Texte intégral
Monsieur le chef d'état-major de l'armée de terre,
Messieurs les officiers généraux,
Officiers, sous-officiers, brigadiers-chefs, brigadiers, trompettes et légionnaires du premier régiment étranger de cavalerie,
Chères familles,
Brigadier-chef Dmytro Martynyouk,
Brigadier Kévin Clément,
Le destin a ses mystères. Des mystères amers, qui emportent parfois le doute, le ressentiment, et la colère, mais il y a aussi de doux mystères, ceux qui nous réconcilient avec le hasard, qui redonnent espoir et font discrètement luire les yeux des plus stoïques d'entre nous.
Vous êtes, tous deux, nés sous des cieux différents. Vous avez grandi dans des pays différents. Vos jeux d'enfant ne se déroulaient pas dans la même langue, en ukrainien sur les rives de la Zbroutch, en français dans les Vosges saônoises.
Mais pourtant, vous avez tous deux combattu sous le même étendard. Vous avez vibré pour les mêmes valeurs. Vous avez connu Castelnaudary, le creuset de la Légion. Vous avez découvert, ici à Carpiagne, la camaraderie et l'honneur de coiffer le képi blanc. Vous avez tous les deux choisi la France, et c'est en français que vous êtes chacun devenu « Monsieur légionnaire ». Vous avez tout quitté pour l'accomplissement de ce destin, vous avez quitté une famille aimante, un frère, une soeur, des parents qui vous accompagnent aujourd'hui pour ce dernier voyage.
Aujourd'hui, c'est du même drapeau tricolore que vous êtes enveloppés. Le destin vous a uni à jamais, dans le désert de Ménaka, sur cette terre d'Afrique, si lointaine de l'Ukraine, si lointaine de la France, si chère au coeur des légionnaires, vous êtes morts pour la France.
Pour la France, vous avez tout donné. Enfants de France vous êtes, enfants de France, à jamais vous serez.
Brigadier-chef Dmytro Martynyouk,
Vous êtes né en Ukraine, à Volotchysk, une ville qui était sur la ligne de front de la Première Guerre mondiale et qui a vu passer de nombreuses armées. Adulte, c'est l'armée française que vous choisissez. Pour servir notre pays, vous avez tout quitté.
Vous découvrez la France et la Légion au 4e étranger de Castelnaudary en mars 2016. A l'issue de votre instruction, vous êtes affecté au 1er étranger de cavalerie, « le Royal étranger », cette unité unique et riche de traditions, où se marient, en une alchimie « à nulle autre pareille », la rigueur des légionnaires et le panache des cavaliers.
Et devenir cavalier, sous l'égide de Saint-Georges, patron des cavaliers, voilà qui résonne au fond de votre coeur.
Vous rejoignez le deuxième escadron, vous voilà donc "du 2", un "Hippocampe ". Vous êtes alors formé à toutes les facettes de votre métier de cavalier, d'abord comme pilote de véhicule blindé léger, puis comme tireur sur AMX 10 RC. Vous êtes rompu aux tactiques de reconnaissance, à l'alliance difficile du feu et du renseignement. Vous y excellez.
Elevé à la distinction de première classe en 2016, vous poursuivez votre parcours sans faute en remportant brillamment avec votre peloton le trophée du meilleur tir canon de toute la cavalerie en 2017.
Votre première mission opérationnelle, vous l'accomplissez en France, dans le cadre de l'opération Sentinelle : dans les rues de nos villes, vous portez fièrement le béret vert et c'est avec l'élan au coeur que vous protégez les Français. Votre esprit de camaraderie, votre engagement et votre ardeur sont alors remarqués.
En 2019, vous avez déjà 3 ans de service. Vos chefs comme vos camarades reconnaissent en vous un meneur d'hommes, animé de qualités humaines remarquables. Votre succès à la formation générale élémentaire vous ouvre la porte d'une première fonction de commandement.
Et c'est donc en tant que brigadier que vous partez avec votre régiment au Sahel en janvier dernier rejoindre l'opération Barkhane.
Vous servez au peloton de commandement et de logistique de l'escadron. Vous êtes le chef de bord du camion-citerne qui contient le carburant de l'escadron, aussi précieux que l'eau dans le désert. Vous savez que votre rôle est important. Vous savez que l'ennemi peut surgir à tout moment, comme cela est arrivé à Camerone, un mois d'avril 1863.
Et 157 ans plus tard, dans cette guerre de poursuite que vous menez contre un ennemi fuyant, qui se dérobe et qui se cache, vous savez que le feu et le chaos vous guettent. Vous le savez car depuis des semaines vous êtes constamment sur le terrain, et les opérations s'enchaînent.
L'après-midi du 23 avril 2020, jour de la saint Georges, vous vous engagez, à bord de votre véhicule, en soutien de la reconnaissance menée par vos frères d'armes. Vous êtes au coeur du sanctuaire ennemi, dans le Liptako malien, près de la frontière avec le Niger.
La route est sablonneuse, la progression difficile. Vous guettez l'ennemi qui rôde, vous guidez votre pilote, le brigadier-chef Mousayev, vous épiez cette route, car il ne faut pas s'ensabler. Vous le savez, il faut rester prêt et disponible, prêt à soutenir les camarades : ils comptent sur vous.
Si vous épiez cette route, c'est aussi parce que vous en connaissez le danger dissimulé, le plus redouté, et que l'ennemi affectionne tant, car il lui permet d'éviter l'affrontement : le piège explosif.
Ce 23 avril, c'est votre véhicule qu'il frappa. Aux côtés de votre camarade, le brigadier-chef Mousayev, vous êtes gravement blessé. Vos frères d'armes légionnaires se mobilisent avec rapidité et efficacité, vous êtes pris en charge par le service de santé des armées, dans un état critique.
Mais vous tenez, vous tenez, sans lâcher. Vous étiez combattant, vous êtes alors devenu un battant. Vous aviez déjà la rage de vaincre, vous avez alors eu la rage de vivre.
Une semaine plus tard, alors que toute la Légion se recueille pour célébrer Camerone en pensant à ses blessés, vous tenez encore, vous ne renoncez pas, car un légionnaire ne renonce pas.
Jusqu'au bout, vous avez lutté, jusqu'à ce moment précieux où votre maman, venue d'Italie jusqu'à votre chevet, pourra vous donner son dernier adieu. Alors, alors seulement, à l'aube de vos 29 ans, vous accepterez que votre destin s'accomplisse.
Brigadier Kévin Clément,
Avant d'être militaire, vous étiez déjà soldat. Soldat du feu, pompier volontaire, au service des autres. C'est ce même sens du service qui vous a conduit jusqu'à Aubagne, puis Castelnaudary.
Vous aussi, vous passez par les étapes et les rites pour devenir à votre tour un "Képi blanc". Vous avez 19 ans et vous rejoignez avec joie et fierté le Royal étranger. Pour vous aussi, il n'est pas anodin de servir dans ce régiment et dans cet escadron, le 1er.
Vous l'avez tant aimée cette France qui accueille et unit, autour des valeurs de liberté et d'égalité, de fraternité et de justice, des hommes et des femmes de toutes origines, animés par cette même conviction : "la patrie, c'est ce qu'on aime". Les accents étrangers des légionnaires n'ont pas d'importance : ils sabrent toujours en français.
Avec les Romains du 1er escadron, vous connaissez vos premiers déploiements opérationnels, notamment lors de l'opération Sentinelle, à laquelle vous participez plusieurs fois.
Votre enthousiasme, votre allant inaltérable et votre rigueur dans l'entraînement font de vous un camarade apprécié. Vos chefs voient vos qualités. Ils soulignent votre potentiel. Vous les confirmez à l'hiver 2019, lorsque vous êtes projeté en Martinique. Vous brillez lors du stage commando au centre nautique et lors des entraînements en forêt. Vous ne lâchez jamais rien, vous avancez, endurant dans l'effort, parce qu'il ne s'agit pas que de vous, mais de votre peloton, de vos camarades, et que pour eux, il faut être à la hauteur.
Ce départ pour Barkhane, vous en rêviez. Entrer dans la Légion, c'est choisir bien sûr une vie de service et de rigueur, mais c'est aussi répondre à ce besoin d'aventure, d'air et d'horizon nouveaux. Il faut de grands de espaces pour combler les grandes âmes. La vôtre était de celles-là.
Avant de partir, vous êtes formé comme auxiliaire sanitaire, pour pouvoir porter les premiers soins à vos camarades, sauver des vies. Ce besoin de servir et secourir ne vous a jamais quitté.
Vous voilà lancé dans cette épopée au Sahel, dans ce combat quotidien pour arracher les populations aux mains des terroristes, leur redonner le droit de vivre libres.
Monclar, Malvern. Ces noms d'opérations résonneront longtemps dans les mémoires militaires, car ils sont synonymes de victoires. Depuis que le Royal étranger combat dans la région des Trois frontières, les terroristes sont harcelés, repoussés, frappés, vaincus.
Le matin du 4 mai, vous vous avancez à votre tour vers votre destin. Avec vos frères d'armes, vous deviez retrouver une compagnie des forces nigériennes, pour combattre ensuite côte à côte avec elle.
Vous allez au contact de l'ennemi. Ce n'est pas la première fois : des missions comme celle-ci, vous en avez déjà accompli plusieurs. Vous savez ce qui vous attend en face, dissimulé dans ce désert si beau, si envoûtant, s'il ne devenait si terrible quand l'ennemi vous le dispute, s'y terre et vous guette.
Le vent se lève et l'air est suffocant, on voit mal à l'horizon. Le sable sournois infiltre les moindres recoins, abîme les yeux, et cette chaleur, et la piste, et la flamme, verte et rouge, aux couleurs de la Légion, qui flotte et claque tout en haut de l'antenne, qui tangue de droite et de gauche, aux cahots de la piste.
Vous êtes en tête de l'escadron, en tête de la colonne. Soudain les ennemis sont repérés, le combat s'engage, rapide, cinglant. Les terroristes sont mis à terre. Mais dans leur dernier soupir de haine, ils parviennent à vous toucher.
Votre capitaine est immédiatement auprès de vous. Vos frères d'armes se mobilisent pour vous protéger, le médecin est à l'oeuvre. Ils seront avec vous jusqu'au bout, n'oubliant jamais que vous aviez toujours été là pour eux : fidèle, tout au long de votre vie.
Brigadier-chef Dmytro Martynyouk,
Brigadier Kévin Clément,
Je veux dire à vos familles, que vos noms et vos exploits entoureront ce régiment comme autant de souvenirs et de blessures. Je veux dire à vos parents, à vos frères et soeurs, combien nous sommes reconnaissants et fiers de vous avoir comptés dans les rangs de notre armée, et combien votre exemple de pugnacité, d'ardeur et d'abnégation nous oblige. Le premier étranger de cavalerie sera là, toujours pour eux, pour les épauler, les guider, les soutenir. La France n'oublie jamais ses fils, par le sang reçu, par le sang versé. Notre pays se tiendra toujours à leurs côtés.
Vos armes se sont tues. Mais là-bas, le combat continue. Il continue pour vous, pour nous, pour la France. Je sais qu'en cet instant, vos frères d'armes, toujours « au combat, agissent sans passion ni haine ». Ils se battent car c'est leur honneur de soldat et que, à la manière des Anciens, dans l'adversité, ils poursuivent calmes, en avant, et droits, la mission qui est la leur. Et je suis certaine qu'en cet instant, ils retiennent leur souffle. Ils regardent vers le ciel, loin vers l'horizon, ils pensent à vous, ils s'inspirent de votre engagement et, s'employant corps et âme à leur mission, ils savent. Ils savent que c'est là le plus bel hommage à vous rendre.
Et ici, à Carpiagne, les cadres et légionnaires de la base arrière sont présents pour vous honorer aujourd'hui. Je mesure à quel point il est difficile pour eux d'assister, impuissants, au retour du cortège funèbre de leurs camarades. Je sais qu'ils aimeraient être au combat, aux côtés de vos frères d'armes. Mais leur tâche ici est tout aussi grande. La mission est tout aussi sacrée. Et je sais qu'ils seront là pour vos familles.
Brigadier-chef Dmytro Martynyouk,
Brigadier Kévin Clément,
Pour vous, nous ferons face. Malgré la tristesse, malgré la douleur, nous saurons trouver, dans les tréfonds de nos âmes, les ressources pour vous prendre comme exemple. Nous saurons trouver la force de nous relever.
Car la mort n'a rien gagné. La mort peut frapper, elle est déjà vaincue. Jamais aucune culture de mort ne pourra triompher tant que des femmes et des hommes choisiront, comme vous, de servir notre drapeau, accepteront, comme vous, de risquer leur vie pour ce qui est plus grand qu'elle : nos valeurs et nos trois couleurs.
Et lorsque votre nom sera évoqué par vos frères d'armes, par vos chefs, par vos camarades, par la longue cohorte des légionnaires cavaliers qui ne vous auront pas connus mais, pétris de vos exemples, s'efforceront de servir à leur tour dignement, on murmura avec respect et admiration, ces mots simples, sobres, et pourtant si nobles :
"Ils ont servi, honnêtes et fidèles, au Premier étranger de cavalerie".
Vive la République, vive la France.
Source https://www.defense.gouv.fr, le 12 mai 2020