Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre chargé des affaires européennes, sur l'action de la gauche réformiste pour la construction européenne, Paris le 18 février 2002.

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Circonstance : Présentation du bimestriel "Italianieuropei" à l'occasion de la visite à Paris de M. Massimo d'Alema, président de la fondation Italianieuropei, le 18 février 2002

Texte intégral

Monsieur le Président, Cher Massimo,
Monsieur l'Ambassadeur,
Monsieur le Directeur,
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi tout d'abord de vous dire tout le plaisir que j'ai à être parmi vous, ce soir, dans le cadre prestigieux de l'Institut culturel italien à Paris pour la présentation de la revue "Italianieuropei" au public français. Je remercie tout particulièrement le directeur de l'Institut Guido Davico Bonino, sans lequel cette manifestation n'aurait pas été possible. Je tiens également à souligner le grand plaisir que j'ai à retrouver mon ami Massimo d'Alema pour évoquer, à un moment particulier de notre vie publique nationale, le thème du réformisme en Europe. Je salue également Bernardo Valli de "La Reppublica" et Alain Frachon du "Monde".
Les événements du 11 septembre ont jeté un coup de projecteur sur les changements profonds que nous avons vécus, ces dernières années. Bien loin de la fin de l'histoire annoncée par Fukuyama, les problèmes du monde ont évolué, mais n'ont pas disparu. La confrontation brutale avec le terrorisme a agi comme un révélateur, avec d'autant plus de force que ce phénomène - nous ne pouvons plus l'ignorer aujourd'hui - a su tirer parti des ressorts de la mondialisation au service d'une entreprise criminelle, tout en se nourrissant des blessures profondes dont souffre l'immense masse des laissés-pour-compte du village planétaire.
Plus que jamais, le monde a besoin de changement et de repères, c'est-à-dire de maîtrise politique. Le réformisme est donc à l'ordre du jour, mais avec une acception sensiblement différente de celle que veulent bien lui donner les tenants d'un libéralisme sans borne, pour lesquels l'idée même d'une intervention du politique participe déjà d'une certaine forme d'archaïsme.
Pour ma part, je souhaiterais partir de la définition assez simple que propose Piero Fassino, dans l'article qu'il consacre - dans le premier numéro de la revue "Italianieuropei" - "à une gauche plus forte pour le changement" : "le réformisme est la capacité à concilier l'idéal du projet avec le caractère concret du quotidien". Cette définition nous renvoie d'abord au principe de réalité, selon lequel le bonheur de nos concitoyens ne se décrète pas, mais se construit avec eux et pour eux. Elle est aussi, et surtout, une invitation à ne pas renoncer à l'ambition de construire une société plus juste : la domination du marché sur tous les autres éléments de l'activité humaine n'est pas plus une solution miracle qu'une fatalité !
Et c'est bien là le cur du débat. Mon propos n'est pas tant de mettre en cause l'efficacité de l'économie de marché comme méthode d'allocation des ressources et de production de richesses, que de prendre conscience que l'ensemble des rapports humains ne se résume pas à une logique unique, dictée par la loi de l'offre et de la demande. Comme le disait Lionel Jospin dans une formule que je trouve particulièrement éclairante, nous devons dire "oui à l'économie de marché", mais "non à la société de marché", parce que le travail, la culture, le corps humain ou la nature ne sont pas de simples marchandises que l'on achète, que l'on vend et que l'on jette.
La principale dynamique de progrès réside donc dans la capacité à inscrire un projet de société dans la réalité. Elle ne résulte pas de la soi-disant fonction autorégulatrice du marché qui, au mieux, traduit une abdication du politique et, au pire, participe d'une vaste entreprise de falsification.
Or, la construction européenne a aujourd'hui, encore plus qu'hier, vocation à servir de cadre à la réalisation de cette aspiration à une société tournée vers l'Homme. Souvenons-nous que l'Union européenne que nous avons bâtie est née de la volonté de dépasser les divisions du passé, afin que les Européens ne subissent plus jamais l'horreur des crimes insensés commis sur notre continent. Cet humanisme a fait de notre Europe un projet éminemment politique, un projet de civilisation, qui repose sur un ensemble de valeurs et sur le principe de solidarité, que nous nous appliquons à nous-mêmes et dont nous nous inspirons dans notre rapport au monde.
Ainsi, il n'est pas possible de concevoir l'Europe uniquement comme un grand marché. Elle ne l'a jamais été et l'est encore moins aujourd'hui, alors que des avancées ont eu lieu dans l'émergence d'un espace de liberté, de sécurité et de justice, dans la mise en oeuvre progressive de "l'agenda social" ambitieux adopté, au second semestre 2000, sous Présidence française, ainsi que dans la consécration des valeurs européennes, grâce à la Charte des droits fondamentaux. L'Europe demeure la seule communauté dans le monde où liberté politique, performance économique et progrès social apparaissent comme les différentes facettes d'une même ambition. La construction européenne est donc l'horizon du réformisme, si justement placé au cur de la revue "Italianieuropei".
Et pourtant, en dépit de ses succès et de la demande d'Europe qui s'est manifestée de manière si éclatante, notamment à l'occasion de l'ultime étape du passage à l'euro, l'entreprise d'unification de notre continent donne parfois l'impression d'un essoufflement. Alors que se multiplient les échéances et notamment un prochain élargissement d'une ampleur inédite - puisqu'il se traduira probablement par l'adhésion groupée de dix nouveaux Etats membres -, le moment paraît venu d'une refondation du projet européen. C'est à cette tâche que devra se consacrer, à partir de la fin février, la Convention sur l'avenir de l'Europe, créée par le Conseil européen de Laeken.
Tout comme Massimo d'Alema, je souhaite que le débat qui s'engage aboutisse à l'émergence de l'Europe politique de demain.
Cette Europe politique ne passe certainement pas par une remise en cause des acquis de la construction européenne. Que les politiques communes soient amenées à évoluer, nous n'en contestons pas la nécessité. Nous sommes, par exemple, d'accord pour réfléchir à une profonde réorientation de la Politique agricole commune, afin de donner la priorité à la qualité et au développement rural. Pour autant, quelle serait la justification - au regard de notre ambition pour l'Europe - d'une renationalisation pure et simple de la PAC, et cela, uniquement pour des considérations budgétaires ?
Car, sauf à n'être qu'une coquille vide, des institutions rénovées pour l'Union n'ont de sens que si elles sont mises au service d'un projet. D'où l'appel de Lionel Jospin à examiner, d'abord, le contenu du projet européen, avant de se prononcer sur le "contenant" institutionnel. D'où également notre volonté de réussir l'élargissement, en veillant à ce qu'il aille de paire avec l'approfondissement de la construction européenne et non avec sa dilution.
La refondation, que j'appelle de mes vux, doit tout d'abord permettre d'aller jusqu'au bout de la logique des instruments dont nous nous sommes dotés. Le gouvernement de Lionel Jospin s'est battu pour que l'euro engage l'Union européenne de la manière la plus large possible, pour qu'il garantisse notre compétitivité externe, pour qu'il soit géré de manière démocratique, grâce à une instance commune de pilotage, et qu'il soit au service des hommes et du travail. L'essai doit désormais être transformé, à la faveur de la mise sur pied d'un véritable "gouvernement économique", à partir de l'euro-12. Dans la même veine, le renforcement de la coordination économique doit s'accompagner d'une reconnaissance de la place des services publics sur notre continent, en dehors de tout débat idéologique sur la propriété privée ou publique du capital des entreprises concernées. Car à quoi rimerait l'achèvement du marché unique, à travers une libéralisation - ou plutôt une dérégulation - de toutes les industries de réseau, si in fine tous les Européens n'ont pas la possibilité de jouir d'un accès garanti et équitable à un service de qualité ?
L'Europe politique doit aussi s'affirmer, ainsi que le suggère Massimo d'Alema dans la revue, comme "un véritable acteur global, en mesure de jouer pleinement son rôle" sur la scène internationale. C'est ce que nous appelons, nous, l'Europe-puissance. En effet, la réponse, essentiellement militaire, que les Etats-Unis semblent vouloir apporter aux attentats du 11 septembre ne permettra pas d'apaiser, et encore moins de résoudre, les désordres du monde. Seule l'Union européenne est en mesure de faire entendre le message de la paix et de la solidarité, conformément à ses propres valeurs. Nous savons qu'elle en a la capacité économique. Elle doit en avoir la volonté politique.
Ainsi que le propose Lionel Jospin, il importe donc que l'Europe devienne un "levier pour organiser la mondialisation". Elle est en elle-même un laboratoire de la régulation et s'est dotée des instruments qui lui permettent de façonner une mondialisation à visage humain. Je songe, notamment, à une politique commerciale à l'efficacité reconnue, à un effort de solidarité internationale qui fait de l'Union le pourvoyeur de plus de 50 % de l'aide publique au développement dans le monde, ainsi qu'à une politique étrangère et une défense communes orientées principalement vers la prévention et le règlement des conflits. Mais l'Europe doit maintenant apprendre à parler d'une seule voix, même si elle est parfois amenée, dans cette perspective, à affirmer sa différence avec les Etats-Unis.
Enfin, l'Europe politique doit répondre à l'aspiration de nos concitoyens à une plus grande lisibilité et à une plus grande légitimité du projet européen. C'est bien là tout l'intérêt de sceller un nouveau pacte fondateur à caractère éminemment politique qui apporterait toute la clarté sur ce que les Européens veulent faire ensemble, ainsi que sur l'organisation des pouvoirs au sein de notre Union. Tel doit être l'objet d'une Constitution pour l'Europe, à laquelle je suis favorable et dont je me réjouis qu'elle figure en tête des tâches confiées à la Convention sur l'avenir de l'Europe par nos chefs d'Etat et de gouvernement.
Naturellement, il convient de favoriser en priorité l'émergence d'un espace démocratique à l'échelle de l'Union, en engageant des réformes ambitieuses de chacune des trois composantes du triangle institutionnel - Conseil, Parlement européen et Commission. La méthode communautaire peut être rénovée, sans remettre en cause la spécificité de notre Union qui, pour reprendre la formule de Lionel Jospin, dans son intervention de mai dernier, mêle, "en un précipité singulier, l'idéal fédératif et la réalité des Etats-nations européens". C'est pourquoi la Fédération d'Etats-nations, à laquelle avait pensé Jacques Delors, paraît être la formule la plus appropriée.
Comme nous venons de le voir à grands traits, les réformistes ne manquent donc pas de chantiers pour exercer leur talent et faire vivre leur ambition pour l'Europe et le monde de demain. Et je suis convaincu que l'avenir de l'Europe dépendra pour beaucoup de ce que les sociaux-démocrates dans nos différents pays parviendront à porter ensemble.
Au-delà des signaux troublants que peuvent envoyer certaines alliances - probablement de circonstance -, la gauche européenne est en effet la mieux à même de faire émerger l'Europe politique que nous voulons. Nos différences doctrinales, qui ont pu paraître exacerbées à l'époque de la "troisième voie", ne doivent pas masquer une convergence des politiques que nous avons menées. Même si nous n'avons pas une approche monolithique de la justice sociale, de l'égalité, des rapports entre les sphères de l'économique et du social ou du rôle respectif du marché et de l'Etat, nous sommes tous attachés à un certain modèle européen qui place la justice sociale au cur de la vie de la cité. Nous sommes aussi spontanément enclins à soutenir, sur le fond, une conception de l'Union allant plus loin que l'Europe espace et, sur la méthode, une participation active de nos concitoyens à la définition des réformes qu'il convient d'entreprendre.
Avec votre revue, j'ai le sentiment que vous avez engagé une réflexion sur l'identité de la gauche italienne. Je crois qu'elle peut être très utile et qu'elle peut servir à alimenter l'indispensable débat au sein de la social-démocratie en Europe, afin que celle-ci devienne le moteur de la refondation de la construction européenne. Pour ma part, je suis prêt au dialogue et j'espère que la Convention, qui a l'immense mérite d'associer la société civile à la réflexion sur l'avenir de notre continent, en offrira l'occasion. La France et l'Italie partagent une certaine culture politique et accordent une importance particulière à la place du politique dans la société. Nous avons donc - j'en suis sûr - beaucoup de choses à nous dire.
A la veille d'échéances importantes pour mon pays et alors que la mission que m'avait confiée Lionel Jospin, en 1997, arrive à son terme, je souhaite partager avec vous le principal enseignement que je retire de mon expérience particulièrement riche, en tant que ministre des Affaires européennes. Aujourd'hui, plus aucun domaine de la vie nationale n'échappe à la dimension européenne. Les propositions que nous ferons à nos concitoyens devront automatiquement trouver leur prolongement dans la vision que nous défendrons pour l'Europe. C'est pourquoi il me paraît essentiel que l'Europe devienne un sujet à part entière du débat politique, dans tous nos pays. Encore une ambition en faveur de laquelle il appartient aux réformistes européens de se mobiliser !
Je vous remercie de votre attention./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 février 2002)