L'intelligence artificielle et le monde du travail : trois questions à Juan Sebastian Carbonell

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Par : La Rédaction

Depuis quand des systèmes fondés sur l’IA sont-ils utilisés dans le monde du travail ? En quoi l’IA est-elle une innovation susceptible d’entraîner des changements profonds au sein des organisations et dans l’ensemble de l’économie ? Quels sont les opportunités et les risques de l’IA pour les métiers les secteurs d’activité ?

Depuis quand utilise-t-on des systèmes fondés sur l’IA dans le monde du travail ?

On a l'impression que les systèmes d'intelligence artificielle sont nouveaux, que ce serait une révolution technologique qui viendrait provoquer une disruption dans le monde du travail, depuis deux ans, à peu près, surtout depuis le lancement de ChatGPT au grand public.

Pourtant, les systèmes d'intelligence artificielle sont anciens, voire très anciens, et surtout dans le monde du travail, ils existent de façon plutôt courante à partir des années 1980-1990.

Un des premiers systèmes d'intelligence artificielle qui s'est popularisé dans le monde du travail est ce qu'on appelle les systèmes experts, qui sont une variante d'intelligence artificielle assez différente de celle que l'on connaît aujourd'hui et qui est plutôt appelée connexionniste.

Mais pour le dire vite, les systèmes experts sont une intelligence artificielle dite symbolique.

Les systèmes experts sont des programmes qui fonctionnent sur la base de connaissances, qui sont codifiées et qui ont pour but de répondre à des problèmes, des sollicitations dans le but d’apporter des solutions sur la base de connaissances qui ont été fournies par un expert au préalable.

Donc, ces connaissances elles sont codifiées et ensuite le système de façon plus ou moins autonome il est censé apporter des réponses.

Et il y a eu de nombreuses applications de ces systèmes experts dans les milieux professionnels, à la fois dans les services mais aussi dans le monde de l'industrie.

Et une des applications les plus connues, c'est la médecine où, un système expert sur la base de connaissances, notamment d’oncologues, donc dans le traitement du cancer, avait pour but de fournir une interprétation, donc un diagnostic et ensuite un traitement potentiel pour tout un tas de maladies liées au cancer.

Et on a vu aussi le système expert, par exemple être utilisé dans la maintenance RATP en France.

Dans le cas de maintenanciers qui pouvaient faire le travail plus vite à partir de connaissances qui étaient déjà encodées.

Aujourd'hui, ce que l'on voit dans le monde du travail, c'est plutôt un autre type d'intelligence artificielle qui s'est développée, surtout au tournant des années 2010 et principalement après 2012, et qui est appelée intelligence artificielle connexionniste et qui s'appuie notamment sur cette disponibilité en très grande quantité de données, surtout de données numériques.

Pourquoi l’IA est-elle susceptible d’entraîner des changements profonds du monde du travail ?

Aujourd'hui pour comprendre les effets de l'intelligence artificielle sur le travail, souvent, on fait la distinction entre types de tâches, c'est-à-dire qu'il y aurait des tâches manuelles d'un côté, cognitives de l'autre, et il y aurait aussi des tâches répétitives et des tâches non répétitives de l'autre.

Et le changement technologique, à la fois la mécanisation, mais aussi la robotisation et aujourd'hui l'intelligence artificielle, s'attaqueraient, si vous voulez, aux tâches surtout répétitives, qu'elles soient manuelles ou qu'elles soient cognitives.

La mécanisation et la robotisation ont eu surtout pour effet de supprimer les tâches répétitives, manuelles.

Et le numérique et maintenant l'intelligence artificielle ont surtout pour but, ou plutôt, ont surtout pour effet de s'attaquer aux tâches répétitives et cette fois-ci cognitives.

Dans tout ce qui est tâches répétitives à faible valeur ajoutée dans tout un tas de métiers.

Donc qu'est-ce que ça veut dire ?

Ça veut dire qu'on s'est trop focalisé en quelque sorte sur les effets quantitatifs des effets des nouvelles technologies, sans se focaliser justement, sur comment les nouvelles technologies, et notamment l'intelligence artificielle, affectent les aspects qualitatifs.

Parce que s'il y a d'un côté la suppression des tâches dites à faible valeur ajoutée et de l'autre côté, le maintien, voire le développement des tâches à forte valeur ajoutée, en fait, il n'y a pas une suppression d'emplois, il y a surtout la suppression de certaines tâches.

Et de la même façon c'est très difficile d'estimer de façon très précise le nombre d'emplois potentiellement supprimés par les nouvelles technologies et encore moins par l'intelligence artificielle.

Parce qu'il faut prendre en compte trop de facteurs.

Par exemple, il faut prendre en compte combien d'emplois sont supprimés, mais potentiellement aussi combien d'emplois sont créés.

Il faut prendre en compte aussi, par exemple le secteur d'activité et là, ça devient beaucoup plus compliqué.

Et ne parlons même pas de l'économie dans son ensemble où il y a tout un tas d'autres facteurs à prendre en compte, comme les gains de productivité qui ne sont pas forcément liés aux changements technologiques, mais tout simplement aux changements organisationnels, nouvelles méthodes de travail.

Ou encore il faut prendre en compte la délocalisation. 

La délocalisation a supprimé beaucoup d'emplois en France, mais en a créé énormément ailleurs.

Et donc il y avait un auteur, un économiste, Robert Solow, qui disait on peut voir les ordinateurs partout aujourd'hui sauf dans les chiffres de la productivité et on peut se demander si on verra la même chose avec l'intelligence artificielle.

Quels sont les opportunités et les risques de l’IA pour les métiers et les secteurs d’activité ?

L'intelligence artificielle est potentiellement porteuse de quelques opportunités, notamment ce qu'on appelle l'effet de productivité.

C'est-à-dire qu'elle peut créer de nouveaux emplois comme d'autres technologies à usage général comme l'électricité, la machine à vapeur, etc., etc.

Et en même temps, l'intelligence artificielle elle peut être porteuse de nombreux risques, notamment le fait de transformer les métiers, les emplois en modifiant de façon négative la qualité des emplois, les conditions de travail.

On peut évoquer notamment le cas des journalistes, le cas aussi des traducteurs et des traductrices l'intelligence artificielle, notamment générative, dépossède ces professions-là du premier jet qui est un geste créatif, qui est le geste d'écriture d'articles ou qui est le geste de traduction.

Par exemple de nombreuses associations professionnelles, de traductrices et de traducteurs se sont positionnées contre l'usage de l'intelligence artificielle ou au moins pour un usage raisonné et clair et transparent.

Parce que ces technologies potentiellement feraient que les tarifs de traduction auraient tendance à baisser ou on verrait tout simplement un déclassement de l'ensemble de la profession de traductrice et de traducteur.

Un autre risque serait la potentielle subordination à des algorithmes dans le cadre du travail.

C'est le célèbre management algorithmique où des algorithmes dicteraient l'organisation du travail aussi, évaluerait les salariés, etc, etc.

On le voit aujourd'hui dans l'économie de plateformes, mais aussi de plus en plus dans le secteur des services, la logistique, etc.

Mais bien sûr, l'employeur reste l'employeur, c'est-à-dire que l'algorithme n'est pas devenu notre employeur.

C'est l'employeur qui décide quelles technologies employées dans le cadre du travail.

Face à tous ces risques et à toutes ces incertitudes, il faut bien sûr une politique de formation, mais il faut aussi un débat démocratique sur quelles technologies sont employées aujourd'hui en entreprise et comment les représentants du personnel, les organisations syndicales, les partenaires sociaux pourraient aussi avoir leur mot à dire sur les choix technologiques en entreprise.