Texte intégral
Position française sur l'utilisation militaire de l'espace
Note d'actualité du ministère des relations extérieures
- 1 - Pourquoi une telle prise de position aujourd'hui ? A) Nous n'avons pas dissimulé au cours des deux dernières années notre préoccupation à l'égard du nouveau tour que risque de prendre d'ici la fin du siècle la course aux armements dans l'espace.
Le Président de la République dans une interview récente (supplément Europe 84 du 22 mai dernier) l'avait souligné : "Il suffit d'examiner les programmes déjé engagés par les deux plus grandes puissances pour voir qu'il y a là un risque majeur, et il me paraît normal et souhaitable que les pays européens parlent entre eux et agissent".Nous avons parlé de ces questions au niveau des experts avec les Américains, avec les Soviétiques (entretiens de fonctionnaires à Moscou en décembre dernier), naturellement avec nos partenaires européens et de l'Alliance atlantique. Sur le plan multilatéral ces problèmes ont été évoqués de manière préliminaire tant à l'Assemblée générale des Nations unies qu'au sein de la Conférence du désarmement à Genève. Il faut observer également que les ministres de la défense des pays intégrés de l'OTAN ont évoqué la question lors de leur dernière réunion en Turquie (la France n'y était pas, compte tenu de sa position particulière au sein de l'Alliance). Il demeure que nous n'avions pas, jusqu'ici, pris une position d'ensemble.Celle-ci a été élaborée d'abord en fonction des intérêts propres de sécurité de notre pays, mais elle rejoint à bien des égards celle de nos partenaires européens et de nos alliés.Le programme actuel de recherches américain demeure dans les limites prévues par le traité bilatéral soviéto-américain de 1972 sur les ABM. Les nouvelles propositions françaises auraient pour effet de consolider les principes mêmes qui fondent cet accord. Elles ne peuvent donc être considérées comme dirigées contre la politique actuelle des Etats-Unis. L'URSS a adopté un certain nombre de positions. Les propositions françaises se distinguent sur des points importants de celles faites par l'URSS.Nous saisissons aujourd'hui l'occasion de l'ouverture de la session d'été de la Conférence du Désarmement, qui est l'enceinte multilatérale appropriée, pour prendre une position publique aussi complète et détaillée que possible.
B) Quelles sont nos préoccupations ? En 1972, le Traité américano-soviétique sur les ABM a permis d'obtenir une limitation des systèmes défensifs. Nous l'avions approuvé en raison de ses incidences positives sur l'équilibre stratégique global, bien que l'accord laisse subsister, essentiellement à l'encontre des forces françaises et britanniques, un système défensif autour de Moscou. Nous avons dû en tenir compte dans la modernisation de nos sous-marins nucléaires.
Aujourd'hui on voit s'accélérer, tant en URSS qu'aux Etats-Unis, des recherches qui pourraient déboucher, à partir de l'utilisation de technologies nouvelles (électronique, utilisation de faisceaux d'énergie dirigée, etc) sur une remise en cause du traité ABM. Il s'agirait là d'une évolution très déstabilisante, chacun des deux grands cherchant alors à sanctuariser son territoire ou ses forces avant l'autre.
Pour le moment l'efficacité globale de ces technologies n'est pas démontrée ; Elle ne le sera pas au mieux avant une dizaine ou une quinzaine d'années, les recherches engagées se situant pour le moment dans le cadre des activités autorisées par le Traité ABM.
Il demeure que ces orientations sont préoccupantes à plusieurs titres : - Elles peuvent très rapidement conduire à une compétition technologique déstabilisante et ruineuse ; - Elles risquent d'ores et déjà de conduire les deux grands à se préoccuper tout naturellement de la mise en place de parades, c'est-à-dire essentiellement la saturation de systèmes dont personne ne peut évidemment être assuré qu'ils seraient efficaces à cent pour cent. Ceci conduit tout naturellement à la recherche de nouveaux développements offensifs, notamment au niveau des missiles de croisière ; Mettant en cause, à terme, le Traité ABM, c'est-à-dire l'un des éléments d'accord qui subsistent entre les Etats-Unis et l'URSS, ces développements ménacent dès à présent les derniers restes du dialogue stratégique soviéto-américain, dont le Traité ABM demeure un symbole politique ; Elles posent naturellement de graves questions concernant la sécurité de la France et de l'Europe.
Certes, elles ne remettent pas en cause le fondement même de la dissuasion comme on a pu le dire un peu vite en 1983, car il apparaît clairement qu'elles ne pourraient déboucher sur l'élimination complète des moyens offensifs au profit du seul bouclier défensif.
Toutefois, le développement de systèmes anti-missiles poseraient très sérieusement la question de la crédibilité de l'engagement américain vis-à-vis de l'Europe à un moment où la supériorité des forces conventionnelles soviétiques sur le continent, d'une part, l'accession de l'URSS à la parité stratégique dans les années 70, d'autre part, soulèvent déjà les problèmes que l'on sait ;
Enfin, car il existe un lien entre les deux problèmes, le développement en cours des systèmes anti-satellites engage d'ores et déjà les deux grands dans une compétition dont les conséquences, en terme de stabilité des comportements en cas de crise, sont préoccupantes.
- 2 - Quel est le contenu de notre prise de position ? Elle comporte deux parties :
a) une analyse des implications du développement envisagé de part et d'autre au niveau des ABM et des systèmes anti-satellites (ASAT),
b) une série de propositions concernant des limitations contrôlées des nouvelles technologies militaires dans l'espace et au sol (il convient en effet de souligner que ces systèmes ne comportent pas seulement un segment orbital mais également des éléments au sol).
Nous estimons qu'il est souhaitable et possible de parvenir à des engagements limités, progressifs, vérifiables.
Ceux-ci devraient porter sur :
- la limitation très stricte des systèmes anti-satellites,
- l'interdiction du déploiement de systèmes d'armes à énergie dirigée et des essais correspondants, pour une période de 5 ans renouvelable,
- le renforcement du système existant de notification des lancements d'objets spatiaux,
- l'engagement des Etats-Unis et de l'URSS d'étendre vis-à-vis des satellites des pays tiers les dispositions touchant à l'immunité de certains objets spatiaux, dont ils sont déjà convenus entre eux sur le plan bilatéral.
- 3 - Qu'attendons-nous de notre prise de position ? Si nous avons estimé devoir prendre position de manière aussi complète, c'est essentiellement parce que nous considérons qu'il s'agit d'un problème grave, qui inté-resse non seulement les deux grands, mais également la communauté internationale et qui a des implications directes pour les intérêts de la France.
Nos raisons ne sont pas circonstancielles. Et nous poursuivrons notre action. Dans quel cadre ? Nous souhaitons naturellement poursuivre le dialogue déjà engagé sur les questions de l'utilisation militaire de l'espace avec les deux grands.
Nous souhaitons également qu'ils parlent directement entre eux. Nous savons que les Etats-Unis ont fait des propositions à Moscou. Lors de la dernière session ministérielle de l'Alliance atlantique à Washington dans les derniers jours de mai les ministres en ont parlé. Le communiqué publié à l'issue de cette session fait d'ailleurs état de la satisfaction des alliés des Etats-Unis à l'égard de la "disponibilité de ces derniers à discuter avec l'Union Soviétique de programmes de recherche sur la défense stratégique".
Sur le plan multilatéral, il nous apparaît nécessaire que la Communauté internationale qui a un intérêt collectif au rétablissement et au maintien de l'équilibre stratégique, puis à l'abaissement du niveau des armements se préoccupe de ces questions ne serait-ce qu'en raison de leurs incidences sur les perspectives de coopération dans le domaine des utilisations pacifiques de l'espace auxquelles la France demeure naturellement très attachée.
La Conférence du Désarmement à Genève, qui réunit 40 pays, a déjà été saisie de divers projets tendant à la mise en place d'un groupe de travail ad hoc sur ces problèmes de la militarisation de l'espace. Naturellement, la France est en faveur d'un tel groupe qui recueille, dans son principe, l'assentiment de tous les participants. Des difficultés se sont présentées jusqu'ici pour l'établissement du mandat précis d'un tel groupe. Nous souhaitons vivement qu'elles soient rapidement surmontées.