Interview de M. Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la CFDT, dans "La Revue de la CFDT" de janvier 2002, sur l'intervention syndicale dans le champ des sciences de la vie, notamment la mise en oeuvre du principe de précaution.

Prononcé le 1er janvier 2002

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Texte intégral

L'intervention syndicale dans le champ des sciences de la vie
Dans les débats souvent très manichéens que provoque l'évolution rapide de la recherche sur le vivant, comment une organisation syndicale comme la CFDT peut-elle intervenir en jouant pleinement son rôle?
La CFDT s'intéresse depuis longtemps aux débats sociétaux menés autour des sciences du vivant. Dans les années 1980, avec la naissance du Comité national d'éthique, la confédération a ouvert des discussions dans ses publications. La question de l'utilisation des embryons surnuméraires, liée à la technique de fécondation in vitro, soulevait déjà les problématiques inhérentes à l'éthique de la biologie, mais il faut reconnaître que nous étions plus à l'aise pour prendre position sur le nucléaire que sur ces thèmes, même si la dérive eugéniste nous inquiétait. Notre travail syndical consistait alors à informer en faisant appel sur ces sujets à des experts et aux salariés confrontés à ces questions par l'intermédiaire de la Fédération des services de santé et des services sociaux, de la Fédération des syndicats généraux de l'éducation nationale (SGEN), de la Fédération agroalimentaire (FGA), de la Fédération de la chimie et de l'énergie et de l'Union confédérale des cadres. L'expertise devait être contradictoire: le progrès technique était pour nous ambivalent et il fallait le maîtriser. Après une période de calme intellectuel, les débats ont repris de plus belle avec la construction du "principe de précaution". Né à l'occasion des discussions sur le climat, ce "principe" a rapidement gagné tous les domaines de la science et de la technologie au point de devenir obscur et souvent prétexte à l'inaction ou à la violence. Il n'est pourtant désormais plus un seul responsable qui n'y fasse appel: le traumatisme du sang contaminé laisse encore aujourd'hui de nombreuses traces dans leur comportement. Le mythe du risque zéro induit que sans certitude, aucune décision ne peut être prise et que la société ne voudrait évoluer que rassasiée de garanties, surtout dans le domaine de sciences de la vie. En effet, si le risque automobile est accepté, le risque alimentaire par exemple est tenu pour inadmissible (1).
L'irruption des biotechnologies dans des secteurs essentiels comme la production et la transformation alimentaires ou encore dans l'industrie pharmaceutique et chimique est une réalité pour tous les salariés de ces secteurs. Faute d'une vulgarisation par les acteurs de la transmission des connaissances, par absence de formation et de culture technologique, ce fait est mal connu de la plupart de nos concitoyens, et donc les inquiète. Dans les nouveaux métiers, les jeunes y sont mal préparés. C'est pourquoi la CFDT veut contribuer à développer l'information et le débat autour de ces questions, d'autant plus qu'elles préparent des partages géopolitiques et économiques entre ceux qui maîtrisent ces technologies et ceux qui en sont exclus.
Enfin, l'éventail des positions prises par rapport au vivant est un révélateur aigu de nouveaux clivages culturels et sociétaux qui façonnent des intolérances et des risques d'affrontement. Nous en découvrons la trace y compris dans nos propres rangs, et c'est pourquoi nous sommes très attachés au maintien d'une attitude de "laïcité" dans l'ensemble des débats autour des sciences de la vie. Pour analyser ce que pourrait être l'intervention syndicale dans ce domaine, je m'appuierai sur le rapport du Conseil économique et social (CES) qui fournit une bonne introduction à la question. Dans un premier temps, il est important de mieux définir le principe de précaution.
Ce que le principe de précaution n'est pas
Le chercheur Olivier Godard (2) souligne à juste titre le contresens que font certaines personnes quant à la signification de ce principe. Il cite pour cela un journaliste qui le définissait comme: "le principe qui veut qu'un décideur ne se lance dans une politique que s'il est certain qu'elle ne comporte absolument aucun risque environnemental ou sanitaire". Si tel était le cas, il inciterait à toujours s'abstenir, tant il est admis universellement aujourd'hui que le risque zéro n'existe pas. Or, il s'agit bien d'un principe d'action qui ne doit surtout pas pousser à l'immobilisme mais qui fournit plutôt un cadre de réflexion pour aider à prendre et à accompagner nos décisions. Le rapport remis au Premier ministre le 15 octobre 1999 précise même dans son introduction: "Dans le doute mets tout en uvre pour agir au mieux(3)." Le principe de précaution ne doit pas non plus être confondu avec la notion de prévention(4). Celle-ci s'impose lorsqu'un risque est identifié, et qu'il faut prendre des mesures, par exemple médicales, pour s'en prémunir. Enfin, certains soulignent aussi qu'il faut faire la distinction entre la notion de risque et celle d'incertitude scientifique. Il y a risque lorsque le danger est connu. Un exemple nous en est fourni dans l'actualité toute récente: suite à l'apparition de cas de fièvre aphteuse en Grande-Bretagne, les autorités européennes ont édicté une interdiction temporaire de toute exportation de viandes ou produits laitiers britanniques. Les risques liés à la fièvre aphteuse sont bien connus, bénins pour l'homme mais gravissimes pour le bétail. L'interdiction temporaire des exportations est une mesure classique de protection sanitaire face à un danger identifié. Cela n'a rien à voir avec le principe de précaution.
Celui-ci s'applique en cas de danger supposé ou potentiel, mal connu scientifiquement, pour lequel les mesures de prévention envisageables risqueraient d'avoir des effets économiques ou sociaux importants. Toute la difficulté provient précisément de l'appréhension, de la mesure du risque pour nous-mêmes ou nos descendants, de la proportionnalité des mesures de prévention à ce risque et de l'acceptabilité sociale de leur application ou de leur absence de mise en uvre (dans le cas par exemple de l'interdiction totale des farines animales).
Nous n'avons bien sûr pas la prétention de répondre ici de façon exhaustive à cette question, mais seulement d'y apporter quelques repères. Les caractéristiques des situations dans lesquelles le principe doit s'appliquer pourraient être l'incertitude scientifique (les scientifiques ne savent pas s'il y a vraiment menace, ou quelle est son importance), les conséquences humaines graves d'une mauvaise appréciation de la menace, les conséquences économiques et sociales importantes des mesures à prendre pour écarter ou minimiser la menace, l'appréhension par la société ou par chaque individu du risque en cause, l'acceptabilité sociale du coût de sa mise en uvre.
Comment mettre en uvre le principe de précaution ?
Le problème posé est à résoudre par l'interaction de trois ou, selon certains, quatre acteurs: les scientifiques, les experts qu'il convient de distinguer des scientifiques (chercheurs "purs et durs"), les politiques (décideurs) et ce qu'il faut bien appeler - quoi que la notion soit mal définie - la société civile (organisée ou non). Force est de constater que ces grandes catégories obéissent à des logiques et même à des rationalités différentes.
Le rôle des scientifiques est essentiel, puisque ces hommes sont supposés construire le savoir, mais problématique car, bien souvent, ils ne savent pas, ou très partiellement! Ils sont alors plus prédisposés à faire état de leur doute, élément constitutif de la rigueur scientifique, que de leur certitude. L'exercice de la controverse interne à ce milieu devrait permettre de résoudre des situations d'apparente contradiction, mais ce parachèvement nécessaire de la connaissance est rarement pratiqué à travers le système des publications. Plus ou moins bien transcrit par les médias, le doute est parfois perçu comme une ignorance et peut avoir des effets ravageurs sur le public qui s'inquiète et attend des réponses précises. Les politiques peuvent alors exercer des pressions pour répondre aux attentes les plus immédiates
des citoyens.
Les scientifiques sont par ailleurs des humains sensibles aux pressions, à la notoriété, à leur environnement culturel ou tout simplement à leurs convictions intimes. Ils peuvent fort bien, sans que leur compétence soit mise en cause, prendre des positions contradictoires: les comités américains, accoutumés à l'usage des hormones de croissance naturelles, se sont par exemple prononcés pour leur innocuité, quand les Français exprimaient des craintes sur leurs effets. Il y a dans cet exemple une claire différence culturelle.
Plus récemment, la cacophonie la plus totale a régné entre experts anglais, européens, français, allemands, italiens, etc. en ce qui concerne les risques liés à l'extension de l'ESB (alors même que certains experts appartenaient simultanément à différents comités!). Sans compter qu'un même comité change parfois de position avec le temps sans qu'un événement nouveau puisse expliquer cette évolution. Des avis d'experts pour le moins contradictoires se font enfin entendre à propos des risques supposés liés à la dissémination dans la nature des OGM.
Les scientifiques sont enfin loin d'être infaillibles, ni tous d'accord entre eux. Pourtant, ils apportent un élément déterminant "d'aide à la décision". Dans ces conditions, la seule garantie que l'on puisse exiger d'eux est que leur expertise fasse l'objet d'une confrontation publique, pluridisciplinaire et contradictoire tout en ayant conscience que cela comporte le risque de lancer parfois dans le public des craintes ou des paniques inconsidérées car non vérifiées. Il est en effet beaucoup plus facile de faire peur que de rassurer, et un journaliste à la recherche du scoop arrive toujours à trouver un "expert" pour assumer n'importe quel avis.
La multiplicité des expertises peut nous protéger partiellement de ces risques. Encore faut-il qu'elles soient publiques et accessibles aux citoyens sans que ne se créé d'inégalité entre utilisateurs de la connaissance. Cela n'est pas facile, et les chercheurs répugnent parfois à la vulgarisation, car simplifier, c'est toujours plus ou moins déformer la vérité scientifique. Par ailleurs, il n'est pas toujours facile d'expliquer au public que la connaissance scientifique est par nature entachée d'incertitude, et qu'une nouvelle découverte suscite souvent plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Si les chercheurs n'inventent pas cette pédagogie respectueuse de leurs concitoyens, ce sont la presse et les médias qui deviendront les vecteurs exclusifs de ces savoirs.
L'évaluation du risque: de la recherche à l'expertise
La recherche scientifique a une temporalité différente de celle de la décision politique, c'est pourquoi celle-ci ne peut s'appuyer directement sur les résultats de la recherche mais fait généralement appel aux intermédiaires que sont les experts. Il faut signaler la création en France de deux types de structures qui ont joué, et joueront plus encore à l'avenir un rôle essentiel dans la diffusion et l'appropriation responsable par le public et les politiques de ces enjeux. L'une d'entre elles, qui a déjà une certaine maturité, est l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Jouant le rôle d'intermédiaire entre les scientifiques et les élus, députés et sénateurs, il organise des débats publics et contradictoires auxquels participent les associations, rédige des rapports, émet des recommandations. Peu de sujets lui échappent et il est à l'origine de nombreuses lois, notamment en ce qui concerne la sûreté nucléaire et la gestion des déchets radioactifs. Un autre type de structure, de création plus récente et qui n'a pas encore trouvé une place stable dans le débat public concerne les diverses Agences Françaises de sécurité sanitaire: AFSSAPS (produits de santé), AFSSA (aliments), AFSSE (environnement, en cours de création) qui jouent le rôle d'experts indépendants auprès du gouvernement et émettent des recommandations systématiquement rendues publiques et plus ou moins suivies selon les organismes. Monsieur Bernard Chevassus-au-Louis, président du conseil d'administration de l'AFSSA, énonce les cinq mots-clés de
la crédibilité de l'agence: compétence, pertinence, indépendance, transparence et prévoyance. L'option retenue est le recrutement pluridisciplinaire d'experts chercheurs externes à l'agence, venant de la recherche publique ou privée et soumis à une déclaration d'intérêt. Dans le cas de l'AFSSA, l'obligation de publication des avis est un progrès indéniable pour la démocratie scientifique et politique. Il reste néanmoins à savoir s'il n'est pas nécessaire de construire une instance représentative, sorte de "deuxième cercle", qui permettrait de mieux vérifier les conséquences de la publication brute d'un avis qui peut, même en étant probabilisé, induire des conséquences désastreuses pour toute une filière.
Quel débat public et quelle communication sur le risque ?
Je n'aborderai ici que la question du débat public et de la démocratie, laissant volontairement de côté la question de la place de l'éducation et du rôle des médias. Nous avons vu ces derniers temps certains responsables politiques tenter de renvoyer vers les experts ou les chercheurs la responsabilité des décisions à prendre. Or la décision finale incombe aux élus politiques et à eux seuls. Il serait trop grave, au nom d'on ne sait quelle "république des savants", de s'abriter derrière le savoir scientifique pour faire le bonheur des gens malgré eux. En situation d'incertitude scientifique, l'idéal serait que la décision fasse l'objet d'un consensus social résultant du débat public et s'appuyant bien évidemment sur l'avis des scientifiques. Le consensus devrait porter tant sur l'estimation sociale du risque que sur la proportionnalité de la réponse et le partage de la charge sociale ou les compensations à accorder à ceux qui supportent les conséquences des décisions.
Le débat public peut se concevoir sous des formes diverses dont certaines existent et d'autres restent à inventer. Pour aider au transfert du savoir des scientifiques vers le public, certains pays ont généralisé ce qu'ils appellent des "conférences de consensus", série de réunions publiques mettant en présence des chercheurs et des citoyens représentatifs de la population et des questions qu'elle se pose. En France, une expérience de ce genre appelée "conférence citoyenne", organisée par les pouvoirs publics, s'est déroulée de façon décentralisée sur le problème des OGM. Si cette expérience, malheureusement peu médiatisée, a été le plus souvent jugée positivement, sa généralisation n'est pas évidente. Elle demande du temps de préparation, des citoyens disponibles
et une nouvelle manière de communiquer avec le grand public. Par ailleurs, l'échelle européenne semble être maintenant la plus pertinente, rendant en cela plus lourde la mise en place de conférences citoyennes.
Plus récemment, les états généraux de l'alimentation ont mis en mouvement de nombreux citoyens lors des multiples réunions préparatoires au colloque final du 12 décembre 2000. Celui-ci n'a pas eu malheureusement le retentissement espéré malgré la présence à la tribune de trois ministres et le discours de clôture du premier d'entre eux. Après la seconde crise de la vache folle les acteurs sont restés prudents quant à la médiatisation de l'événement. Les états généraux de la santé qui se sont déroulés dans le même temps ont été plus productifs, aboutissant même au projet de loi actuellement en débat.
D'autres formes de débats publics organisés existent en France qui associent autour des administrations concernées, des scientifiques et experts ainsi que des représentants de la société civile organisée dans des comités ou conseils qui produisent des avis destinés à éclairer la décision publique. Le CES est bien entendu une instance de premier plan dans ce type de démarche, mais il n'est pas seul. Le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie peut jouer un rôle fort en associant scientifiques et forces sociales dans l'évaluation des politiques publiques de recherche. De manière générale, le syndicalisme doit prendre toute sa place (5). Par sa capacité à représenter les salariés des entreprises et à intégrer les points de vue d'autres acteurs de la société (6), il peut jouer un rôle-clé dans la mise en uvre d'une démarche équilibrée d'appropriation du progrès technique. Dans une période où certains diabolisent la science, il est plus que jamais nécessaire de faire entendre une différence.
Notes
(1) Voir Gilbert CAPP (groupe CFDT), La sécurité sanitaire des aliments, un enjeu majeur, Avis et rapport du CES, Éditions des journaux officiels,
nov. 2001.
(2) O.Godard, "L'ambivalence de la précaution", Le principe de précaution dans la conduite des affaires humaines, MSH et INRA, 1997, p. 43.
(3) P. Kourilsky, G. Viney, Le principe de précaution. Rapport au Premier ministre, Odile Jacob, 2000.
(4) Il faut aussi éviter l'usage abusif
du mot "principe".
(5) C'est ainsi que la CFDT a pris
position l'été dernier, à l'occasion de son université d'été sur "la société face à la recherche sur le vivant: le rôle des acteurs", dans le débat faussé sur les OGM (Voir encadré p. 30).
(6) À cet égard, nous ne pouvons qu'être d'accord avec la conclusion de l'entretien avec Michel Callon. Il faut veiller à mettre en place des espaces de discussion et de controverses avec d'autres acteurs de la société sur les questions scientifiques et
technologiques.
Communiqué de presse du 25 août 2001, déclaration de la commission exécutive.
Les recherches sur les OGM et le vivant
Non à la diabolisation
La CFDT partage l'exigence grandissante des citoyens d'une meilleure information sur les expérimentations menées sur les OGM et sur les avancées de la science dans le domaine du vivant. Ces questions ont un lien direct avec la sécurité alimentaire et la santé publique.
Par contre, il n'est pas imaginable de réduire ce grand débat à la seule question posée aujourd'hui "Pour ou contre les OGM". Les affirmations à l'emporte-pièce et les actions violentes bloquent l'éclairage nécessaire des citoyens sur ces enjeux.
Autant que les risques qui doivent être maîtrisés, les potentialités ouvertes par le développement de la connaissance en ces domaines doivent être connues et entrer dans le débat public. Les progrès de la connaissance en matière de sciences de la vie ouvrent aussi des perspectives en matière de santé, d'alimentation et de techniques agricoles ou médicales qui ne peuvent être soumises au seul réflexe de la peur.
Stopper la recherche, s'auto-censurer dans la capacité humaine à explorer et à comprendre le domaine de la vie constituerait aujourd'hui une régression et un renoncement à nos responsabilités collectives concernant le devenir de l'humanité qui doit intégrer la réduction des écarts Nord-Sud.
Les essais pratiqués aujourd'hui sont autorisés par la puissance publique dans des conditions bien définies et contrôlées par les autorités administratives. Lorsque ces essais respectent les protocoles, ils doivent être protégés.
Pour la CFDT, il est aujourd'hui essentiel que la puissance publique fasse en sorte que soient dépassées les tentatives de diabolisation ou de manichéisme qui tournent le dos aux enjeux que recouvre ce débat, en assurant de bonnes conditions de sécurité et de transparence sur l'évaluation et la prise en charge des risques.
(source http://www.cfdt.fr, le 28 janvier 2002)