Interview de Mme Ségolène Royal, ministre déléguée à la famille, à l'enfance et aux personnes handicapées, à France 2 le 23 avril 2002, sur l'échec de Lionel Jospin au premier tour de l'élection présidentielle et la politique de la famille défendue par la gauche.

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Texte intégral

F. Laborde Nous allons revenir sur les raisons de l'échec de L. Jospin et sur la position des socialistes pour le deuxième tour de l'élection présidentielle et les élections législatives qui se préparent.
Les raisons de l'échec : est-ce qu'il y a eu une mauvaise évaluation des attentes du pays réel, est-ce qu'il y a eu une mauvaise politique, est-ce qu'il y a eu une mauvaise communication, est-ce qu'il y a eu les trois ?
- "Sans doute un peu de tout cela, mais ce qui est intéressant, c'est de comprendre les raisons profondes pour essayer de les surmonter. Les raisons profondes, c'est d'abord une crise des représentations politiques traditionnelles, puisqu'on voit bien que la droite parlementaire a finalement reculé, davantage même que la gauche, la dispersion des voix et l'abstention a fait le reste. Autrement dit, il y a eu un vote de mécontents, les Français nous ont dits que ça ne va plus. Le système politique sans doute est en retard par rapport à la mutation de la société française."
Est-ce qu'il y a aussi, de la part du Parti socialiste aujourd'hui, une capacité à l'autocritique ? On a beaucoup entendu un certain nombre de responsables dire que "le bilan est positif, on a bien travaillé, on n'a pas de regret à avoir de ce qu'on a fait" et, en même temps, il y a eu cet échec au bout...
- "Oui, il faut faire attention aussi à ne pas parler trop vite, pour ne pas non plus trouver des raisons qui n'en sont pas. On a été fiers de participer à ce Gouvernement, je crois que beaucoup de bon travail a été fait, mais il faut comprendre ce vote et en tirer la leçon, comprendre cette leçon. Je crois qu'aujourd'hui, il y a une forte exigence de l'électorat ; l'électorat attend, les Français attendent de leurs responsables politiques qu'ils donnent d'abord une image éthique, et je crois que globalement, tous les responsables politiques ont payé aussi cette dégradation du comportement éthique des institutions ou de ceux qui les représentent. Même ceux qui se sont bien comportés, finalement, ont été touchés par cette dégradation. Donc, il faut un vrai sursaut sur les comportements politiques éthiques et redéfinir ce qu'est l'engagement le sens de l'engagement en politique. Mais surtout, je crois que lorsque l'on travaille bien, on fait ce pourquoi on est là, donc on n'est pas remercié pour ça. Dont acte et, à la limite, c'est assez réconfortant finalement, c'est ça aussi l'éthique politique. En revanche, il faut être efficace sur tout le reste et donc, ce qui nous reste à faire aujourd'hui, au sein du Parti socialiste et de la gauche unie sous l'impulsion du premier secrétaire du Parti socialiste, à qui L. Jospin a transmis hier le flambeau - F. Hollande -, il faut redémontrer la capacité à convaincre pour être efficace. Nous ne sommes pas là pour reprendre le pouvoir, mais nous sommes là pour redéfinir des objectifs, pour convaincre et donc pour préparer l'alternance bien sûr. Le pouvoir n'est qu'au service d'un projet."
Est-ce que ça veut dire que cinq ans, c'est trop au fond et qu'au bout de cinq ans, il y a eu effectivement l'idée qu'il fallait peut-être changer d'orientation politique et changer de personnalités politiques ? Est-ce ça au fond que disent les Français ? Et est-ce que le PS est en train de se resituer davantage à gauche, on entend aujourd'hui la gauche du Parti socialiste dire "on ne parle plus de gauche plurielle, il faut parler de gauche unie"...
- "Il faut faire attention à ne pas être dans la cuisine politique. La gauche socialiste a raison de dire qu'il faut passer à la gauche unie, c'est-à-dire qu'il faut aujourd'hui rassembler l'ensemble des personnalités qui se sont dispersées dans plusieurs petits partis, c'est-à-dire avoir un maximum de candidats uniques au premier tour des élections législatives..."
Y compris avec les communistes éventuellement ?
- "Bien sûr, y compris parmi les communistes. Le Parti communiste a existé, a vécu en fonction d'une histoire qui est liée à la révolution industrielle puis à la résistance ; ces conditions historiques ont disparu et donc, le Parti communiste est obligé de redéfinir sa fonction et de s'allier aussi aux socialistes. Il y a de fortes personnalités. Regardez la maire de Nanterre, Mme Fraysse, regardez les ministres communistes qui ont été là, regardez R. Hue, ce sont des personnalités politiques de grande qualité et qui doivent rester en politique. Donc, il faut redéfinir avec eux la façon dont nous pouvons reconstruire une gauche unie. Mais je pense que le problème, pour répondre à votre question, ce n'est pas la durée des cinq ans ; la question est celle de la mutation profonde de la société française, nous changeons de civilisation et les Français sont inquiets parce qu'ils ne comprennent pas toutes les règles du jeu"
Dans ce gouvernement Jospin, vous vous intéressiez aux problèmes de société, vous avez été très attentifs à l'évolution d'un certain nombre de thèmes qui ne sont pas forcément chers à la gauche comme la famille... Est-ce que vous avez l'impression que vous avez été toujours suffisamment entendus ?
- "Je pense que nous devons réussir sur la question de l'intégration des jeunes, donc de la délinquance des mineurs, comme nous avons réussi sur la famille. Je crois par exemple que la suppression du service national pour un certain nombre de jeunes, pour des milliers de jeunes, a été un recul. Les jeunes qui n'ont pas eu la chance d'être cadrés dans une famille structurée, d'être sous une autorité bienveillante, lorsqu'ils venaient au service national, on luttait contre l'échec scolaire, on les restructurait dans un certain nombre de règles. Aujourd'hui, beaucoup de jeunes sont en déshérence, parce qu'ils n'ont pas eu l'autorité nécessaire dans la famille et à l'école. Ce problème là n'est pas insurmontable, mais il est crucial, parce qu'il pose la question de savoir comment le modèle français - qui fonctionne bien, la France est admirée à l'étranger -, a un certain nombre de ratés, en particulier pour ce qui concerne l'intégration des jeunes - et des jeunes de toutes origines."
Quand J.-L. Borloo dit que "plus que l'insécurité, c'est l'injustice qui fait que la gauche a perdu", est-ce qu'il n'a pas raison ?
- "Ce n'est pas la gauche qui a perdu, c'est le modèle politique traditionnel et c'est un modèle d'intégration française qui est en panne. J.-L. Borloo a raison, il dit beaucoup de choses intéressantes, parce que c'est, comme nous, un homme de terrain. Et je crois que ce qui manque et ce qui doit être construit, c'est la capacité d'une société à faire autorité pour intégrer les nouvelles générations et donc au Parti socialiste de faire appel à la diversité de ses talents. Je crois que c'est ça aussi qui a peut-être manqué : c'est l'utilisation de tous les talents qui sont à gauche, à la fois les talents des anciens, comme P. Mauroy, et les talents des jeunes et des nouvelles générations que l'on n'a pas vues dans cette campagne."
Au deuxième tour de la présidentielle, vous appelez à voter J. Chirac ? Vous dîtes qu'il ne faut prendre aucun risque, ne pas se retrouver, avec un deuxième tour où Le Pen est élu, comme on s'est retrouvé avec un premier tour avec un Jospin battu ?
- "Oui, là-dessus, notre position est claire : c'est de faire barrage au Front national, donc utiliser le seul moyen que nous avons pour faire barrage au candidat du Front national, pour qu'il fasse le score le plus faible possible. Alors, je vois un certain nombre de jeunes aujourd'hui qui manifestent ; c'est bien que les jeunes réagissent, mais en même temps, attention aussi à ne pas exploiter une sorte de filon de l'antifascisme. Il n'y a pas dans ce pays près de 20% d'électeurs fascistes, ça n'est pas vrai. Donc méfiez-nous des excès, ceux qui manifestent aussi vont peut-être aussi s'exonérer du fait de n'avoir pas voté. En tout cas, nous, nous ne tomberons pas dans ce piège, car nous devons d'abord comprendre ce message et recommencer à travailler."
(Source :Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 29 avril 2002)