Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à l'émission "L'Invité de Guillaume Durand" sur Europe 1, à France Info et I-Télévision le 8 avril 2002, sur les répercussions en France de la situation au Proche-Orient, sur l'urgence d'une réaction internationale aux opérations israéliennes dans les territoires palestiniens.

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Média : Emission L'Invité de Guillaume Durand - Europe 1 - France Info

Texte intégral

(Interview à l'émission "L'Invité de Guillaume Durand" sur Europe 1, à Paris, le 8 avril 2002) :
Q - Monsieur Védrine, Bonsoir. Avant de parler directement du Proche-Orient, parlons des conséquences en France. Est-ce qu'il y a pour vous un danger avec les manifestations qui se multiplient ?
R - Il faut tout faire pour empêcher cette importation. Nous devons tout faire pour la paix au Proche-Orient, et il faut absolument préserver la paix civile en France. Les uns et les autres peuvent exprimer leur sensibilité ou leur inquiétude, c'est normal. Mais il ne faut pas qu'il y ait de mélange entre les deux.
Q - Est-ce que vous avez le sentiment qu'il y a un risque réel ?
R - Il y a un risque, mais je pense que les responsables des différentes communautés doivent éviter que cela aille dans ce sens. Je crois qu'ils en sont conscients. Il faut faire attention et il faut se rappeler qu'ici c'est la France, c'est la République, tout le monde est citoyen. Il faut montrer notre refus absolu d'actes, des actes anti-juifs, et d'autre part il y a la discussion sur ce qu'il faut faire ou pas au Proche Orient. Il faut séparer les deux.
Q - Mais comment faire pression sur Sharon qui encore aujourd'hui à la Knesset a été totalement inflexible ?
R - Je crois qu'il finira par être obligé de tenir compte de la réaction internationale et notamment du changement de ton des Etats-Unis qui est très sensible depuis quelques jours. Le président Bush a demandé à trois reprises que le retrait commence sans délai et Sharon ne pourra s'en abstraire complètement.
J'ai confiance dans ce qui vient des peuples, du côté israélien et du côté palestinien. Tous les sondages montrent que, en fait, ils veulent la paix et même aujourd'hui alors que les Israéliens approuvent l'opération de Tsahal visant à la destruction des réseaux terroristes. En même temps, il y a une majorité d'entre eux qui pensent encore qu'il faut recommencer à négocier avec les Palestiniens si la sécurité est rétablie. Et du côté palestinien, les gens sont tellement à bout de forces et à bout d'espérance que si une option de paix se présente, je suis convaincu qu'elle sera approuvée de part et d'autre.
C'est cela qui fait que la situation n'est pas complètement désespérante.

Q - Colin Powell est au Maroc. Hier, il y a eu plus d'un million de manifestants dans ce pays. Est-ce que vous n'avez pas le sentiment que la colère est en train de monter dans les pays arabes, y compris les pays arabes modérés et qu'il y aurait dans ce cas un vrai risque d'un nouveau conflit non pas entre Israël et les Palestiniens, mais israélo-arabe ?
R - La colère monte, c'est évident. Et les images non seulement de l'occupation, mais de la réoccupation, de la répression et des tirs, de ce qui arrive à la population palestinienne, qui n'a déjà que trop souffert, ces images mettent le monde arabo-musulman en ébullition. C'est un problème sérieux pour les régimes arabes modérés, notamment pour ceux qui ont soutenu, il y a quelques jours, à Beyrouth, cette offre arabe très importante de normalisation complète des relations avec Israël, si Israël évacuait les territoires occupés. Ces gouvernements sont ainsi placés dans une position difficile.
Cela va les amener à mettre tout leur poids dans la balance pour que les Américains se réengagent vraiment et que le discours du président Bush soit suivi d'actes.
Q - Il y a quelques instants, Javier Solana, l'un des grands représentants européens, expliquait que l'on était au bord de l'anéantissement de l'Autorité palestinienne. Qu'en pensez-vous ?
R - Je pense malheureusement que cet objectif est poursuivi par une partie de la majorité qui soutient M. Sharon. Je n'ose pas penser que ce soit là la vraie politique de M. Sharon. Mais il y a une partie de cette majorité, une partie du Likoud et surtout des partis beaucoup plus à droite.
Q - ... qui viennent de rejoindre la coalition, le parti national religieux...
R - ... Certains d'entre eux préconisent, pas David Lévy, mais d'autres préconisent l'expulsion des Palestiniens. Ils sont tout à fait minoritaires, heureusement, même dans ce gouvernement. Mais il y a quand même une partie de cette majorité qui refuse le principe même d'une Autorité palestinienne légitime. D'autres vivent dans l'idée que si ce n'était pas Arafat, il serait possible de dialoguer avec d'autres chefs palestiniens. Je pense que la majorité de la population israélienne est à la recherche de la paix y compris par le dialogue. Un jour ou l'autre, après de nombreux malheurs peut être encore pires que ce que l'on voit aujourd'hui, et totalement inutiles, on reviendra à ce qui était la discussion de Camp David-Taba, qui malheureusement n'a pas débouché.
Q - Est-ce que vous avez le sentiment, qu'au fond, ce que recherche Sharon depuis le début, depuis la fameuse irruption sur l'Esplanade des mosquées, c'est l'élimination totale de l'appareil politique et terroriste des Palestiniens ? Et est-ce que derrière il a une intention politique ou diplomatique ?
R - Il a en tout cas l'objectif proclamé de rétablir une situation de contrôle militaire sur les territoires pour juguler le terrorisme. En plus, c'est un homme qui dit ce qu'il fait, qui fait ce qu'il dit. Il est tout à fait contre une expression politique des Palestiniens. Il a été contre les Accords d'Oslo depuis le début. Il combat, en fait, l'Autorité palestinienne en tant qu'autorité. Alors tout cela s'est personnalisé sur Arafat par une sorte de volonté de le diaboliser par rapport aux Israéliens et par rapport à la scène internationale. Mais j'espère que, malgré tout, une partie d'entre eux est consciente du fait que ces problèmes n'ont pas de solution purement répressive ou purement militaire et qu'il faudra bien à un moment ou à un autre reprendre la discussion politique.
Sur ce point, les Européens, les Américains sont d'accord, le monde entier est d'accord sur le fait que la revendication nationale palestinienne ne trouvera de solution que dans un Etat palestinien où les Palestiniens emploieront de façon constructive cette énergie qui aujourd'hui s'exprime sous une forme désespérée, destructrice et nihiliste.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 avril 2002)
(Interview à France Info et I-Télévision, à Paris, le 8 avril 2002) :
Q - N'est-il pas temps d'envisager un message plus fort ?
R - Par rapport au Proche-Orient, l'Union européenne a exprimé des exigences très claires et très précises en décembre au Conseil européen de Laeken, en mars au Conseil européen de Barcelone et très fréquemment par l'intermédiaire des ministres des Affaires étrangères des différents pays.
Je me réjouis que le président Bush ait décidé, il y a quelques jours, de sortir de cette position d'attente ou de repli qui est la sienne depuis un an, de se réengager et en même temps de rééquilibrer sa position.
Il a exigé maintenant à plusieurs reprises du gouvernement israélien qu'il commence à retirer ses troupes. Cela n'a pas été suivi d'effets immédiats ce qui montre bien d'ailleurs que les remarques faites sur l'impuissance de l'Europe sont injustement concentrés sur les difficultés qui seraient européennes alors qu'elles sont globales.
C'est important que les Etats-Unis se réengagent. Je suis convaincu que cela va donner des effets, pas dans les premières heures ou les premiers jours, mais cela va donner des effets, puisque que maintenant ils vont pouvoir reprendre ce dossier et l'on va les aider.
Q - Comment réagissez-vous à ce qui se passe en France ?
R - Je pense que nous devons tous ensemble établir un coupe feu infranchissable entre le Proche-Orient et la France où doit régner la paix civile et faire en sorte qu'il y ait aucune contagion sous aucune forme.
Cela ne veut pas dire que les uns et les autres ne doivent pas exprimer leur sensibilité, leur inquiétude, c'est absolument normal que la communauté juive veuille, par ses différentes organisations, attirer l'attention sur le développement d'actes anti-juifs dont l'importance est sans doute sous-estimée, pas l'importance numérique ou statistique, mais l'importance symbolique.
Mais c'est un problème qui ne concerne pas que les organisations juives, c'est un problème qui concerne la République et tous les Français.
Alors je crois qu'il faut bien distinguer les deux. En France, nous devons faire régner la paix civile, nous devons raisonner à l'intérieur de la République, et pas de façon communautariste. Nous devons parer absolument tous ces actes inacceptables et intolérables.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 avril 2002)