Editorial de M. Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l'enseignement professionnel, sur les inégalités dans le système éducatif, notamment l'accès à l'éducation, la formation professionnelle et la professionnalisation durable, le 15 janvier 2002.

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Ma tradition intellectuelle, celle du matérialisme historique, recherche dans les rapports sociaux de production et le mode de répartition des richesses, la cause du déroulement des phénomènes que l'on étudie. Pour moi, à ce jour, aucune autre méthode intellectuelle n'a fait preuve de résultats plus éclairants. Mon propos introductif s'y conforme donc.
Je partirai de notre impression commune. Nous avons l'intuition que la mécanique de reproduction des hiérarchies sociales est confortée par notre système scolaire. Bien sûr : la grille d'analyse partant des positions sociales des parents est une grille d'analyse tout à fait pertinente et efficace pour expliquer un certain nombre des réalités auxquelles nous sommes confrontés. Cela revient à dire ce que nous savons déjà tous : il vaut mieux être fils de riche en bonne santé que fils de pauvre et malade Mais pour aller plus loin, il me semble plus utile à cette heure de mettre en partage les réflexions auxquelles m'a conduit la position que j'occupe depuis quelques mois : celle de ministre de l'enseignement professionnel. Je suis placé à l'exacte intersection des deux grandes plaques tectoniques de la société : l'éducation et le travail.
J'ai dû accomplir un parcours d'analyse de la situation dans l'urgence. Les sigles, les abréviations, les revendications corporatives, l'immense tohu-bohu dans lequel j'ai été jeté, le goût d'arriver à comprendre comment les choses s'organisenttout cela m'a progressivement mis devant une interrogation certes classique, que certains jugeront même archaïque, mais qui n'en est pas moins essentielle : comme comprendre la hiérarchie symbolique des voies d'enseignement ? Pourquoi est-elle si forte, si prégnante ? La voie générale d'un côté, la voie technologique et professionnelle de l'autre. Pourquoi cette hiérarchie ?
Depuis que j'exerce ma responsabilité de ministre, j'entends dire partout qu'il faut "revaloriser" l'enseignement professionnel. Plus les mois passent, plus j'ai le sentiment de devoir affronter quelque chose de bien plus considérable qu'un simple problème "d'image". Finalement, j'en sui venu à cette conclusion que ce qui est en cause n'était autre chose que le cur même du mécanisme de reproduction de la hiérarchie sociale. Ce n'est donc pas par hasard, ou par négligence, que les voies professionnelle et technologique sont considérées comme des voies de relégation. Ce mépris par a priori participe du mécanisme de domination de classe.
D'une manière ou d'une autre, il faut que la masse de ceux qui vont produire, et qui constituent 60 % de la population active de notre pays, soit en quelque sorte idéologiquement dressée. C'est ce qui s'était déjà produit au début du siècle quand il fallait contraindre les corps et les esprits pour les faire passer du rythme de travail en vigueur à la campagne, à celui de la production industrielle fordisée et taylorisée.
Finalement, la hiérarchie symbolique des ordres d'enseignement est une préparation culturelle à la perpétuation de cet ordre des choses. A chaque instant, je bute dessus. Cela paraît invraisemblable quand on regarde les chiffres de la population active : peut-on construire un peuple productif par relégation de 60 % de sa population ?
Je m'étonne encore quand je regarde ce qu'a été le contenu de la massification de l'enseignement. Il y a comme un trompe-l'il : 60 % de la progression du nombre de bacheliers ont été assurés par les voies professionnelle et technologique, c'est-à-dire par l'élévation du niveau de qualification de ceux qui font leur métier, et l'ont appris dans les voies professionnelles et/ou technologique. Mais quand on examine les sorties du système éducatif, massification ou pas, nous retrouvons exactement les hiérarchies sociales de départ : le très petit nombre de ceux qui constituent l'élite dirigeante d'un côté, et le très grand nombre de ceux qui produisent, inventent, fabriquent jour après jour de l'autre côté, se retrouvent rangés à leur place par voie de succession familiale.
C'est de cette inégalité là, l'inégalité de représentation symbolique, que je suis parti pour bâtir la réponse politique que je propose à travers le travail que j'accomplis. Je suis en rupture avec un certain nombre de schémas qui ont été dominants à gauche, dans la gauche de ma génération, celle des années 1968-1970. Nous percevions la professionnalisation, c'est-à-dire le rapport entre l'éducation et ce que l'on appelait " la vie active ", comme un rétrécissement du champ intellectuel des individus et comme une diminution de leurs capacités à penser le monde, à la rêver, à le transformer. Sans doute, me retournant vers ce passé, je m'explique cette perception par les conditions de l'époque - un type particulier de production, organisé de sorte que ce que la production appelait, c'était une spécialisation du poste de travail, une spécialisation de l'ouvrier, et donc une masse extrêmement importante d'ouvriers faiblement et étroitement qualifiés.
Je pense que nous n'avions pas complètement tort de regarder les choses de cette manière là. En revanche nous aurions tort aujourd'hui de continuer à le faire. La situation a changé. Les métiers ont changé. Le contexte global a profondément changé. Je m'y arrête un instant.
Si l'on considère la question de la massification de l'accès à l'éducation, plusieurs facteurs sont à l'uvre, et tous correspondent à l'exigence d'une main d'uvre hautement qualifiée plus nombreuse comme condition du maintien des parts de marché du capitalisme français. Mais il y a aussi des tendances lourdes à l'uvre qui résultent du profond mouvement qui a changé la vie de la France en relation avec la réorganisation du capitalisme au lendemain de la guerre.
Le premier moteur de ce mouvement tient aux facteurs nouveaux apparus dans la vie des Français. Il y a tout d'abord l'urbanisation massive qui a pour conséquence une interdépendance croissante des individus, et ce faisant, une professionnalisation accrue de l'ensemble des fonctions sociales. Quand on y réfléchit bien, rien ne paraît plus naturel, aujourd'hui, par exemple, que d'imaginer que l'on paie une personne pour s'occuper des personnes âgées. Or, on ne confie pas ses enfants ou une personne âgée à n'importe qui. On a une exigence de qualification à l'égard de ces personnes. Il y a cinquante ans, ces pratiques auraient été invraisemblables : c'est la famille, le travail gratuit des femmes considéré comme travail naturel, qui prenait en charge ces fonctions sociales. Par l'urbanisation, par l'indépendance croissante des individus, par cet autre phénomène qui renforce tout autant qu'il explique cette situation - il s'agit de la progression de l'activité salariée des femmes - nous sommes dans un processus de socialisation de l'ensemble des fonctions qui, hier, passaient pour des fonctions naturelles, spontanées, évidentes, et qui ne relevaient pas du collectif social. C'est certainement un des premiers moteurs du développement des besoins en main d'uvre qualifiée.
Le deuxième vecteur de la massification, c'est le nouveau positionnement des économies avancées, et en particulier, de la nôtre. Notre pays, qui est la quatrième puissance économique mondiale, a acquis sa position dans le cadre de l'ouverture des marchés et de l'intensification de la concurrence. C'est cette compétition par le haut, la tension, l'obligation permanente de créer, par l'avantage technique, un avantage comparatif, qui permet d'occuper et de conserver des parts de marché croissantes.
Le résultat de ces deux facteurs croisés aboutit à une élévation spectaculaire du niveau des qualifications requises pour l'exercice de l'ensemble des métiers, en même temps que la socialisation croissante professionnalise l'ensemble des activités humaines. Cette élévation, les Français l'ont réussie. On peut attribuer cette réussite à deux éléments majeurs.
D'abord, la grande école républicaine. On sous-estime parfois son rôle, on l'insulte volontiers, on oublie trop souvent la place absolument centrale qu'elle a occupée en produisant un modèle de professionnalisation particulier et pour ainsi dire quasi unique en Europe. Ce modèle est une référence pour d'innombrables pays dans le monde. On trouve nombre d'exemples concrets où les Français l'emportent dans la compétition avec d'autres pays pour la formation des ouvriers qualifiés, des ingénieurs, des contremaîtres, des techniciens.
Notre système fonctionne, et à tel point que nous l'exportons. C'est nous qui réorganisons les IUT du Venezuela. C'est nous qui organisons la réorganisation du cycle secondaire, pour la formation d e cadres intermédiaires au Mexique. Au Brésil, c'est nous qui organisons les plates-formes de formation autour de l'industrie automobile. En Chine, c'est nous qui organisons le système de formation pour l'automobile à Shangaï et à Pékin, les métiers de la mode et les métiers de l'environnement.
C'est bien à l'Éducation nationale que nous devons le cur de la réussite française.
Si cette élévation du niveau des qualifications a été possible, nous en sommes aussi redevables aux gouvernements de gauche présents au moment le plus noir de la crise, c'est-à-dire lorsque le rapport de force entre capital et travail a été le plus défavorable, et que les idéologies libérales sont passées sur le corps des avantages acquis des salariés, dans de nombreux pays. En France, la gauche a permis d'organiser une résistance réussie, si bien que nous ressortons de la crise, non pas indemnes, parce que les blessures sont immenses - la violence scolaire des jeunes générations, dont on parle beaucoup en ce moment en est un des stigmates les plus visibles -, mais pas totalement abattus non plus. Nous avons fait la preuve, durant toutes ces années, de nos capacités à rebondir. Nous avons protégé notre appareil de formation.
Nous pouvons être fiers de nos performances : notre pays fait la course en tête dans tous les domaines, celui de la nouvelle économie, notamment - pas celle des singes savants qui pianotent sur Internet, non, la vraie, la nouvelle économie productive qui inclut la numérisation à toutes les étapes de la création et de l'échange des richesses.
Nous avons donc un modèle performant, en mouvement. C'est celui qui a permis la massification de l'enseignement. Reste que cette massification n'est pas totalement une démocratisation. Pour mettre en uvre la démocratisation de l'enseignement, j'ai un paradigme à proposer. Il part de la définition que nous, héritiers des Lumières, pouvons donner à l'honnête homme d'aujourd'hui. Que fait-il ? Tout simplement, il fait bien son métier, à une époque où les métiers sont de véritables sciences pratiques, qui exigent que chacun soit conduit à un haut niveau de connaissances générales, fondamentales, et à un haut niveau de connaissances technologiques. La culture de l'honnête homme, c'est la conjugaison de ces deux savoirs, qui lui donne les moyens du coup d'avoir un regard critique sur l'ensemble des conséquences de son activité productive, et le met en situation ainsi d'être un citoyen éclairé. Nous n'en sommes pas là. Car, tout de même, quelle extraordinaire contradiction que cette société où jamais les objets, le moindre objet qui nous environne, n'ont contenu autant de savoirs, et où la culture des élites n'a été une telle distance de ces savoirs techniques qui les environnent ! Comment ne pas comprendre après cela que notre peuple ne soit pas armé intellectuellement, idéologiquement, pour avoir la distance critique qui lui permettrait de produire un discours de responsabilité morale à propos des implications de ce développement sans fin des sciences et des techniques.
Voilà où nous pouvons nouer, ce me semble, la définition de l'honnête homme de notre époque. Dès lors, quand on pense massification et démocratisation, l'interface entre les deux, c'est, à mes yeux, le mot d'ordre dune " professionnalisation durable ".
Je me suis efforcé d'en convaincre mes jeunes camarades étudiants pour qui le mot de professionnalisation ne saurait aller, dans leurs documents, sans l'idée de spécialisation. Ils sont contre la professionnalisation " à outrance ", la professionnalisation " spécialisante ". Il semble qu'ils soient incapables de penser la professionnalisation comme un processus d'émancipation individuelle, au plan intellectuel (j'insiste : au plan intellectuel) même si la prise de distance avec le savoir académique peut paraître, en vertu d'une espèce de tradition très ancienne en France, comme une sorte de mutilation. Du coup, même incapacité au plan pratique, c'est-à-dire dans la capacité à négocier la valeur travail acquise par la formation.
Disons-le : " la professionnalisation durable " est une revendication socialiste au plan intellectuel et au plan, pour faire court, du rapport de force social qui se traduit par la manière dont on négocie son diplôme.
Voilà le cadre intellectuel dans lequel j'évolue. la " professionnalisation durable " est à la portée des Français, ce qui n'est pas le cas de tous les autres peuples de l'Europe. Si nos amis anglais faisaient une telle revendication, il leur faudrait faire une véritable révolution de leur système éducatif, et particulier de leur système d'enseignement professionnel qui est en ruine, comme le reste d'ailleurs de tous les services publics en Angleterre. Si nos amis allemands voulaient faire leur modèle de professionnalisation durable, il leur faudrait prendre leur distance avec un système qui nous a très souvent été vendu comme extrêmement performant : c'est celui de l'apprentissage, qui a été très à la mode en France à un moment, y compris dans les cercles socialistes. Non que je veuille mépriser l'apprentissage, ni même l'alternance, mais en avoir fait une voie royale est une sottise qui ne correspond pas aux besoins d'une économie moderne. Les Allemands sont en train d'en faire le constat. En effet, si la première insertion professionnelle après les années d'apprentissage est réussie, la seconde est en général une catastrophe. La situation est telle parce que les savoirs fondamentaux initiaux font défaut, parce que les connaissances fondamentales larges font défaut, et que l'apprentissage est concentré exclusivement sur le savoir-faire technique, qui dès lors devient un savoir étroit qui ne met pas le travailleurs en situation de sécurité individuelle face à sa requalification dans une configuration de mutation technologique permanente.
Car c'est bien là le défi : l'adaptabilité. Personne d'entre nous n'ira dire qu'il est contre l'adaptabilité de la main d'uvre ; d'ailleurs, quel travailleur dirait qu'il n'a pas envie de s'adapter ? Mais nous sommes bien évidemment contre l'adaptabilité version libérale : " je t'utilise, je te pressure, je te jette ". Nous sommes pour l'adaptabilité parce que c'est la fierté du travailleur que d'être toujours en phase avec le savoir de son temps. C'est pour cette raison que la formation initiale doit être solide, pour que les conditions d'une adaptation future soient réunies dès le départ.
C'est pourquoi je pense que notre système est, à tous égards, un système qui, certes, demande des améliorations, qui certes, doit être sans cesse perfectionné, mais qui sait être performant parce qu'il fournit à chacun d'excellentes bases de requalification en même temps que les outils concrets de requalification. Notre système est le premier modèle, en Europe, de système éducatif global. Nous avons la formation initiale, la formation continue, et désormais, avec la validation des acquis de l'expérience, nous avons une méthode qui permet d'extraire de l'expérience individuelle les savoirs qui peuvent être identifiés et reconnus comme des qualifications et convertis en diplômes. Nous disposons ainsi d'un atout de plus pour élever ensuite le niveau accessible par la formation continue. Mais c'est surtout une reconnaissance humaine, une reconnaissance dans le rapport de force social : donner un diplôme, c'est reconnaître les qualifications de celui qui l'obtient, mais c'est aussi pour lui la garantie de sa liberté face à l'employeur, une possibilité de s'inscrire de nouveau dans un processus de formation continue qui permet à son tout de continuer à élever le niveau de qualification du peuple français.
Voilà comment j'aborde la question des inégalités. Ce que je propose, c'est le modèle de professionnalisation durable, qui est une revendication démocratique pour les étudiants comme pour les travailleurs.
La professionnalisation durable est un mot d'ordre de revendication démocratique, en particulier pour permettre de faire que la massification soit une vraie démocratisation. Il ne faut pas seulement y penser du point de vue de la cohérence d'un discours de gauche, il faut également l'envisager du point de vue de ce à quoi il s'oppose. Ce mot d'ordre crée une ligne de fracture avec le MEDEF. Et même en son sein car, sans vouloir aller plus loin, il faut constater un certain nombre de contradictions à l'intérieur du patronat, qui n'est pas un bloc homogène, et ne l'a jamais été, notamment pour ce qui concerne l'enseignement professionnel.
C'est que cet ordre d'enseignement est le résultat d'une longue histoire : l'enseignement professionnel, en tant qu'enseignement scolaire, est le résultat d'une convergence politique. Avant, vous n'aviez que l'apprentissage " sur le tas ". C'est apprentissage posait déjà un problème aux patrons des branches de l'industrie les plus développées technologiquement. C'est pour cette raison qu'il y a eu convergence de quatre composantes :
La première, c'est précisément le patronat des branches des techniques et technologies les plus avancées. La deuxième, c'est le syndicalisme révolutionnaire qui emboîte le pas parce qu'il veut élever le niveau de conscience, de formation, du prolétariat. La troisième composante est celle du camp républicain qui saisit toutes les occasions qui passent à sa portée pour arracher la masse à sa dépendance culturelle avec la tradition. En l'occurrence, il s'agissait de la masse des anciens ouvriers agricoles qui commençaient à se prolétariser et qu'il fallait amener du côté de la République. Enfin, vous avez une quatrième composante qui progressivement va être de plus en plus importante, composée du corps social qui enseigne, et ce faisant, va produire l'idéologie de sa pratique.
C'est cette convergence d'intérêts qui est à l'origine de la laïcisation de l'enseignement professionnel, de sa scolarisation, et dont on trouve encore aujourd'hui toutes les traces. Pour vous dire franchement, c'est cette convergence que je cherche à recréer aujourd'hui.
Je vais vous donner un exemple : celui des diplômes de l'enseignement professionnel. Contrairement à ce que racontent ceux qui n'y connaissent rien, il n'est pas un diplôme dont le référentiel, c'est-à-dire le contenu, ne soit établi en concertation avec les représentants des branches patronales et ceux de l'Education nationale, dans le cadre des commissions professionnelles consultatives (CPC). Quand on me dit qu'il faut rapprocher l'école se l'entreprise, a fortiori quand un patron me dit cela, j'acquiesce : " je suis tout à fait d'accord avec vous, et si vous n'êtes pas satisfait de nos résultats, allez voir vos représentants qui siègent dans les CPC ". Ils sont bien souvent surpris, ignorant qu'il en est ainsi. Vous verrez encore, au moment du débat sur l'éducation dans l'élection présidentielle, le nombre de gens qui vont réinventer l'eau chaude !
Puisque j'ai abordé la question du contenu des diplômes, un mot encore à ce propos. Là encore, mon discours à l'intention des patrons des grandes industries françaises, qui sont les premières de leur profession dans le monde, est tout à fait simple et clair : " Ce que je veux voir, dans les diplômes de l'enseignement professionnel, c'est ce que vous faites pour être les premiers dans le monde. Car, si vous êtes les premiers, c'est que vous utilisez les techniques les plus avancées. Ce sont ces techniques qui doivent être enseignées à nos jeunes. Il ne doit donc pas y avoir de distance, de crainte, de méfiance entre nous. Il s'agit bien de faire ce que nous avons toujours fait : introduire les meilleures technologies dans nos diplômes, sinon les gens que nous formons et qui travaillent chez vous, ne vous permettraient pas d'être les premiers du monde ".
La convergence dont je parle est de fait une convergence des productifs. Je n'ai pas dit "alliance", mais bien convergence. Jean-Pierre Chevènement parlait "d'alliance des productifs", c'est-à-dire du contenu d'un programme politique dans lequel on aurait inscrit par avance le résultat d'un compromis social indépassable. Mais "convergence" reste dans le domaine de l'accord éducatif. Cette convergence des productifs est une convergence qui intéresse le salariat, parce qu'elle se réalise avec la branche du capital qui est dans la production, et qui, nécessairement à un moment ou à un autre, se trouve en contradiction avec celle qui est dans la pure et simple sphère financière.
Si le mouvement socialiste veut se mettre à la tête d'une forme de rassemblement du peuple français, qui soit large et dans la voie du progrès, il faut bien construire ce type de convergence. Sinon c'est qu'on ne comprend rien à notre peuple, qu'on ne comprend rien à la place singulière de la France dans le monde.
Cela me conduit à une deuxième idée. Je disais précédemment que la professionnalisation durable est un mot d'ordre de mise en cohérence de notre perspective, et un mot d'opposition au MEDEF. Je m'explique. Une grosse bataille commence, avec ces messieurs les spécialistes de la formation à l'UIMM et les grands esprits du MEDEF qui sont, je vous le dis tranquillement, des gens complètement dépassés par l'état réel de développement des forces productives de notre pays. Ils sont dépassés, et ce qu'ils racontent ne tient pas debout. Soit dit en passant, le rapporteur du Plan qui a produit le rapport sur la formation des jeunes, devrait être envoyé au moins une fois dans sa vie dans une usine pour qu'il voit que ce qu'il raconte ne correspond pas à une économie moderne.
Que nous proposent-ils tous ? Ils expliquent que l'Education nationale doit certifier les connaissances pendant que les entreprises certifieraient les compétences. Autrement dit, ils proposent de délivrer des " certificats de compétences ", de les millésimer, comme si la compétence était un savoir-faire suffisant. Face à cela, ma réponse est simple : cette absurdité débouche sur le système anglais, dont nous connaissons tous les résultats désastreux pour les salariés comme pour l'économie anglaise.
On y trouve des clubs de quatre ou cinq industriels qui vendent un référentiel. Ils autorisent l'école " X " à former à ce référentiel. Quand l'entreprise " Y " embauche une personne qui détient le référentiel " X ", cette personne est peut-être embauchée, mais à un niveau de salaire qui ne correspond pas à sa formation, sous prétexte qu'elle n'a pas le bon référentiel. Au passage, le club vend le référentiel à l'école qui l'enseigne, et sur la base de la vente de cette licence, les actions du club prospèrent. Résultat du processus : le référentiel est une base extrêmement étroite. Avec les certificats de compétence, on aboutit presque exactement à la même chose. Autrement dit, à la moindre mutation technique, à la moindre modification du processus du travail, la personne formée à telle technique bien précise ne sait rien faire d'autre, ne peut évoluer dans son métier. De plus, en allant au fond de l'analyse, il est clair que ce qui est proposé ici avec les certificats de compétence ressemble à s'y méprendre à un "permis de travailler" payant. Avec un certificat de compétence, on a le droit de travailler sur telle machine de telle entreprise, sinon, il faut aller en apprentissage du certificat impliqué. Beau système !
Encore une fois, ma réponse à cela est simple : soit ce qui est proposé pour un certificat de compétence est extrêmement important pour le métier concerné, et auquel cas je l'intègre dans mon diplôme, soit cela a peu ou pas d'intérêt, et auquel cas ce n'est pas la peine de faire un certificat de compétence. On voit bien que ce qui reste de la proposition du MEDEF ou de l'UIMM n'est autre chose que la mise en place des connaissances, à l'entreprise celle des compétences ! J'ai vraiment du mal à prendre au sérieux cette proposition, et pourtant c'est bien ce qui m'est opposé.
Ce serait un véritable drame pour notre société. Ceux qui se coupent de l'exigence de cette élévation du niveau de qualification créent les nouveaux barbares. Car, de fait, dans une civilisation, ce qui est important, c'est l'écart à la moyenne, l'écart entre le savoir technique moyen nécessaire pour faire tourner la société et la connaissance que peut en avoir chaque individu. C'est pourquoi nous aurons des formes de violence des déqualifiés, qui seront de plus en plus violentes et de plus en plus barbares parce que le prix à payer pour rattraper cet écart à la moyenne sera de plus en plus coûteux pour l'individu en termes de requalification.
Et d'autant plus coûteux que les métiers d'aujourd'hui incorporent une technicité qui va croissante. C'est vrai de tous les métiers. On peut prendre l'exemple de ceux que tous le monde connaît, les métiers du bâtiment. Je pense que nous sommes plusieurs ici à avoir travaillé dans le bâtiment, pendant les vacances, pour se payer ses études, au temps de l'arpète qui allait chercher à boire, qui balayait le chantier, portait le règle, " tapait " le bleu Désormais, c'est fini. Les gains de productivité qui ont été obtenus dans le bâtiment l'ont été grâce à une mécanisation intensive de toutes les phases de travail, y compris le balayage de chantier qui est maintenant sous-traité à des entreprises spécialisées dans le balayage. Celui qui portait la règle, " tapait " le bleu, aujourd'hui on lui fournit comme outil de travail un appareil qui calcule tout seul la surface, etc. Vous ne mettez pas un appareil de ce type dans les mains de quelqu'un qui ne sait pas lire, qui ne sait pas écrire, qui ne comprend pas les informations que lui délivre sa machine, qui ne comprend pas comment cela fonctionne.
Cette technicité croissante, nous la retrouvons partout, dans tous les métiers. Je voudrais faire à ce propos une deuxième parenthèse concernant l'économie productive réelle. J'ai dénoncé, et je me suis fait traiter de tous les noms pour cela, la mode des start-up. On a essayé de faire croire à nos jeunes qu'on pouvait gagner de l'argent sans rien faire et sans rien savoir. C'est une illusion meurtrière pour nos jeunes. Mais surtout, on a fait comme si le virtuel allait remplacer le réel. C'est une aberration ! Prenez l'exemple de cette entreprise de jouets qui a fait un magasin Internet fantasque. Le problème c'est que, certes, les ventes ont augmentées, mais après, il faut un hangar pour stocker les marchandises, il faut organiser ensuite toute une logistique, il faut pouvoir transporter, livrer ces marchandises Résultat : les cadeaux commandés pour Noël ont été livrés à Pâques, et l'entreprise a dû indemniser les clients mécontents. Simple exemple, mais révélateur : le virtuel ne nous émancipera jamais du réel.
Ce qui m'intéresse, c'est l'introduction dans le processus de production réel de l'informatique, de la numérisation. Dans de domaine, la France mène la course en tête. Je sais bien que nous avons une tradition d'auto-flagellation, d'auto-dénigrement, mais il faut bien reconnaître que nous sommes le premier système éducatif d'Europe pour ce qui concerne l'informatisation de ses établissements scolaires.
Qui plus est, je vous signale que depuis décembre dernier, il n'y a pas, dans le monde entier, un avion, pas un bateau, un train, une fusée qui ne soient produits sans l'aide du même logiciel extrêmement performant. Et ce logiciel, ce grand logiciel de la production, ce n'est pas Bill Gates qui l'a inventé ; ce logiciel est français, mis au point par des ingénieurs sortis de nos écoles. Ce logiciel, il s'appelle Katia. Il est produit par la société Dassault Systèmes. Partant de là, comparons les systèmes éducatifs. Aux Etats-Unis, certaines universités proposent, moyennant finance, des cours de formation sur ce logiciel. En France, à l'école de la République, cet enseignement est gratuit. Non seulement il est gratuit, mais encore il n'est pas seulement dispensé à l'université. Il l'est déjà dans les établissements du secondaire Qui plus est, pas uniquement là où vous l'attendriez, dans la mécanique, dans l'aéronautique, mais dans toutes les branches de la production. Par exemple, au lycée du cuir à Romans dans le Drôme, ce logiciel est utilisé pour fabriquer et assembler les 160 pièces qui constituent une chaussure. Nous sommes ainsi en train de diffuser la numérisation à l'intérieur de tous les processus de production. C'est l'avenir. Exemple : avant, sortait une voiture nouvelle par an. Aujourd'hui, le temps entre le dessin et le plan a été divisé par trois ce qui permettra d'ici peu d'arriver, à peu près, à sortir deux, voire trois, voitures nouvelles par an.
Donc, savoir si l'honnête homme va rencontrer l'honnête métier n'est pas une question à se poser. C'est une certitude. C'est la raison pour laquelle le modèle de la professionnalisation durable est un modèle que nous devons porter. C'est celui qui permet la requalification permanente de la main d'uvre. Disant cela, je ne disqualifie pas le système de l'apprentissage. Je ne suis pas pour un système unique de transmission des savoirs. Je proteste assez contre le fait que le corps central de l'Education nationale soit seulement constitué du modèle académique, c'est-à-dire de tout ce qui procède de l'intelligence déductive et considère comme un échec scolaire ceux qui ne réussissent pas dans ce moule. Je tiens à dire que c'est seulement par rapport à cette forme d'intelligence qu'il y a échec. Or on envahit un échec personnel et tous les modèles de l'intelligence inductive ne sont pas pris en compte ou sont considérés comme des voies de relégation.
Je tiens à dire pourtant que dans l'enseignement professionnel, dans la voie de l'intelligence inductive (pour caricaturer un peu), on enseigne la même chose qu'ailleurs, on enseigne aussi autre chose en plus - le savoir-faire. Dans l'enseignement professionnel, les disciplines d'enseignement général restent des disciplines d'enseignement général. La physique reste de la physique, la chimie de la chimie, l'anglais de l'anglais L'enseignement général est enseigné, mais on l'enseigne autrement, voilà tout.
Autrement, il ne doit pas y avoir de modèle unique, mais doivent être prises en compte toutes les formes d'intelligence. Il faut comprendre que toutes sont le résultat d'une pratique culturelle située dans les hiérarchies de l'idéologie dominante. On ne peut pas l'oublier : si l'intelligence déductive occupe cette place, c'est parce qu'elle correspond aussi à un statut social particulier.
Pour en revenir à l'apprentissage, je dis seulement une chose pour expliquer son succès dans les familles : c'est la manière hypocrite de régler la question du statut social du jeune en formation. C'était plein de bonne volonté : on se disait que le jeune touchait " un petit quelque chose ", 40 % du SMIC, puis que peut-être le patron allait le garder et l'embaucher. C'était les logiques de recherche interstitielles de l'emploi. Nombre de nos camarades sont encore dans cette logique, alors que désormais nous sommes dans une phase de recrutement de masse. De plus, certains semblent découvrir que le marché de l'emploi est local et qu'en période de recrutement de masse, cela crée des goulots d'étranglement si l'offre de formation n'est pas bien répartie sur le territoire. C'est le cas, par exemple, du directeur des ressources humaines du chantier naval de Saint-Nazaire. Il m'explique qu'il ne trouve plus personne, qu'il a tout pris, " même les cas sociaux, même les RMIstes, même les femmes " Passons. Il poursuit : " Je ne comprends pas. Il y a des chômeurs au chantier naval du Havre et ils pourraient venir là ". Je réponds qu'il doit bien y avoir une explication, que les gens ont une maison, des traites, une famille. Ou peut-être que le paysage ne leur plaît pas ! Il me rétorque : " Je ne vois pas pourquoi : c'est le même architecte qui a construit les deux villes après guerre "
J'en termine avec cette blague, en vous montrant que nous en revenons à des figures classiques de la lutte des classes. On croirait rouvrir nos manuels du passé.
Les patrons se volent la main d'uvre les uns aux autres, directement sur le chantier. Ils vont à la porte, attendent la sortie des ouvriers, et leur proposent de rallonger leur salaireIls finissent par se réunir, se jurent paix et fidélité, et rédigent un grand texte dans lequel ils promettent de ne plusse voler les ouvriers. 48 heures après, les syndicats ouvriers écrivent leur propre texte dans lequel ils expliquent "" es ouvriers n'appartiennent pas à leur patron ; ils iront où ils voudront et en particulier là où ils sont mieux payés ". Voilà le nouveau contexte. Ce ne sont que quelques anecdotes, révélatrices, pour évoquer le résultat sur le rapport de force social du retour de la croissance et de la place qu'occupe une bonne qualification professionnelle pour renforcer ce rapport de force.
Autre question évoquée : la formation tout au long de la vie. Il apparaît que nous sommes là aussi sur un terrain de confrontation avec le MEDEF. Certains patrons n'ont pas perdu le nord. Premièrement, ils piquent les élèves en cours d'études, en cours de stage. Les jeunes ne finissent même pas les formations. Ils en ont détournés ainsi 15 000 l'année dernière. Alors, j'ai protesté ! Les syndicats ouvriers ont protesté. Réponse des patrons (ça s'est passé dans l'Est) : " premièrement : de quoi vous vous mêlez, ils ont plus de 16 ans et font ce qu'ils veulent, c'est leur liberté. Deuxièmement : on ne voit pas pourquoi vous dites que c'est du temps de perdu vu, qu'il y a la formation continue et qu'il y aura la validation des acquis professionnels. " Autrement dit, là où notre système ne peut vivre que dans sa cohérence de succession des phases, eux l'écrasent en disant : " on va pouvoir faire des économies sur la formation initiale puisque, maintenant, il y a la formation continue et la VAP ".
Quand on y regarde de plus près, on pourrait dire : " après tout, pourquoi pas ! C'est l'école de la vie, etc. " Sauf que ça ne correspond pas au niveau de qualification des embauches, dont le pays a besoin de manière durable. Ensuite, regardons qui fait appel à la formation continue ! Vers la formation continue, ce n'est pas ceux qui en auraient le plus besoin qui y vont. Ce sont ceux qui ont déjà le bagage intellectuel le plus élevé ; et c'est ce qui leur permet d'investir la formation continue elle-même, pour continuer à s'élever. Donc soyons très précautionneux, notre système éducatif global, on doit le défendre dans sa logique et non pas par compartiment !
Deux éléments encore parce que je veux revenir sur l'esprit des lumières. Il faut être capable de produire une assise à une politique du socialisme, entraînant toute la société. Pour cela il faut aussi bien comprendre quelle est notre assise culturelle. J'ai essayé de le dire au congrès à Grenoble mais je m'y suis mal pris. Et ce n'était peut-être pas le moment.
Pour moi, une politique est toujours référencée à un contenu culturel plus large. Nous devons assumer le fait que nous sommes les enfants des lumières : il faut réhabiliter l'idée de progrès et se réconcilier avec l'idée que le développement des sciences et des techniques, ce n'est pas la barbarie montante et que c'est même l'inverse ; que la question de la maîtrise de ces sciences et techniques est posée ; que c'est notre rôle d'être pour leur développement et qu'on ne doit pas se laisser aller à l'obscurantisme millénariste de certains écologistes sur le sujet. Quand on parle cette langue là, on parle la langue des gens de métier, parce que, pour des milliers de gens, leur approche du réel se fait aussi à travers leur qualification dans le métier. Si vous situez l'enjeu du débat, le savoir ultime et le regard critique ailleurs que dans un processus de négation de l'individu socialement déterminé et justifiant son utilité sociale par son métier. Je viens d'être un peu rapide, mais j'espère m'être fait comprendre.
Cela m'amène à dire, à mon camarade, ministre de l'Agriculture que tous les deux nous avons un même problème du point de vue des lumières face au développement des forces productives. Nous vivons une situation qui ridiculise la manière dont notre enseignement est organisé. Il est organisé comme une rémanence de l'organisation sociale par ordre : l'école d'agriculture, pour les paysans, l'enseignement professionnel pour les ouvriers et, au milieu, pour les élites administratives, la voie générale. A quoi s'ajoute une " choufleurisation " inextricable des parcours, notamment dans l'enseignement supérieur, où là tout est carrément illisible. Mais les gens du beau monde, eux, savent s'y retrouver.
D'ailleurs, la structure de reproduction des élites sociales bouge à peine sur les 30 dernières années, alors que tout le reste a bougé. Cette transformation du niveau des forces productives fait que 70 % des jeunes qui vont au lycée agricole ne viennent pas de la terre et 80 % de ceux qui trouvent n'ont pas envie d'y retourner. Et qu'est-ce qu'ils enseignent dans les lycées agricoles ? Du tertiaire, du chimique, des process de production. Bref, toutes sortes de disciplines qui ont un fort contenu transversal identiques à ceux de dizaines d'autres métiers dans l'industrie. Démonstration dans l'autre sens : les IUT arrivent avec 25 départements seulement, par " coloration " dans la dernière année, à enseigner, des centaines de métiers différents. Evidemment, c'est le résultat du savoir qu'intègrent les techniques : quand la science se fait technologique, elle unifie les contenus du savoir et de la production, et les fait dépendre d'un nombre de catégories de savoir peu nombreux. En ce sens, ce que nous constatons, c'est que les rapports sociaux éducatifs retardent sur le niveau de développement des forces productives.
Ainsi, pour moi, la grande unification du système éducatif, pour les hommes et les femmes des lumières, c'est celle qui, précisément, va essayer de rendre compte de cette grande transversalité des savoirs, et du fait que la professionnalisation est une coloration en fin du parcours d'acquisition de ces importants niveaux de savoirs initiaux, fondamentaux, et technologiques. En disant cela, on risque de provoquer partout la révolution. Donc, on ne va pas le dire. Mais ce serait bien qu'on le fasse, même sans le dire.

(source http://www.enseignement-professionnel.gouv.fr, le 29 janvier 2002)