande même folle, du vin et des jeux télévisés. Mais le principe reste le même. Et s'il y a beaucoup de chaînes, elles ne sont pas que de télévision.

Les gladiateurs qui descendaient dans l'arène étaient des esclaves. Mais ceux qui les regardaient, même libres, avaient des chaînes, même immatérielles, quand même.

Tout le monde vit mieux, dans les pays occidentaux, que sous la Rome antique, mais les rapports entre riches et pauvres, entre propriétaires d'esclaves ou d'usines et le prolétariat restent les mêmes.

C'est qu'il nous en reste, des anneaux à briser. Bien plus que cinq.