Déclaration de M. Charles Josselin, ministre de la coopération et de la francophonie, sur le rôle de M. Jaime Castillo Velasco pour les droits de l'Homme au Chili, Santiago le 25 juin 1999.

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Circonstance : Voyage de M. Josselin en Amérique latine du 25 au 30 juin 1999, au Chili les 25 et 26-remise des insignes de la Légion d'Honneur à M. Jaime Castillo Velasco, à Santiago (Chili) le 25 juin

Texte intégral

Monsieur le Président,
Cher Don Jaime,

La lettre remarquable du président Frei aurait pu servir de démonstration pour justifier la distinction que je vais, dans quelques instants, avoir l'honneur de vous remettre. Permettez moi néanmoins d'y ajouter quelques arguments.

Vos amis savent que vous n'avez jamais recherché les honneurs. Vous avez toujours respecté indifférence et détachement à l'égard des biens matériels ou des privilèges que peut conférer l'exercice du pouvoir. Votre proverbiale modestie m'a été rapportée et permettez moi de la faire souffrir quelque peu. Cette discrétion, cette réserve qui vous caractérisent à l'égard de ce que vous ne considérez pas comme l'essentiel n'ont pu empêcher la France de souhaiter vous exprimer aujourd'hui, à travers ma personne, - et croyez bien que je mesure l'honneur qui m'est ainsi fait - son appréciation, son estime et sa reconnaissance.

Le combat pour les Droits de l'Homme est un combat universel : en défendant, durant les années noires vécues par le Chili, vos compatriotes touchés par une répression impitoyable, c'est l'homme tout court, c'est nous tous, que vous avez servi. Votre exemple, celui de votre courage, de votre engagement total au service des victimes et des faibles, peuvent être médités et imités bien au-delà des frontières de votre pays. C'est dans cet esprit qu'un hommage solennel vous a été rendu il y a quelques jours à l'UNESCO. La France, qui depuis la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, s'est souvent identifiée à ce combat. La France qui a connu elle aussi des périodes sombres, qui a pu parfois faillir à sa vocation, se devait de vous distinguer pour cette infatigable action poursuivie sans relâche depuis près de trois décennies.

Aujourd'hui, Don Jaime, vous êtes entouré, comme il était normal, de vos proches et de vos amis qui sont nombreux. Il y a parmi eux de très hautes personnalités, auxquelles l'Ambassadeur et moi-même sommes reconnaissants pour l'honneur qu'ils nous font en assistant à cette cérémonie. Tous les Chiliens et la plupart des Français qui sont ici connaissent donc ce parcours exceptionnel qui est le vôtre. Ils me permettront néanmoins - c'est la loi du genre - d'en rappeler brièvement les principales étapes.

Fils d'avocat ,vous êtes tout naturellement imprégné, dès l'enfance, de l'idéal qui inspire cette profession. C'est tout naturellement que vous étudiez le droit. Cependant, votre grande curiosité intellectuelle vous conduit aussi vers des études de philosophie menées en partie à la Sorbonne et marquées par votre correspondance avec Jacques Maritain. Vous serez profondément influencé par cette rencontre intellectuelle, et vos échanges constitueront les éléments précurseurs de la pensée humaniste chrétienne au Chili, au sein de ce qui allait devenir le Parti démocrate-chrétien. Déjà, dans ce choix de jeunesse qui vous a amené à quitter un temps votre cabinet d'avocat pour des études de philosophie à la Sorbonne, se devine votre personnalité curieuse, exigeante. Cette formation, l'intérêt constant que vous avez porté aux choses de l'esprit, aux débats d'idées auxquels vous n'avez cessé de participer, ont fait de vous un penseur au-delà de l'avocat. Quelle riche, quelle impressionnante carrière que la vôtre ! Il conviendrait d'ailleurs de parler de carrières au pluriel. Homme de loi, homme de lettres, professeur d'université, homme politique, Ministre de la Justice durant le gouvernement du président Eduardo Frei Montalva, président et vice-président du parti démocrate-chrétien à plusieurs reprises, auteur de nombreux ouvrages, essais et articles philosophiques, politiques, juridiques, vous avez été, vous êtes ce qu'en France on appelait il y a longtemps un "honnête homme", capable d'embrasser parallèlement des activités très diverses, par opposition aux spécialistes trop souvent enfermés dans leur domaine de compétence et qui, hélas peut-être, prolifèrent de nos jours.

Un honnête homme donc mais aussi un maître, dans toute l'acceptation de ce terme. Vous avez marqué des générations d'étudiants, à qui vous avez donné le goût de la pensée, et aussi celui de l'engagement. Votre enseignement de philosophie et de philosophie politique à l'Université catholique et à l'Université du Chili est venu couronner cette réflexion dont vous assurerez la diffusion, à travers de votre revue Politica y Espiritu. Revue qui a été pendant vingt ans un lieu de référence intellectuelle jusqu'à ce que les militaires ordonnent sa fermeture quelques mois après leur prise du pouvoir - tant il est vrai que, pour la dictature, la politique et l'esprit sont, par eux-mêmes, subversifs.

Subversif, Don Jaime, vous l'étiez et il semble que vous l'êtes resté : quand la nuit s'est abattue sur votre pays, le 11 septembre 1973, vous vous êtes immédiatement lancé dans la seule action qui s'ouvrait à vous dans un pays où les partis politiques avaient été interdits ou suspendus : la défense des victimes.

On m'a rapporté que, le lendemain ou le surlendemain du coup d'Etat du 11 septembre 1973. Autorisez moi une digression. J'ai conduit ma première campagne politique en 1973 et le Chili résonne pour moi de manière singulière, aussi à cause du calendrier. Le lendemain ou le surlendemain du coup d'Etat du 11 septembre 1973 vous aviez fait part à votre famille de votre décision d'étudier de manière approfondie les codes militaires afin de mieux assurer la défense de vos compatriotes qui allaient être traduits devant des juridictions d'exception. Ne cédant jamais aux pressions, aux menaces, vous n'avez cessé, au péril de votre vie de dénoncer haut et fort les tortures, les assassinats, les humiliations alors infligées à tant d'hommes et de femmes. Dans une ambiance où dominaient la terreur ou l'attentisme, vous avez choisi l'action, dans le domaine juridique où vous excelliez ; il en fallait, du courage, pour se porter défenseur des militants du Mouvement de la gauche révolutionnaire devant les tribunaux militaires. Cette attitude, qu'il n'est pas excessif de qualifier d'héroïque, vous a valu d'être expulsé de votre propre patrie en 1976, sous prétexte que vous auriez représenté, je cite : "Un danger pour le pays". Ayant pu rentrer à Santiago où vous avez créé la Commission des Droits de l'Homme en 1978, vous avez été expulsé une seconde fois en 1981. Mais, votre opiniâtreté vous a permis de regagner définitivement le Chili bien avant le retour à la démocratie, pour poursuivre votre combat de toujours en faveur des Droits de l'Homme.

Honnête homme, maître à penser, conscience et référence d'une génération, vivant avec passion votre amour pour la philosophie et l'histoire, vous êtes resté tout au long de votre vie attaché à ces valeurs qui pourraient aussi bien vous définir : courage - courage personnel, tolérance et ouverture envers les autres, exigence intellectuelle envers vous-même.

Mais, vous savez surtout, Don Jaime, mieux que quiconque, que le combat pour les Droits de l'Homme n'est jamais achevé, ni au Chili, ni en France. Et si j'ai fait référence à votre histoire récente, ce n'est pas pour donner je ne sais quelle leçon de démocratie ou de Droits de l'Homme. Pas un pays au monde ne peut prétendre défendre et faire vivre, dans leur plénitude, les Droits de l'Homme. C'est un combat permanent qui engage chacune et chacun d'entre nous.

Président de la Commission des Droits de l'Homme, vous continuez d'oeuvrer activement pour la vérité et justice. Au moment de vous remettre la distinction la plus prestigieuse de mon pays, je tiens à vous dire la joie que je ressens à m'acquitter de ce qui, beaucoup plus qu'un devoir, est pour moi un grand honneur.
Jaime Castillo Velasco, au nom du président de la République, nous vous faisons Chevalier de la Légion d'Honneur.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 06 juillet 1999)