Déclaration de M. Roland Dumas, ministre des relations extérieures, sur la défense et la diffusion de la langue française à l'étranger, Paris, le 5 septembre 1985.

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Circonstance : Convergences 85 (rencontres de lecteurs et attachés linguistiques français)

Texte intégral

Mesdames, Messieurs, bonjour,

Laissez-moi d'abord vous dire ma joie d'être aujourd'hui parmi vous. Je voudrais profiter de cette rencontre pour vous faire part de quelques réflexions sur le sujet qui est au centre de cette réunion, c'est-à-dire la défense, la promotion du français, la francophonie en général.

La plupart d'entre vous, lecteurs ou attachés linguistiques, dépendent au départ de l'éducation nationale, mais vous êtes, dans les fonctions actuelles, détachés au ministère des relations extérieures et placés sous l'autorité des ambassadeurs et des conseillers culturels. Il est donc important que nous ayons cette rencontre. Celle-ci va se situer comme un lever de rideau avant un semestre dont j'espère qu'il sera marqué par de nouvelles avancées de la francophonie.

Je me réjouis également de l'occasion qui m'est donné de vous rencontrer aussi nombreux en une fois. J'ai beau parcourir le monde aussi vite que possible, dans les pays les plus éloignés et les plus proches, il ne me serait pas donné de voir un aussi grand nombre d'entre vous que celui que j'ai devant moi, si je me bornais à les rencontrer dans les pays que je visite.

Je suis très heureux que vous soyez nombreux ici aujourd'hui, pendant ces journées de travail. Je m'en réjouis d'autant plus que je sais les conditions dans lesquelles se tient cette réunion.
Vous avez pris sur votre temps, et vous êtes très souvent venus à vos frais pour participer, et je trouve que cet engagement mérite d'être salué, et j'entends le faire.
La raison supplémentaire de me réjouir est que nous allons parler ensemble de ce qui vous tient à cur et de ce qui me tient à cur, c'est-à-dire de la défense du français, de notre langue.

D'autres membres du gouvernement, le ministre de la recherche et de la technologie. M. Curien, le ministre de l'éducation nationale, M. Jean-Pierre Chevènement, M. Fillioud, secrétaire d'état aux télécommunications sont venus ou viendront s'exprimer à cette tribune, et le ministre des relations extérieures à l'occasion de s'exprimer aujourd'hui devant vous. C'est la démonstration de son rôle - peu polyvalent par rapport aux autres ministres techniques.
Le ministère des relations extérieures a, en effet, vocation à être compétent dans plusieurs domaines, de faire la synthèse des différentes activités qui sont confiées à d'autres ministères.

Notre action, votre action, en faveur de la langue française, constituent l'une des priorités de l'action extérieure de la France. Je dirais que notre politique, la politique gouvernementale, ma politique, fait porter l'accent, à chaque occasion, sur la défense de la langue française. Je ne cesse de le répéter au cours de mes voyages - ces jours derniers, j'étais en Chine, j'ai eu l'occasion de le redire - de dire aux dirigeants de ce grand pays combien nous étions satisfaits de voir qu'à la suite du voyage du Président de la République, des initiatives avaient été prises du côté chinois pour inscrire l'enseignement du français à la télévision, mais que je constatais, en même temps un certain recul au niveau de l'enseignement classique, puisque aussi bien le français n'est plus enseigné dans le secondaire. Les dirigeants chinois, à commencer par M. Deng Tiaoping, m'ont déclaré en prendre bonne note et vouloir porter remède à cette situation.
Allant en Chine, comme ailleurs, car j'ai visité bien d'autres pays, il m'a été donné de constater que très souvent, trop souvent, le français était en recul.

Votre action, donc, notre action, l'action du gouvernement doit se situer dans cette perspective d'une défense et d'une remontée du français. Comment ?
Je voudrais dire là qu'il ne s'agit pas de concevoir les choses d'une façon agressive : ce n'est pas une conquête du terrain, ce n'est pas l'emporter sur telle autre langue, encore que quelquefois les problèmes se posent en ces termes (ce peut être le cas par rapport à l'enseignement de l'anglais, dans certains pays).
Je voudrais insister sur le fait qu'en réalité le moyen qui me parait le plus approprié pour cette promotion de la défense du français doit être l'échange et le dialogue. Faites comprendre aux dirigeants des pays dans lesquels vous exercer vos activités, qu'il ne s'agit en aucune façon de supplanter ou d'éliminer une autre langue. Ce n'est pas au moment où le gouvernement français prend les décisions que vous savez, dans l'hexagone, pour promouvoir ce qu'il est convenu d'appeler les langues régionales, qu'à l'extérieur on irait se présenter en champion de l'élimination des autres véhicules linguistiques.

Il arrive très souvent, il est vrai, que dans nombre de pays le français soit la langue véhiculaire, je pense en particulier à certains pays d'Afrique ou a certains pays d'Asie. C'est le résultat d'une situation de fait, inhérente à la géographie, à l'histoire, à la texture ethnique de ces différents pays et ce n'est pas le résultat d'une volonté affirmée de la part du gouvernement français, en tout cas telle n'est pas la doctrine.

La relation qu'entretien donc, le Français avec les langues et les cultures qui ont autrefois été dominées, dans les anciens territoires et pays colonisés doit être désormais dédramatisée.
L'action pour le français doit apparaître aux yeux de nos partenaires francophones comme une volonté de faire connaître notre culture et notre langue sans idées de domination ou de suprématie. Mais cela n'empêche pas en même temps de montrer à nos partenaires les qualités du français, langue de communication, et de faire en sorte que notre langue devienne se plus en plus le véhicule de notre culture et aussi le véhicule des techniques ou des technologies modernes, bref de faire du français non seulement la langue de notre culture mais aussi de la défendre comme langue scientifique.

Donc l'aspect politique que je voulais en premier lieu souligner devant vous est celui-ci : respect des identités nationales, respect des langues des pays dans lesquels le français est appelé à être promu.
Je pourrais à ce sujet emprunter à M. Boutros-Ghali dans le film vidéo que vous avez vu, et qui dit à propos du français : "Le français est une langue non-alignée". Je crois que cela résume assez bien ce que je voulais dire.
Je voudrais insister également sur un deuxième aspect plus concret, plus pratique celui-ci, qui touche à l'action quotidienne des uns et des autres.

Je souhaite que dans cette action quotidienne, nos postes diplomatiques, tout le monde se sente mobilisé. Je ne le dis pas seulement pour user d'une figure de rhétorique, c'est parce que j'ai constaté à plusieurs reprises que cette mobilisation de tous et, de tous les instants, n'est pas toujours et partout évidente. Que chacun se sente mobilisé, cela va de soi pour les services culturels, scientifiques et de coopération, mais cela vaut également pour les services d'information et de presse, pour ceux de l'expansion économique, je dirais même pour nos attachés des forces armées. Bref, tous ceux qui, français, se trouvent dans les postes diplomatiques doivent être appelés à apporter leur contribution à cette défense et à cette promotion de notre langue.

Et je vais plus loin, j'estime qu'il revient à nos ambassadeurs au-delà de l'action diplomatique de se préoccuper de cette action que je considère comme une action majeure de la politique extérieure de la France. Il faut qu'ils veillent à obtenir une meilleure harmonie, une meilleure coordination, une meilleure synergie des interventions des uns et des autres.
Il va de soi que les attachés culturels, les conseillers culturels, les attachés linguistiques considèrent cette obligation comme allant d'elle-même, puisqu'elle relève de leurs attributions et de leur travail. Mais trop souvent je remarque qu'à coté de certains, les scientifiques par exemple, ont un peu tendance à substituer l'anglais au français, en se disant que l'anglais est la langue qui apparaît dans toutes les documentations scientifiques à la suite de l'impulsion donnée par les Américains dans ce domaine.

Je citerai aussi comme autres exemples certains fonctionnaires et diplomates qui considèrent plus judicieux, à l'étranger, de faire leurs interventions dans une autre langue que le français. J'ai rappelé récemment par une circulaire et par l'injonction précise et personnalisée à certains agents que, comme Français, ils n'avaient pas à s'exprimer à l'étranger, dans une conférence internationale, dans une autre tangue que la leur.
Pendant des siècles la langue française a été la langue de la diplomatie. Je ne vois pas pourquoi elle va cesser de l'être. Il y a là une nécessaire volonté, et une ardente obligation de la part de tous, dans l'action quotidienne, de nos postes diplomatiques.

Je voudrais dire un mot maintenant du réseau mondial de nos attachés linguistiques pour souligner combien nous avons là un atout majeur, et quand je dis le réseau des attachés linguistiques je pense également à nos lecteurs, j'englobe tout cela dans un terme générique, encore qu'il y ait ces différences d'attributions et des différences de fonctions, mais le combat reste le même.
Ils sont présents à l'intérieur ou à la périphérie des systèmes éducatifs de nos partenaires étrangers, partout dans le monde, et je m'en réjouis, de la Sibérie à l'Europe occidentale, de l'Amérique du Nord à l'Amérique du Sud, de Tonga à Mogadiscio, de Winnipeq à Irkansk, je pourrais citer bien d'autres exemples. Nous avons là pour notre pays un réseau privilégié, je dirais envié, par la plupart des autres pays. Je ne considère pas cela comme un luxe, je dis que c'est une nécessité, et qu'il faut le maintenir. Il faudrait, et je le mets au conditionnel, le développer et il faudrait aussi l'adapter aux circonstances et aux évolutions.

On ne peut croire qu'en 1985 et 1986 on peut raisonner sur ce sujet comme on raisonnait il y a 20 ou 40 ans, dans tel ou tel pays. Je ne veux citer aucun exemple, ce serait désobligeant, mais il m'a été donné de constater que dans ce domaine nous n'avions pas toujours fait un grand effort d'imagination, nous n'avons pas toujours suivi l'évolution politique, économique, sociale de nos partenaires. Je pense en particulier à certains pays qui ont accède à l'indépendance et dans lesquels nous avons maintenu des réseaux d'éducation et de tout ce qui accompagne l'éducation, c'est-à-dire les réseaux dont on parlait tout à l'heure, qui datent d'avant le protectorat ou de l'époque coloniale. Il y a là une réflexion à faire et j'ai demandé expressément au département de mettre en place un groupe de réflexion, qui fonctionne, et que je préside du reste assez souvent, dès que j'en ai la possibilité, pour s'adapter à ce qui doit être une pédagogie moderne de pays en évolution.

On constate souvent, qu'au travers des récriminations, des doléances, qui apparaissent lorsque, les effectifs diminuant, on doit fermer un établissement, ce qui est toujours navrant et qui est un constat d'échec, on constate très souvent dis-je, quand on va au fond des choses et de l'analyse, que l'on est arrive à cette situation parce qu'on n'a pas suivi dans notre réflexion la nécessaire évolution qui devait accompagner l'évolution du pays lui-même.
Je m'explique : dans certains endroits nous décidons d'offrir, car c'est cela, nous offrons à d'autres pays un enseignement du français alors que le pays ayant évolué demande quelque chose de plus.
Nous maintenons par exemple des réseaux très forts dans le primaire et le secondaire, alors que les pays eux-mêmes ayant fait leur propre "révolution culturelle", je mets l'expression entre guillemets, se sont adaptés de telle façon que cela ne correspond plus à leurs besoins et qu'ils sont davantage à la recherche de formations d'agrégés ou d'universitaires parce qu'ils ont, avec l'évolution sociale et politique du pays, franchi quelques degrés et que, ne trouvant pas cela dans ce que nous leur offrons, ils vont naturellement le chercher dans d'autres pays et très souvent à notre détriment, par exemple aux États-Unis.
Donc le réseau mondial de nos attachés et de nos lecteurs, constitue un atout lié au statut international du français et à la nécessité d'agir pour le préserver. Je tenais à le dire devant vous, parce que c'est une réalité, en ajoutant à ce que je viens de tire à savoir que ce réseau devra continuer à s'adapter et à se transformer.
Je me réjouis du reste de voir que vous êtes si nombreux à assister à cette séance de travail, et je suis sur que cela fera partie de vos réflexions. Réflexions et conclusions auxquelles, je dois vous dire, j'attacherai beaucoup, beaucoup, d'intérêt et d'attention.

Je voudrais avant de conclure me résumer :

Par rapport aux pays étrangers dans lesquels vous allez, je le mets antre guillemets "servir" :

  • ne pas donner l'impression que nous nous ingérons dans une culture avec un esprit offensif, pas d'ingérence dans la vie du pays, pas d'élimination de ce qui existe, pas de concurrence par rapport aux langues traditionnelles des pays dans lesquels vous exercer votre activité.
  • être attentifs, très attentifs, à ce qui est souhaité par les pays eux-mêmes ou les dirigeants de ces pays où nous portons nos soins et notre culture.
  • détecter auprès de nos partenaires ce qui peut être fait, ce qu'ils souhaitent, ce qu'ils demandent. Trop souvent, nous nous présentons dans des pays où nous sommes présents, nombreux, avec l'idée que ce que nous apportons est bien, sans trop nous soucier de ce que souhaite le partenaire qui reçoit.
  • être attentifs aussi, toujours pour notre cause, à ce que le français peut être aujourd'hui dans le monde moderne, c'est-à-dire aux aspects multiples de la langue française, qui est non seulement la langue d'une certaine culture mais qui doit être une des langues scientifiques car il en existe d'autres. Mais ce devrait être, si l'on tient compte du nombre des francophones dans le monde, une langue scientifique majeure.
  • enfin, pas de cloisonnement entre les différentes professions que représentent les Français à l'étranger, je pense en particulier au secteur public. J'ai dit tout le monde doit se sentir mobiliser et que le résultat, doit être l'effort de tous.

Voilà un peu les réflexions que me suggèrent vos travaux. Je vous l'ai dit, je suivrai avec beaucoup d'intérêt, les conclusions de "convergences 85". Je demanderai à être informé régulièrement des suites et des progrès qui sont réalisés en matière d'utilisation des compétences des attachés linguistiques et des lecteurs, et c'est dans cet esprit que je suis intervenu aussi énergiquement que je le pouvais pour que vos moyens d'action soient le plus possibles préservés des conséquences de la nécessaire rigueur budgétaire de 1986.

Cela n'empêche pas, comme je l'ai dit tout à l'heure, la nécessaire réflexion sur une meilleure distribution dans un but de plus grande efficacité. Cela n'empêche pas non plus les initiatives, bien au contraire. Mon tempérament me porterait plutôt à être enclin à donner l'absolution, terme qui ne fait pas partie de mon registre habituel, à me montrer indulgent pour des initiatives imaginatives et créatrices même si elles ne sont pas toujours dans le droit fil de d'orthodoxie administrative, plutôt que de me contenter de la léthargie mortelle qui conduit inévitablement à la disparition et à la mort.
Je soutiendrai davantage ceux qui entreprendront, et j'en ai rencontré beaucoup, y compris ces jours derniers dans des pays éloignés et difficiles. J'excuserai davantage les initiatives qui tourneraient mal ou qui ne seraient pas suivies de conclusions, que de me contenter de rapports formalistes, pour m'endormir, sur le fait que l'on ne peut pas faire davantage ou que l'on ne peut pas mieux, que l'on ne peut pas trouver de solution aux problèmes qui nous sont posés. C'est ce que j'entends quand je dis qu'il faut poursuivre la réflexion pour une meilleure adaptation, pour une plus grande efficacité.

Vous savez que dans quelques semaines, dans quelques mois, nous tiendrons, je l'espère, la grande conférence de la francophonie. J'y travaille déjà. J'ai des contacts avec tous les pays francophones qui s'y intéressent et qui participeront, nous avons encore quelques problèmes avec le Canada, mais c'est vous dire dans quel contexte je situe vos travaux. C'est dans la grande perspective d'une action extérieure en faveur du français que je ne dissocie pas, loin de là, de l'action extérieure de la France.

Et c'est pour cela que le souhaite de tout cur un grand succès à "convergences 85''. Je vous en remercie.