Déclaration de Mme Florence Parly, ministre des armées, sur l'opération Barkhane, au Sénat le 18 juin 2020.

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Circonstance : Audition sur le bilan et les perspectives de l'opération Barkhane devant la commission de la défense nationale et des forces armées du Sénat

Texte intégral

Merci beaucoup Monsieur le Président,
Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs,


Vous avez donc sollicité cette audition sur le bilan et les perspectives de l'opération Barkhane. Six mois après le sommet de Pau, et quelques semaines maintenant avant le sommet de Nouakchott, aujourd'hui est le bon moment, je dirais même un moment idéal, pour avoir ensemble cet échange. Donc je commencerai par un rapide rappel du sens de notre action au Sahel, et puis j'essaierai de répondre à une bonne partie de vos questions, et si ce n'est pas inclus dans la trame de mon propos liminaire, j'essaierai de le faire juste après.

1. Rappel sur le sommet de Pau

Comme vous le savez, c'est à la demande du président malien Traoré, que la France est intervenue au Mali en janvier 2013 pour stopper les groupes terroristes et les empêcher de prendre la capitale Bamako. Cette opération nommée Serval fut un succès. Elle prit fin en juillet 2014 pour laisser place à une opération d'une toute autre envergure : Barkhane. Nous avions en effet besoin d'une approche régionale, pour prévenir la formation de sanctuaires à partir desquels des opérations pourraient être menées contre nous. C'était aussi un geste de solidarité, pour soutenir des pays amis, inquiets de la menace que représentait pour eux la présence de groupes terroristes.

Alors 5 ans et demi plus tard, il était temps de faire le point sur les objectifs de l'opération Barkhane. Il était temps de passer en revue d'abord le chemin parcouru, de réaffirmer, avec nos partenaires sahéliens, notre volonté de poursuivre ensemble notre engagement dans la lutte contre le terrorisme, et de mobiliser davantage la communauté internationale à nos côtés. C'était tout l'objet du sommet de Pau, voulu par le Président de la République en janvier dernier, et qui a été un moment refondateur de notre engagement au Sahel. A cette occasion, il a clairement formalisé les 4 objectifs de notre action, que je vais rappeler. Nous sommes en effet aujourd'hui engagés dans la bande sahélo-saharienne :

- D'abord pour combattre la menace terroriste dans la région ;
- Ensuite pour former et équiper les forces armées nationales ;
- Pour favoriser le retour des services de l'Etat ;
- Et pour soutenir le développement des pays concernés.

Notre ennemi est bien identifié : nous nous battons contre des groupes terroristes qui sont affiliés à Daech et Al-Qaida qui sévissent au Sahel. A leur objectif qui est la division, nous répondons par la coopération.

Cette coopération a été redéfinie lors du sommet de Pau, qui a constitué, je le crois, un véritable tournant dans notre stratégie sur place : cela nous a permis de clarifier les objectifs de notre présence sur le terrain, cela nous a permis de remobiliser nos partenaires sahéliens et d'internationaliser notre action. La coordination et la coopération de la communauté internationale sont devenues la pierre angulaire de notre engagement.

2. Bilan depuis le sommet de Pau

a. Lancement de la coalition

Cette impulsion de Pau a pris corps avec la Coalition pour le Sahel, que les pays du G5 Sahel et l'Union européenne ont donc lancée officiellement, c'était le 28 mars dernier. Cette coalition, ce n'est pas une nouvelle structure qui s'ajoute au mille-feuilles des initiatives au Sahel, mais au contraire, c'est un outil de rationalisation, pour mieux coordonner et faire converger nos efforts pour permettre de stabiliser la région. Si on devait caricaturer, la coalition, c'est en quelque sorte le chef d'orchestre des efforts entre Européens, Sahéliens et partenaires internationaux.

Et dans cet orchestre, chacun a à coeur de jouer sa partition : les pays du G5 Sahel l'ont montré, ils ont redoublé d'engagement au cours de ces derniers mois. Les deux réunions ministérielles que nous avons tenues le 12 juin, Jean-Yves Le Drian et moi-même, ont permis de confirmer que nous avançons dans le bon sens.

Et de l'autre côté, les Européens continuent de se mobiliser, vous l'avez souligné tout à l'heure. Nous avons eu un certain nombre de bonnes nouvelles, en particulier l'excellente nouvelle des Britanniques qui ont renouvelé l'engagement de leurs moyens (Chinook) au profit de l'opération Barkhane. C'était attendu mais c'est toujours mieux lorsque c'est confirmé. Nous sommes donc de plus en plus nombreux sur le terrain. J'y reviendrai lorsque nous évoquerons la Task Force Takuba. Autre bonne nouvelle, c'est le mandat de la mission européenne de formation EUTM Mali qui a été renforcé et qui doit désormais permettre aux forces armées maliennes, mais aussi burkinabè et nigériennes de bénéficier d'un accompagnement au déploiement des forces et d'un conseil opérationnel dans les phases de planification. Et pour accroître les bonnes nouvelles ou en ajouter de nouvelles, l'Allemagne et l'Espagne ont annoncé des contributions significativement renforcées à cette mission EUTM Mali.

b. Le point sur les opérations

Alors, maintenant que je vous ai dit tout cela, nous pourrions peut-être porter notre regard sur les opérations : là aussi monsieur le Président, vous l'avez dit, il y a des progrès, ils sont indéniables. Les efforts engagés par les forces armées des pays du G5 Sahel, par la Force Barkhane, par la MINUSMA, combinés à l'action déterminante d'autres partenaires internationaux, vous en avez cité un, ont permis de priver les groupes armés terroristes d'un ancrage territorial solide.

Alors vous voyez apparaître une carte sous vos yeux, et comme une image vaut mille mots, vous avez ici, sur cette première carte, le Sahel pour commencer, ainsi que la répartition géographique des principaux groupes armés terroristes : en vert pâle le RVIM au centre et au sud du Mali, en jaune pâle Ansarul Islam, un groupe armé djihadiste qui sévit principalement au nord du Burkina Faso, ou encore Boko Haram, à droite de la carte, à la frontière entre le Tchad, le Niger et le Nigeria.

Et puis, dans un rectangle rouge, vous voyez apparaître la zone des trois frontières, entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, qui est la zone que l'EIGS tente de contrôler. C'est dans cette zone des trois frontières que nous avons décidé de concentrer nos efforts à l'issue du sommet de Pau. Et pour regarder de près cette région des trois frontières, voici donc une nouvelle carte, sur laquelle vous voyez concrètement le maillage des partenaires et des opérations conjointes. La coordination et le partage d'informations entre les différentes forces sur place ont connu des améliorations significatives avec la création du mécanisme de commandement conjoint qui est basé à Niamey au Niger. Nous communiquons mieux, nous agissons donc mieux ensemble sur le terrain.

Le général Namata qui commande la force conjointe du G5 Sahel en conforte la montée en puissance. L'opération Sama qui a été menée par la force conjointe obtient des succès tangibles et redonne confiance aux forces partenaires. Cette opération, conjuguée aux efforts des opérations menées par Barkhane sous les noms de Monclar et Malvern ainsi que l'opération des forces nigériennes sous le nom d'opération Almahaou, a permis de réduire les capacités à la fois logistiques et combattantes des katibats de l'EIGS dans la région des Trois frontières : des armes, du carburant, des ordinateurs ont été saisis, ces ordinateurs permettent de collecter des informations et permettent aussi de mettre hors de combat des centaines de terroristes.

Nous avons ainsi collectivement pris l'ascendant sur l'ennemi, nous l'avons significativement entravé, malgré des conditions d'engagement très éprouvantes, grâce à une présence quasi permanente sur le terrain, et puis grâce à la réactivité et à la mobilité de nos forces. Et quand je dis « nous », j'associe évidemment nos partenaires sahéliens, européens et internationaux aux militaires français.

Et nous n'aurions pas pu le faire sans l'engagement exceptionnel de nos soldats – des Français et des partenaires – qui chaque jour acceptent le danger et risquent leurs vies pour mener ce combat, pour nous défendre. Je veux comme vous aujourd'hui à nouveau saluer la mémoire de ceux qui sont tombés pour ce combat, et que nous n'oublions pas.

c. Le retour de l'État

Je voudrais revenir à la carte. Ce qui est intéressant sur cette carte, ce sont aussi les deux zones en bleu foncé : Labbezanga et Tiloa.

Ce sont deux zones qui ont été reprises aux mains des terroristes et où l'on observe progressivement le retour de l'Etat. Alors évidemment, il faut le dire avec beaucoup de précautions, dans la mesure où une action coup de poing des groupes armés terroristes pourrait, à tout moment, saper les progrès et les efforts qui portent aujourd'hui leurs fruits en matière de sécurité.

Mais ce sont quand même des signaux faibles d'une mobilisation qui fonctionne : il y a quelques jours, la situation sécuritaire le permettant, les militaires de Barkhane, aux côtés des forces armées maliennes, sont allés à la rencontre des habitants de Labbezanga pour identifier leurs besoins prioritaires en matière de service public et constituer ce qu'on appelle une colonne foraine. Une colonne foraine, c'est, pour le dire simplement, l'Etat mobile et en pièces détachées : selon les besoins recensés sur place, on organise le retour temporaire d'un maire, d'un juge, de gendarmes et de préfet, de professeurs ou de médecins.

J'ajoute que sur cette carte ne fait pas figurer pas la ville de Kidal, car elle se situe plus au Nord du Mali, mais je voudrais quand même souligner qu'à cet endroit, à Kidal, un bataillon de l'armée malienne reconstituée finalise sa montée en puissance. Il témoigne du retour progressif de l'Etat malien dans cette zone qui est historiquement instable. C'était l'un des engagements pris par le Mali lors du sommet de Pau. Il a été tenu.

En parallèle de cet effort dans la région des Trois frontières, nos forces maintiennent la pression sur les terroristes au-delà, notamment en conduisant des frappes en périphérie des actions qui sont menées au sol. Vous l'avez rappelé à l'instant, nous avons neutralisé le chef d'Al-Qaïda au Maghreb islamique, Abdelmalek Droukdal, grâce à une intervention audacieuse, mais qui n'aurait jamais pu se produire sans le renseignement que les Etats-Unis nous ont fourni.

Nous sommes donc sur la bonne voie, mais il est encore trop tôt pour crier victoire. Les forces locales progressent mais elles restent fragiles et sujettes à des revers significatifs, comme nous l'avons vu encore récemment dimanche dernier à Diabaly au Mali. Mais je constate aussi, sous le contrôle de nos homologues du G5, qu'en de nombreux endroits la population commence à reprendre confiance et donne plus facilement du renseignement à nos forces. Et c'est absolument essentiel.

Pour autant, l'EIGS n'a pas disparu de la région des Trois frontières. Il n'a pas rendu les armes, et il peut encore porter des coups violents. Et l'ensemble de nos succès sur le terrain est donc à apprécier dans une perspective plus large d'un RVIM qui se renforce, d'un Boko Haram toujours actif au Niger et au Tchad, d'une recrudescence des conflits intercommunautaires, d'une résurgence de la menace dans le sud libyen, et d'une crise sanitaire qui aura des effets sur l'ensemble des acteurs locaux et internationaux.

Pour autant, chaque pas qui est réalisé vers un peu plus de stabilité est à prendre en considération et ne doit pas être sous-estimé. L'état d'esprit et la qualité de la coopération avec lesquels nous avançons sont déjà une première victoire en soi. Mais je vous dirai ce que je dis à chaque fois que nous parlons du Sahel, tant que les forces partenaires des pays sahéliens n'auront pas pris le relais, tant que les groupes terroristes conserveront une capacité de recrutement parmi les populations locales, alors le terrorisme n'aura pas été vaincu dans la région.

3. Takuba

C'est dans ce contexte que le déploiement de la Task force Takuba, qui a été lancée officiellement le 27 mars dernier, apparait comme une étape elle-même très importante. Ce lancement politique était un rendez-vous qu'il fallait tenir malgré le Covid-19, et nous l'avons fait en présence de 12 pays : la Belgique, la République tchèque, l'Allemagne, le Danemark, l'Estonie, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal, la Suède, le Mali et le Niger.

Takuba, ce sera plusieurs détachements de militaires issus des forces spéciales de pays européens qui seront placés sous le commandement de Barkhane. Leur mission sera de compléter la formation tactique des forces armées locales et de les accompagner au combat, dans le Liptako. Dans un premier temps, ils agiront à partir de Gao et de Ménaka.

Dès le mois de juillet, le déploiement de la mission débutera avec des militaires estoniens et français pour monter progressivement en puissance jusqu'au début de l'année 2021, où nous attendons les soldats tchèques et suédois, et peut-être, peut-être italiens.

Au-delà des partenaires déjà impliqués au sein de Takuba, le large soutien politique dont cette initiative bénéficie, tant de l'Allemagne, de la Belgique, du Danemark, de la Norvège, des Pays-Bas, du Portugal que du Royaume-Uni, illustre l'esprit collectif qui nous anime. J'espère que nous verrons prochainement d'autres pays rejoindre cet effort européen, sans précédent. Certains, j'en ai cité un mais il y en aura d'autres, en ont déjà exprimé l'intention.

4. Perspectives

Pour terminer, ce que je peux donc vous dire aujourd'hui, c'est que, malgré le Covid-19, nous sommes au rendez-vous des objectifs du sommet de Pau. Mais nous restons prudents et ce n'est pas maintenant que nous devons faiblir.

S'agissant de l'action de nos armées, je crois qu'il faut garder à l'esprit que le but est bien de mettre les forces des pays du G5 en capacité de prendre à leur charge la protection de leurs populations et permettre le retour de l'Etat.

Et notre rôle, c'est de faciliter cette appropriation en continuant d'affaiblir les terroristes d'une part, et en renforçant notre effort d'accompagnement aux côtés des forces du G5 Sahel d'autre part.

Alors pour commencer d'esquisser une réponse à votre question, je vois se dessiner trois lignes d'actions militaires majeures pour l'année à venir : (1) la première, c'est la poursuite de l'internationalisation de l'engagement militaire avec en particulier la montée en puissance de Takuba, qui sera une sorte de laboratoire opérationnel au profit des forces du G5 Sahel, (2) la seconde, c'est la poursuite de la montée en puissance de la force conjointe du G5 Sahel grâce à plus de coordination et de coopération opérationnelle, (3) et puis la troisième, c'est le développement de notre coopération structurelle avec les forces armées locales pour faire de leur résilience une réalité.

Ces objectifs, ils sont à notre portée. Je le dis avec confiance et avec prudence en même temps. Mais ils dépendent d'une condition absolue : c'est le respect strict du droit international humanitaire. Il y a des brebis galeuses partout, mais nous serions coupables si nous ne mettions pas tout en oeuvre pour réduire ce risque. J'ai rappelé à tous mes homologues sahéliens que la France ne tolérera pas qu'on expose la vie de ses soldats autant que son image et sa crédibilité si des engagements fermes ne sont pas pris et ne sont pas tenus dans ce domaine. Ce message, je dois le dire, est parfaitement compris. Lors de notre réunion du 12 juin, nous avons abordé cette question et ce sujet a fait consensus. Le ministre malien de la défense a, sans la moindre ambiguïté, condamné les exactions et s'implique personnellement pour que des enquêtes soient conduites rapidement, et que les coupables soient sanctionnés avec la plus grande fermeté. Nous avons aussi convenu que les missions d'EUTM Mali, dont certaines, vous le savez, avaient été suspendues en raison de la crise sanitaire, devaient reprendre au plus vite. Elles comprennent en effet un volet de formation au droit international humanitaire qui viendra appuyer la mise en oeuvre du cadre de conformité en matière de droits de l'Homme pour la Force conjointe, mis en place par les pays du G5 Sahel, l'UE et l'ONU, et qui vise à garantir le cadre le plus strict en matière de droit international humanitaire.

Cela fera partie des sujets qui seront au coeur du sommet de Nouakchott qui se tiendra dans deux semaines et qui devra donc fixer le cap pour la fin de l'année 2020. Nous pourrons en reparler.

J'ai terminé mon propos introductif. Si vous me le permettez, sauf si vous souhaitez donner directement la parole aux intervenants, je peux peut-être essayer d'enchaîner en complétant mes réponses aux questions que vous avez posées.


Source https://www.defense.gouv.fr, le 19 juin 2020