Texte intégral
PATRICK SIMONIN
Mesdames, Messieurs, merci d'être avec nous. Lionel JOSPIN, Premier ministre français, candidat à l'élection présidentielle, est sur le plateau de TV5 " L'invité. " Merci infiniment, Monsieur JOSPIN. On va bien sûr parler de cette campagne électorale. Vous faites la course en tête, en ce moment, du moins dans les sondages. D'abord, une question, évidemment, toujours Premier ministre en exercice : la situation au Proche-Orient est terrible, vous souhaitez qu'une initiative soit prise très rapidement, je pense notamment lors de la rencontre à Barcelone, et qu'est-ce que peut faire l'Europe, qu'est-ce que peut faire la France ?
LIONEL JOSPIN
Naturellement, j'assume toujours ma tâche gouvernementale. J'avais une réunion des ministres ce matin, puis un déjeuner de travail, et justement le thème de la situation internationale, et la situation au Proche-Orient, était à l'ordre du jour. Hubert VEDRINE en a parlé. Il est clair que la violence a atteint un paroxysme absolument insupportable. Trop de sang a coulé, trop de souffrance, tous les jours, devant nos yeux. La guerre n'est pas la solution. Il faut donc pousser l'ensemble des acteurs à revenir à une solution politique, à une solution de paix. La diplomatie française, par la voix d'Hubert VEDRINE, a fait des propositions à cet égard. Nous soutenons les initiatives quand elles existent, celle qu'ont essayé de tracer ensemble, Shimon PERES et Abou ALLA (ph), le président du Parlement palestinien. Nous sommes attentifs à la proposition de l'Arabie Saoudite, disant : la terre contre une paix générale, une reconnaissance d'Israël par le monde arabe. Nous avons suivi, avec intérêt, le vote de cette résolution 1397, sur proposition des Etats-Unis, parlant de deux Etats : un Etat palestinien qui doit être reconnu, l'Etat d'Israël qui, lui, doit être assuré simplement de sa sécurité. Il faut absolument qu'Américains, Européens, ensemble - et j'espère qu'au sommet de Barcelone nous nous exprimerons unanimement dans cette direction - poussent les acteurs, et notamment le gouvernement SHARON, a retrouver la paix. Il n'y a jamais eu autant de victimes israéliennes que sous cette politique, c'est donc que ça n'est pas la bonne.
PATRICK SIMONIN
Donc, vous diriez comme George BUSH, qu'Ariel SHARON n'aide pas la paix ?
LIONEL JOSPIN
Oui, c'est. je pense surtout que les Palestiniens ne peuvent pas continuer à vivre dans les conditions qui sont les leurs, et cela nourrit ces actes de violence, ces attentats aveugles qui font des victimes chez les Israéliens. Mais de l'autre côté, les répliques sont d'une grande violence. Vivre dans les territoires palestiniens, aujourd'hui, est presque impossible, donc ça nourrit le désespoir. Il faut retrouver une logique de paix, sortir de la spirale de la haine et de la violence. C'est ça, la politique de la France, et en tous cas celle que je propose.
PATRICK SIMONIN
Alors, sur les cinq ans à venir, de manière générale, vous pensez que la France doit trouver un autre équilibre dans sa relation avec cette région du monde, où on a parfois été accusé d'être plutôt d'un côté ou plutôt de l'autre ?
LIONEL JOSPIN
Non, je crois que la position de la France est équilibrée, je me retrouve dans cet équilibre. Nous sommes un pays, ami d'Israël, mais nous avons aussi de nombreuses amitiés dans le monde arabe. Et, en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, dans la ligne finalement tracée le premier, par François MITTERRAND, dans son fameux discours à la Knesset, où il disait : vous combattez, c'est ensemble que vous devez faire la paix, on fait toujours la paix avec son ennemi. Cette politique d'équilibre, c'est celle dans laquelle je me reconnais et pour laquelle la France milite internationalement et particulièrement dans l'Europe.
PATRICK SIMONIN
Alors George BUSH a lancé des menaces, qui paraissent assez sérieuses à l'égard de l'Irak et, en parlant de Saddam HUSSEIN, il a dit : on va s'occuper de lui. Que ferait la France si, en effet, George BUSH s'occupe de Saddam HUSSEIN ?
LIONEL JOSPIN
Je n'ai pas de sympathie pour le régime irakien, qui est un régime de dictature, qui s'impose à sa population. L'Irak doit obéir à ses obligations internationales, et notamment aux sanctions et aux opérations de contrôle de ses armements, décidées par les Nations Unies. Le problème est de savoir comment on le fait. Il ne faut pas choisir des solutions dont les conséquences pourraient être pires que la situation actuelle. Donc, il faut amener l'Irak à revenir dans le sens de ses obligations. Mais la France examinera les initiatives qui pourraient être prises par d'autres et, notamment, par les Etats-Unis, avec beaucoup de prudence.
PATRICK SIMONIN
Ça veut dire que si vous êtes sollicité comme allié par George BUSH, pour une intervention militaire en Irak, vous direz non ?
LIONEL JOSPIN
Je crois que nous n'en sommes pas là aujourd'hui, et heureusement, mais nous aurons sûrement l'occasion, dans les semaines qui viennent, et peut-être après l'élection présidentielle, d'avoir, avec nos amis américains, les contacts les plus utiles pour qu'ils nous informent, mais aussi pour que nous leur disions notre façon de voir.
PATRICK SIMONIN
On parle beaucoup donc de politique internationale, on est sur TV5, Monsieur le Premier ministre. Simplement, la cohabitation. Evidemment, c'est un domaine, la politique étrangère, partagé entre le chef de l'Etat et le Premier ministre. Vous avez le sentiment que la victoire de l'un ou de l'autre peut changer la diplomatie française ?
LIONEL JOSPIN
Il me semble qu'on va vers la fin de la cohabitation, mais les Français décideront librement, en votant d'abord à la présidentielle, puis aux législatives. Ce vote sera naturellement respecté. Mais, il me semble que c'est la logique, à l'issue des cinq années que nous venons de vivre. Et il est clair que, s'il y a une unité de la pensée et de l'action de l'exécutif, ce qui est quand même la logique en démocratie, la diplomatie française pourra être affirmée avec plus de cohérence et plus de force.
PATRICK SIMONIN
Vous avez manqué de cette cohérence à cause de cette cohabitation ?
LIONEL JOSPIN
Nous nous sommes comportés, le président de la République et moi-même, le ministre des Affaires étrangères aussi, Hubert VEDRINE, le ministre de la Défense, Alain RICHARD
PATRICK SIMONIN
Qui avait été accepté par Jacques CHIRAC, vous lui aviez proposé et il avait accepté.
LIONEL JOSPIN
Oui, bien sûr, c'était la règle, c'est la règle de début de cohabitation. François MITTERRAND avait fait de même, quand des Premiers ministres de droite lui avaient proposé ces deux postes. La façon dont nous nous sommes comportés n'a pas créé de difficultés à la France, et son image n'en a pas été atteinte. Mais il me semble qu'une cohérence de vue et surtout d'action, et d'incarnation en quelque sorte, est plus propice à l'affirmation de la politique de la France, outre que - mais la campagne est faite pour cela - il y a sur un certain nombre de points, dans le chemin de la diplomatie traditionnelle de la France et de la défense de ses intérêts, quand même, plus que des nuances entre la droite et la gauche.
PATRICK SIMONIN
Alors le sommet de Barcelone, vous y allez dans quel état d'esprit ? Ça va être la dernière fois où, à l'international, vous allez vous retrouvez Premier ministre, président de la République. Il y a eu des passes d'armes assez fortes entre vous, dans la campagne électorale, ces derniers jours. Dans quel état d'esprit vous allez à Barcelone ?
LIONEL JOSPIN
Ecoutez, il n'y a jamais eu de passes d'armes, en tous cas pendant les sommets, et particulièrement les sommets européens, donc d'une part, il y aura une unité de la position de la France. Il y a des dossiers très importants. Nous, nous tenons à défendre le service public, par exemple, ce qu'on appelle les services d'intérêt général, en Europe. Nous ne voulons pas que la libéralisation de l'énergie soit faite de façon non équitable ou trop rapide, nous voulons la maîtriser. Nous tenons à ce qu'il y ait un équilibre dans ces sommets de printemps, qui sont faits pour ça, entre l'approche économique et les nécessités sociales. Nous voulons pousser le projet Galiléo, le système de navigation satellitaire qui donne son autonomie à l'Europe, qui est un des grands sujets. Et, là, les positions ont été arrêtées, sur proposition gouvernementale, en commun. Donc, pas de problèmes sur le fond. Dans la forme, bien sûr, comme d'habitude, et dans la conférence de presse finale, nous exposerons les conséquences, ou plutôt les conclusions du sommet, d'une voix qui serait, en l'espèce, harmonieuse.
PATRICK SIMONIN
D'accord. Et ça se passe quand même plutôt bien, le conseil des ministres, tout ça, ça va encore bien ?
LIONEL JOSPIN
En conseil des ministres, oui, on prend les décisions qu'on a à prendre, textes, communications, nominations, de façon tout à fait républicaine et sans tensions particulières.
PATRICK SIMONIN
On reviendra sur cette question. Je voudrais parler quand même des Français de l'étranger. Ils sont 2 millions, c'est tout à fait important, ils nous écoutent sur TV5. Vous avez pris des mesures, pendant ce quinquennat, comme Premier ministre, pour permettre qu'ils aient les mêmes droits que les Français, pour ceux notamment qui sont éloignés des services sociaux, qu'ils puissent accéder à des services. Qu'est-ce que vous leur dites, aux Français de l'étranger, qui parfois demandent, justement, d'être traités un peu comme les Français de l'Hexagone, aussi ?
LIONEL JOSPIN
Je veux leur dire qu'au fond, je ne les ai jamais autant rencontrés que depuis que je suis Premier ministre. J'avais eu à m'occuper de beaucoup des dossiers qui les concernaient, quand j'étais ministre de l'Education nationale. Tout le problème de l'enseignement du français à l'étranger, de nos établissements français. Vous savez que nous sommes quand même le pays qui a le réseau d'établissements le plus formidable, le plus développé et le plus efficace. Mais il y a des points à améliorer. Mais, depuis que je suis Premier ministre, j'ai été souvent à l'étranger pour représenter la France, en alternant les visites avec le président de la République, pour bien nous défendre sur le plan international et, à chaque fois, j'ai réuni la communauté étrangère auprès de nos ambassadeurs, à l'ambassade. Donc je crois vraiment les connaître mieux, après ces cinq ans, que je ne les connaissais avant. C'est vrai, vous l'avez dit, nous avons beaucoup travaillé dans leur direction, que ce soit sur le terrain du français, que ce soit sur le terrain aussi des aides à la scolarisation, pour une partie de nos compatriotes, sur le terrain aussi de la Sécurité sociale, puisque nous avons augmenté le nombre de ceux qui peuvent bénéficier d'une couverture maladie, à laquelle certains, au fond, ne pouvaient pas accéder jusqu'à maintenant, dans l'esprit, d'une façon différente, mais dans l'esprit de la Couverture Maladie Universelle par exemple. Et puis, nous avons d'autres projets, notamment d'améliorer leur représentation. Puisqu'ils sont éloignés, mais puisqu'ils sont la vitrine de la France, et puisqu'ils sont nombreux, peut-être ne faudrait-il pas qu'ils soient représentés seulement par des sénateurs, malgré tout le respect que je voue au Sénat, mais aussi par des députés. C'est une proposition que je fais, mais elle supposera un changement constitutionnel.
PATRICK SIMONIN
Vous pensez que, dans les prochaines années, on va évidemment, le dossier de l'élargissement de l'Europe va à nouveau se poser. Vous avez dit dans ce livre, " Le temps de répondre ", des entretiens avec Alain DUHAMEL, vous parlez évidemment de votre vie de militant, et puis d'homme maintenant dans l'action politique, vous avez raconté que vous trouviez par exemple démagogique d'avoir proposé trop tôt, à la Pologne, l'entrée dans l'Europe. Est-ce que vous pensez que l'élargissement, quand même, est inéluctable ?
LIONEL JOSPIN
Non, absolument, il n'est pas seulement inéluctable, il est souhaitable, il est nécessaire, et il va se produire. Non, je suis bien obligé de constater qu'avoir proposé à la Pologne, parce qu'on était à Varsovie, d'entrer dans l'Europe en 2000, alors que nous sommes en 2002 et qu'elle n'y est pas toujours, ne devait pas correspondre tout à fait à la réalité. Or, moi je pense qu'il faut être responsable et réaliste. Mais, pour la Pologne, qui est le plus grand des pays qui va entrer dans l'Union européenne, comme pour les autres, nous voulons être, Français, accueillants, tout en défendant bien sûr nos intérêts nationaux. Et surtout, parce que je crois que c'est la question essentielle, en veillant bien qu'une Europe qui ne sera plus à 15, mais qui sera à 20, à 25, voire peut-être un jour à 30, en veillant bien que cela ne défasse pas son modèle de civilisation, le modèle européen, qui est à la fois fondé sur la recherche de l'efficacité économique, la compétition mondiale dans la globalisation, mais aussi sur le respect d'une identité culturelle européenne, faite de la diversité des cultures, et aussi un héritage social, d'acquis sociaux, que nous n'avons pas envie de disperser au vent du large de la compétition.
PATRICK SIMONIN
Vous voudriez presque un traité social européen, c'est-à-dire vraiment considérer l'Europe, non pas comme une entité économique, mais comme vraiment une communauté.
LIONEL JOSPIN
Mais je trouvais d'ailleurs, moi, personnellement, que le mot de communauté européenne était superbe. J'ai un peu regretté si j'avais été aux responsabilités plus élevées, je n'aurais pas laissé faire ce glissement sémantique. Je pense que " communauté " portait plus des valeurs que " union ", si vous voulez. Alors gardons l'esprit d'une communauté, c'est-à-dire des politiques communes, un modèle économique et social équilibré, parce que c'est comme ça que les Français, comme les autres peuples, qui ont montré par le passage à l'euro, superbement réussi, qu'au fond ils étaient prêts à de nouvelles avancées européennes. Mais, c'est s'ils se rendent compte que l'Europe c'est : plus de croissance, moins de chômage, pas trop de tracas, une prise en compte des identités de chacun, une force déployée à l'échelle internationale, pas une force dominatrice, une force de dialogue, une force d'échange, parfois une force de générosité vis-à-vis du tiers-monde, c'est s'ils se rendent compte qu'il y a ce vrai dessein européen, et pas simplement une zone de libre-échange, qu'ils se sentiront toujours aussi français - comment oublier ce que nous sommes ? -, mais de plus en plus européens.
PATRICK SIMONIN
Merci, Lionel JOSPIN, d'avoir été l'invité de TV5. Peut-être une question simplement personnelle. " Le Point " titre ce matin " Cinq ans de haine ", en parlant, en vous voyant, vous et Jacques CHIRAC. C'est très loin de la réalité ?
LIONEL JOSPIN
Oui, ce mot ne convient, en aucune façon.
PATRICK SIMONIN
Merci d'avoir été sur le plateau de TV5, merci à vous de nous avoir suivis.
(source http://www.lioneljospin.net, le 18 mars 2002)