Texte intégral
Ce qui s'est passé ces jours derniers dans plus du quart des régions françaises donne la nausée. L'entrée nombreuse d’élus racistes et xénophobes dans la direction des régions, le pacte accepté par des dizaines d'élus de droite autrefois modérés qui ont votés avec eux, l'organisation d'un véritable détournement électoral contraire aux résultats du suffrage populaire, tout cela, à quoi s'ajoutent de prochaines étapes possibles, oblige à sonner l'alarme. Le Président de la République – et il a eu raison – l’a fait avec ses mots. Je voudrais, certes sur un autre plan, le faire avec les miens.
Non, il n'est pas vrai que les voix obtenues par ces présidents de droite l’aient été sans compromission : ils ont cédé aux exigences du Front national et, par soif du pouvoir, accepté le baiser de la mort. Il n'est pas vrai que, où l'Alliance a été nommée, les élus d'une seule formation d'opposition se soient compromis : tous les conseillers qui par leur vote, en connaissance de cause, ont participé à la manœuvre, se sont salis. Il n'est pas vrai non plus que la dizaine de départements gagnés de belle façon par la gauche lors des élections cantonales effacent ce bouleversement ni que celui-ci soit annulé par le sursaut, tardif mais heureux, de certains caciques régionaux s’apercevant, après avoir engrangé les voies du FN, que celui-ci tenait la corde pour les faire danser. Non, il n'est pas vrai, enfin, que le refus d'adopter un mode de scrutin différent n’y soit pour rien ; ayant personnellement, avant et après l'alternance législatives de juin 1997, décrit ce qui risquait d'arriver et réclamé le changement nécessaire de la loi électorale, adoptée dans un tout autre contexte, j'éprouve une tristesse – le mot est faible – d'autant plus grande.
Des fascistes associés à la direction d'une demi-douzaine de région au moins : ce n'est pas un accident, c'est un basculement. Le tabou a été levé, et c'est peut-être le plus grave ! On a dit avec raison : ce sont des tricheurs. Cela va en réalité plus loin : ce sont des corrupteurs.
Il s'agit en effet, fondamentalement, d'une filière de corruption dans laquelle le corrompu est celui qui, avec ses colistiers, accepte que sa présidence, ses orientations, ses alliances, soient achetées par les voix du corrupteur ; c'est-à-dire le Front national. Par sa logique, ce marché corrompt le principe démocratique lui-même, lequel interdit qu'on trompe ainsi les électeurs. Corruption, oui, je le répète, puisqu'on récompense, en les portant à la direction des régions, les conseillers complaisants, cependant qu'on punit en les laissant battre ceux qui refusent ce sale truc.
Il faut avoir à l'esprit les prochaines étapes, si le ressaisissement indispensable n'avait pas lieu. Dans les mois qui viennent, on verrait se révéler les clauses secrètes et toute la logique politique de ces accords. D'autres expériences de déstabilisation seraient engagées. Le prochain objectif d'ensemble assigné à cette stratégie méthodique d'affolement serait la tentative de conquérir les municipalités par les mêmes méthodes. Partout, le choix serait offert à la droite : ou bien vous vous ralliez, ou bien vous échouez.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, il ne serait désormais plus impossible, si cela devait continuer ainsi, que le FN soit représenté, le jour venu, directement ou indirectement, par des ministres dans un gouvernement de droite, au sein d'un régime qu'on hésiterait alors à qualifier encore de démocratie.
Écrivant cela, lisant cela, on mesure le chemin parcouru en quelques années par ce parti et par ses thèses, alors même que les plus hauts responsables de notre État y sont foncièrement opposés. Le corps des idées républicaines a été enfoncé sur plusieurs points. Le terreau de la compromission a d'abord été celui-là.
Que peut-on faire ? Comme toujours lorsque l'essentiel est en jeu – car là est désormais le grand clivage – cela tient en quelques mots. D'abord combattre. Combattre une dérive qui, certains l'ont montré, n'est pas fatale. Combattre l'oubli de ce qui s'est passé ces jours-ci, ceux qui ont franchi la ligne jaune et ceux qui sont restés dignes. Combattre les idées du Front national, fussent-elles contenues dans son « programme minimum » en six points, dont le septième, non écrit, constitue l'essentiel : accepte mon pacte et tu mets en danger la République.
Résister. Résister, quand on est à droite, en se battant sur ses propres idées : plusieurs dirigeants l'ont compris et dit. Résister aux nouvelles occasions d'alliance qui ne manqueront pas de leur être proposées à mesure que, par une dialectique diabolique, cette stratégie rencontrerait un écho croissant dans l'électorat de droite et d'extrême droite. Résister, à gauche, en ne cédant pas d'un pouce devant les fausses solutions du FN, qu'il s'agisse de la sécurité, de l'emploi, de l'éducation, de l'immigration, secteurs dans lesquels il faut marteler, au-delà des considérations strictement morales, combien les positions de l'extrême droite sont contraires aux intérêts concrets des Français. Résister dans sa vie professionnelle, dans sa vie associative, dans sa vie personnelle, partout.
Et entraîner les citoyens, ce qui n'ont pas renoncé et ceux qui se sont éloignés. La politique actuellement engagée par le Premier ministre doit impérativement réussir. Il est capital que le gouvernement et la majorité parlementaire confirment leur stratégie de croissance, que le chômage – qui repassera bientôt sous la barre de 3 millions - recule durablement, que nous parvenions à sortir de cette contradiction insoutenable où les profits se comptent par milliards mais les exclus par millions. Entraîner nos compatriotes, non seulement bien sûr en modernisant la vie publique mais en améliorant des secteurs décisifs du quotidien tels que les logements, les conditions générales de vie ou le poids excessif de l'impôt. Entraîner en favorisant, à travers la France et l'Europe, la créativité, l'initiative, le souffle de l'avenir plutôt que de laisser s'installer les miasmes du repli sur soi et du découragement.
Un nœud coulant vient d'être passé. Pas seulement autour du cou d’élus de droite discrédités. C'est le coup de la république qu’il enserre. Il est grand temps de couper le nœud.